B. 2018 SERA MARQUÉE PAR AU MOINS DEUX GRANDS DÉFIS
1. Deux négociations difficiles sont inscrites à l'agenda de 2018
Les mois qui viennent seront marqués, à la fois, par l'entrée dans la phase 2 des négociations sur le Brexit et par la définition du nouveau cadre financier pluriannuel (CFP) pour la période 2020-2026.
a) Le défi de l'unité des 27 pour la suite des négociations sur le Brexit
L'accord obtenu le 8 décembre dernier marquant la fin de la première phase de négociations sur le Brexit peut être considéré comme un réel succès pour l'Union. Ce résultat a été obtenu, d'une part, grâce à l'excellent travail du négociateur européen M. Michel Barnier, mais aussi à la préservation de l'unité des 27.
Cette unité pourrait cependant être éprouvée en 2018 dans la mesure où la phase 2 des négociations ne portera plus seulement sur des principes mais aussi sur les aspects les plus concrets de la relation entre Londres et l'Union européenne. Or, les États membres peuvent avoir, vis-à-vis des Britanniques, des intérêts économiques, commerciaux, politiques, ou sectoriels très différents, voire divergents. Ce risque, maintes fois évoqué par nos interlocuteurs bruxellois, est sans doute amplifié par le fait que les négociations à venir s'apparentent à un parcours d'obstacles.
LE PARCOURS D'OBSTACLES DES NÉGOCIATIONS À VENIR SUR LE BREXIT Ce ne sont en fait pas moins de trois négociations parallèles que l'Union européenne s'apprête à engager avec le Royaume-Uni. La première négociation porte sur l'accord de retrait . Cet accord doit être adopté à l'automne 2018. Il convient de noter que, pour la préparation de ce document, la pression des différents intérêts (notamment sectoriels) existant au sein des 27 se fait déjà sentir, dans la mesure où l'accord de retrait aura notamment pour objet de statuer sur le devenir des contrats en cours dans tous les domaines. La deuxième négociation portera sur la période transitoire. Le Conseil Affaires générales de fin janvier 2018 devrait adopter le mandat de négociations relatif à la période transitoire au cours de laquelle le Royaume-Uni continuera à appliquer l'ensemble de l'acquis communautaire (y compris la soumission aux décisions de la Cour de justice et la libre circulation des personnes) sans participer pour autant aux décisions européennes. Cette négociation parallèle à celle de l'accord de retrait pourrait être fragilisée par un éventuel refus par le Parlement britannique des conditions fixées pour cette forme de « vassalisation », qui est dans son contraire à l'esprit du Brexit 5 ( * ) . Même temporaire 6 ( * ) et bien qu'acceptée lors de l'accord du 8 décembre par Theresa May, cette période transitoire ne devrait donc pas manquer de tendre les négociations avec les responsables britanniques. L'Union européenne doit enfin négocier la nature de ses relations futures avec le Royaume-Uni. C'est en mars de cette année que le Conseil devrait adopter le mandat de négociations quant à ces futures relations. D'une façon générale, il faut souhaiter que l'Union européenne puisse maintenir son unité pour imposer au Royaume-Uni le principe d'un équilibre entre ses droits et ses devoirs. Or, la stratégie de négociation des Britanniques devrait probablement consister à obtenir des exceptions et des spécificités pour les différents domaines d'activités, en jouant pour y parvenir sur les divergences d'intérêts entre les États membres. Dans son contenu, cet accord devra notamment parvenir à : - décider de la nature du lien commercial entre les deux parties (ce sera probablement la partie centrale de l'accord) ; - assurer la continuité d'un certain nombre de politiques et d'activités pour lesquelles les interdépendances sont très fortes (transport aérien, pêche, énergie nucléaire, sécurité, etc.) ; - assurer le respect par le Royaume-Uni d'une forme de loyauté concurrentielle vis-à-vis de l'Union 7 ( * ) ; - définir l'architecture d'ensemble de la nouvelle relation, et notamment sa gouvernance (mise en place d'institutions, de mécanismes de règlements des différents...) ; - et enfin régler le problème de la frontière irlandaise. |
De notre mission à Bruxelles, nous retenons quatre éléments principaux sur ces sujets :
- tout d'abord, tous les responsables et observateurs rencontrés estiment que le Brexit aura bien lieu ;
- en revanche, la probabilité est loin d'être nulle que le retrait du Royaume-Uni se fasse en fait sans accord 8 ( * ) sur les relations futures . L'estimation de ce risque à 25 % semble réaliste et la Commission européenne travaille aujourd'hui effectivement à la rédaction des textes qui devraient s'appliquer en ce cas ;
- c'est la question irlandaise qui, par son caractère aujourd'hui difficilement soluble, pourrait être la cause de ce no-deal 9 ( * ) . Nos échanges sur ce sujet nous ont rappelé, si besoin était, la force de la charge politique et émotionnelle de la question irlandaise ;
- et enfin, la complexité et l'imprévisibilité des négociations sur le Brexit tiennent à la conduite des trois négociations en parallèle, et à leurs interdépendances, ce qui multiplie les risques de divergences entre les 27 sur tel ou tel aspect.
Dans le cas où les négociations aboutiraient, l'un de nos interlocuteurs nous a toutefois rappelé que, compte tenu des délais extrêmement contraints, l'accord sur les relations futures se rapprochera probablement des modèles existants 10 ( * ) .
b) L'équation très tendue du nouveau cadre financier pluriannuel (CFP) pour la période 2020-2026
L'année 2018 s'annonce aussi comme celle de la négociation du cadre financier pluriannuel de l'Union européenne. S'il est dans la nature de ces négociations d'être particulièrement laborieuses, rappelons toutefois que celle du CFP 2014-2020 avait atteint un niveau de tension sans précédent, un accord ayant pu être arraché in extremis grâce à l'habilité 11 ( * ) d'Herman Van Rompuy, alors président du Conseil européen. S'agissant du CFP 2020-2026, il ressort de nos entretiens que la situation est aujourd'hui assez ambivalente.
D'un côté, l'équation du nouveau CFP semble être d'une difficulté absolument inédite dans la mesure où le budget européen est confronté à un besoin de financement supplémentaire qui pourrait être compris entre 20 et 24 milliards d'euros par an . Cette situation s'explique par la conjonction de deux besoins d'importance équivalente : à savoir, la compensation de la perte de la contribution britannique à l'Union européenne 12 ( * ) et le financement de nouvelles priorités de l'Union 13 ( * ) (en particulier en matière de migrations, de sécurité et de défense 14 ( * ) ).
La conjoncture politique pourrait aussi compliquer doublement les négociations. Tout d'abord, la situation allemande conduit le Conseil européen à n'engager les discussions sur le CFP qu'à compter du mois d'avril 2018 alors que celles-ci auraient dû en principe débuter en janvier. Cette période réduite ne sera sans doute pas de nature à simplifier la progression vers un compromis. Ensuite, la perspective des élections européennes de juin 2019 pourrait faire du budget européen un enjeu de la campagne. C'est pour cette raison que la Commission européenne souhaite vivement qu'un accord aboutisse avant le printemps 2019, ce qui tend encore davantage le calendrier des négociations.
En revanche, et d'un autre côté, la préparation du CFP 2020-2026 s'accompagne d'un certain nombre de signes encourageants, si on la compare aux négociations précédentes. Ainsi, le projet d'accord de coalition discuté à ce jour en Allemagne envisage-t-il explicitement une augmentation de la contribution allemande au budget de l'Union, ce qui est inédit comme position d'entrée dans la négociation. De même, le Président Macron a indiqué qu'il n'était pas fermé a priori à des discussions sur l'amélioration de l'efficacité et éventuellement sur le coût de la politique agricole commune. Sur ce dernier point notre délégation a toutefois rappelé à ses interlocuteurs avec force la position officielle de notre pays d'opposition à un cofinancement des paiements directs.
Au final, entre équation impossible et signes d'ouverture, nous retenons plusieurs éléments de notre mission à Bruxelles :
- le compromis sur CFP 2020-2026, sera probablement le résultat d'un effort sur trois paramètres : une augmentation du budget de l'Union qui représenterait entre 1,1 et 1,2 % du PNB européen 15 ( * ) , une augmentation de la contribution des États membres et des économies réalisées sur les politiques actuelles ;
- en revanche, le dégagement de nouvelles ressources propres ne semble aujourd'hui pas mûr pour constituer une solution dès 2020 ;
- les arbitrages budgétaires seront effectués selon le critère de la « valeur ajoutée européenne » des différentes politiques, maître-mot qui s'est imposé en quelques mois ;
- l'évolution de la situation pourrait aussi déplacer quelque peu les lignes traditionnelles : les pays de l'est de l'Europe devraient être moins bénéficiaires des fonds structurels du fait du progrès réalisé par leurs économies, tandis que les pays contributeurs nets n'auront plus à supporter la charge du « rabais britannique » 16 ( * ) ;
- enfin, dans cette modification des équilibres, la question a pu se poser de la position de la France vis-à-vis de la PAC dans la mesure où notre pays tend à devenir contributeur net (et non plus bénéficiaire) au regard de cette politique. Les échanges que nous avons eus à Bruxelles nous ont cependant clairement rappelé que la politique agricole commune demeure, et de très loin, celle sur laquelle le retour français est le plus favorable , relativement aux autres domaines d'actions communautaires.
Le Brexit et le budget de l'Union constituent donc deux défis clairement identifiés susceptibles, chacun en ce qui le concerne, d'éprouver l'Union européenne en 2018. Ils ne sont néanmoins pas les seuls.
2. D'autres risques plus diffus pour l'Europe en 2018
a) Les risques de « réactions en chaîne » entre les grands dossiers européens
La conduite parallèle de plusieurs négociations au cours de l'année 2018 présente le risque de ce que M. Léglise-Costa n'a pas hésité à appeler une « embolisation » réciproque des différents dossiers, c'est-à-dire le blocage de certaines négociations du fait de difficultés rencontrées sur d'autres négociations, alors qu'elles sont techniquement sans rapport entre elles. Ce risque existe déjà entre les trois discussions relatives au Brexit ainsi qu'entre celles-ci et la négociation budgétaire. Mais un autre dossier pourrait l'aggraver, à savoir la réforme européenne du droit d'asile. La discussion de cette réforme débutera au Conseil européen de juin 2018, c'est-à-dire après les élections italiennes (en mars) et hongroises (en avril). L'objectif largement partagé est d'éviter que ne se reproduise une crise telle que celle de l'été 2016. À défaut d'une reconnaissance mutuelle des règles nationales d'octroi du droit d'asile 17 ( * ) , deux principes pourraient être retenus par le Conseil européen :
- d'une part, une exigence générale de solidarité, c'est-à-dire d'une participation (sous différentes formes décidées librement par l'État membre) à l'accueil des migrants notamment en période de crise migratoire ;
- et d'autre part, la mise en place de mécanismes pérennes et obligatoires de relocalisation des migrants dans les différents États membres en cas de nécessité. À ce stade, les pays d'Europe centrale et orientale confirment leur posture d'opposition à chacun de ces deux éléments. Le risque d'embolisation lié au dossier du droit d'asile réside notamment dans le fait qu'il entretient le clivage entre l'est et l'ouest de l'Europe, déjà potentiellement sensible dans la discussion sur le Brexit 18 ( * ) et sur le CFP 2020-2025. 19 ( * )
Comme pour le dossier budgétaire, les échanges que nous avons eus à Bruxelles nous ont permis d'apprécier les facteurs de risques mais aussi d'opportunités qui pourraient exister dans la discussion sur le droit d'asile. Il n'est tout d'abord pas impossible que la position de certains pays de l'est de l'Europe évolue, à l'instar des pays baltes il y a quelques années 20 ( * ) . En outre, indépendamment des quotas de relocalisation obligatoires, des progrès pourraient au moins être recherchés sur la question de la solidarité.
Toutefois, sur ce dossier comme sur les autres, le spectre des élections européennes de juin 2019 pourrait aboutir à une polarisation des opinions publiques qui bloquerait toute avancée.
b) Le piège d'une autosatisfaction coupée de l'attente des peuples
Au-delà des dossiers particuliers inscrits à l'agenda de 2018, nous avons aussi perçu l'existence d'un autre risque, celui d'un assoupissement des institutions européennes.
Le contraste est en effet saisissant entre les débats qui animaient les institutions il y a encore un an et l'atmosphère d'aujourd'hui. Confrontées à une succession des crises, les institutions européennes avaient engagé en 2015 une large réflexion sur la refondation ou, tout le moins, la réforme du fonctionnement de l'Europe. Or, désormais, le regain d'optimisme des acteurs européens donne le sentiment que la nécessité de ces réformes ne serait plus de mise. À la Commission européenne comme au Conseil, l'option d'une réforme des traités s'est encore éloignée et on insiste surtout sur ce qu'il est possible de réaliser en maintenant le statu quo à la fois quant aux textes et quant aux rôles des différentes institutions. Comme si l'ardente obligation de la refondation s'était éloignée avec les crises, chacun n'aspirant qu'au retour à ses habitudes.
Cette idée a été clairement développée par M. Karel Lannoo directeur général du CEPS, mais elle n'a pas été contredite par ce que nous avons perçu de nos autres interlocuteurs.
Il nous semble toutefois que cette tendance au statu quo ante présente un risque réel dans la mesure où la satisfaction affichée par les décideurs européens ne correspond sans doute pas aux sentiments des peuples.
Dans le meilleur des cas, les crises ont créé des exigences nouvelles vis-à-vis des institutions européennes, ce qui les oblige sans doute à améliorer encore leur fonctionnement. Quant aux rejets de la construction européenne actuelle, force est de constater que le résultat des élections néerlandaises et françaises de 2017 n'y ont pas mis fin. Au-delà des interrogations sur le nouveau gouvernement autrichien qui prendra la présidence de l'Union dans quelques mois, les élections européennes de juin 2019 apparaissent comme des plus incertaines. En fait, l'exigence d'une réflexion en profondeur sur la refondation de l'Union européenne nous semble toujours d'actualité.
Enfin, lorsqu'on examine la façon dont l'Europe abordera les défis qui se trouvent devant elle en 2018, un élément majeur nous est apparu lors de nos échanges à Bruxelles. Il s'agit du rôle nouveau joué par le Conseil européen. Il est en effet frappant que, depuis ces dernières années, les chefs d'État et de gouvernement privilégient le consensus, non seulement dans l'adoption de leurs propres conclusions - ce qui est la règle prévue par les traités - mais qu'ils les imposent parfois aussi aux discussions des ministres lorsqu'ils légifèrent au sein du Conseil de l'Union. Ceci vaut même lorsque les traités prévoient des votes à la majorité qualifiée 21 ( * ) .
Nous retenons, en particulier d'un échange que nous avons eu avec plusieurs praticiens des institutions européennes, que cette règle du consensus peut avoir des effets contradictoires sur la capacité de l'Europe à prendre des décisions. Dans certains cas, le consensus permet de conforter l'unité des États membres 22 ( * ) , mais dans d'autres hypothèses il peut aboutir à un blocage des décisions. Brexit, CFP, droit d'asile... : l'année 2018 sera sans doute riche d'enseignements quant au bon usage du consensus entre les dirigeants européens.
* 5 Motivé par une volonté de reprise de l'entièreté de la souveraineté nationale vis-à-vis de Bruxelles.
* 6 Cette période ne devrait pas durer au-delà du 31 décembre 2020.
* 7 Aussi appelée le « level playing field ».
* 8 C'est l'option du no deal .
* 9 La proposition britannique d'un « alignement réglementaire » de l'Irlande du Nord et donc de l'ensemble du Royaume-Uni lui permettant un accès au marché intérieur paraît en effet à la fois flou, peu réaliste et inacceptable dans son principe.
* 10 À savoir un accord de type UE-Norvège, UE-Suisse ou UE-Canada sous la forme d'un accord d'un « CETA+/-» selon la formule de Michel Barnier.
* 11 C'est bien le moins que l'on puisse dire.
* 12 10 à 12 milliards d'euros.
* 13 Elles aussi évaluées entre 10 à 12 milliards d'euros.
* 14 À ce stade d'autres priorités sont aussi mises en avant, telles que l'innovation (notamment suite à la proposition d'une agence « des innovations de rupture » faite lors du discours de la Sorbonne).
* 15 Selon la formule de l'un de nos interlocuteurs, le budget européen sera donc porté à « 1,1x % » toute l'interrogation portant sur la détermination de ce « x ».
* 16 La situation est toutefois plus compliquée s'agissant des pays très contributeurs (Allemagne, Suède, Finlande, Pays-Bas, Autriche) qui pourraient subir les conséquences de la suppression de leur « rabais sur le rabais ».
* 17 Plus modestement, l'Union tente aujourd'hui de promouvoir une certaine harmonisation, nécessairement progressive, des critères nationaux.
* 18 Très attachés à l'Alliance atlantique, les pays de l'est de l'Europe ont jusqu'à maintenant affiché une certaine compréhension vis-à-vis du Royaume-Uni dans le débat sur son retrait et l'on sait que Londres est bien décidé à en jouer.
* 19 Au-delà de la question des migrations, la ligne de partage est-ouest recoupe aussi largement la distinction entre pays bénéficiaires et les pays contributeurs nets au budget européen.
* 20 En particulier lorsqu'ils ont réalisé qu'il était difficile de ne pas être solidaires vis-à-vis de migrations méditerranéennes si l'on craignait peut-être un jour d'avoir à demander l'aide de l'Europe en cas d'afflux de populations venant par exemple de Russie ou d'Ukraine.
* 21 Comme c'est le cas par exemple en matière d'immigration et d'asile.
* 22 Avec une certaine souplesse, dans la mesure où consensus ne signifie pas unanimité puisque les États qui s'abstiennent participent du consensus.