EXAMEN EN COMMISSION
Mardi 23 mai 2017, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, a procédé à l'examen du rapport de MM. Xavier Pintat et Jeanny Lorgeoux sur le thème « La modernisation de la dissuasion nucléaire ».
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - J'invite Xavier Pintat et Jeanny Lorgeoux, co-présidents du groupe de travail sur « La modernisation de la dissuasion nucléaire », à présenter leur rapport d'information.
M. Xavier Pintat, co-président du groupe de travail « La modernisation de la dissuasion nucléaire ». - Le Président de la République nouvellement élu et la nouvelle ministre des armées vont être très vite confrontés à des décisions importantes. La modernisation des outils de la dissuasion nucléaire, sur laquelle repose la garantie ultime de notre sécurité et de notre souveraineté, en fait partie. Elle représente un défi technologique, financier et humain. Échouer dans cette entreprise, manquer les grands rendez-vous que je vais vous présenter dans un instant exposerait notre pays à une menace sans précédent.
Mon collègue Jeanny Lorgeoux et moi-même avons divisé notre intervention en deux parties, qui permettront de vous résumer notre rapport, fruit de quatre mois d'auditions et de plusieurs déplacements sur des sites militaires et industriels, y compris en Grande-Bretagne, où nous avons eu un très haut niveau d'accès à l'information. Je veux remercier de leur participation active nos collègues André Trillard, Pascal Allizard et Claude Haut.
En 2012, j'avais co-présidé, avec Didier Boulaud, un groupe de travail sur le sujet, dont les travaux avaient abouti à la rédaction d'un rapport. Si le rapport que nous vous présentons aujourd'hui est volumineux, c'est que nous l'avons voulu précis et pédagogique.
Je vais vous expliquer ce que nous entendons par « modernisation » et quel en sera le coût. Jeanny Lorgeoux vous démontrera la nécessité absolue de ce programme de modernisation dans un contexte géostratégique dégradé.
Tout d'abord, le renouvellement des capacités françaises à court et à long terme est fondamental pour la crédibilité de notre dissuasion.
Les grands rendez-vous que nous avons identifiés se situent tous autour de 2033 et 2035 - ce sont les dates clefs - avec la mise en service du sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) de troisième génération et du missile balistique M-51.4 s'agissant de la composante océanique, du successeur des missiles air-sol moyenne portée améliorés - ASMPA - et une éventuelle évolution de notre flotte de porteurs s'agissant de la composante aéroportée. Les décisions d'investissement les plus significatives devront être prises dès la prochaine loi de programmation militaire, car la dissuasion se pense dans le temps long : il faut une quinzaine d'années pour construire un sous-marin et dix à douze ans pour un système d'armes.
Prenons ces systèmes dans l'ordre.
Premièrement, pour le remplacement des SNLE en service, le choix a été fait de s'orienter vers un navire de troisième génération compatible avec les infrastructures existantes et, en conséquence, de renoncer, à ce stade - j'insiste sur cette expression -, au développement d'une nouvelle génération de missiles plus volumineux. Nous avons retenu une évolution souple du missile M-51, qui pourra s'adapter au besoin par incréments successifs.
Suivant cette logique, les SNLE actuels ont été progressivement adaptés depuis 2010 pour recevoir le missile M-51. Cette adaptation s'achèvera à la mi-2019, les travaux sur le dernier sous-marin étant en cours. À la fin de la décennie, l'ensemble des SNLE seront en mesure d'emporter des missiles M-51.2 équipés de la nouvelle tête océanique, la TNO. Ainsi, la France aura terminé le grand cycle de renouvellement complet de ses forces engagé depuis 1995. Parallèlement, au cours de la prochaine décennie seront mis en service, avec un peu de retard, les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) Barracuda à propulsion nucléaire, qui appartiennent à la force océanique stratégique, mais qui exercent des missions duales : ils peuvent être utilisés pour la protection des SNLE et pour des missions conventionnelles.
Au-delà de ce cycle, le remplacement des SNLE par une nouvelle génération de sous-marins a été décidé.
Les études de dimensionnement ont conduit à proposer un navire de format compatible avec les infrastructures de l'Île Longue, de Cherbourg et de Brest et tenant dans l'enveloppe financière arrêtée au sein du conseil des armements nucléaires. Son tonnage sera très proche de celui des sous-marins actuels, car il emportera un missile dérivé du M-51. Cette décision a été rendue publique par le Président de la République à Istres en février 2015.
Quatre sous-marins devront être mis en chantier pour assurer la permanence à la mer d'au moins un sous-marin en patrouille, une posture que la France assure sans discontinuité depuis quarante-cinq ans et qui conditionne la crédibilité de la dissuasion dans la mesure où le Président de la République est assuré à tout moment d'une capacité de « frappe en second ».
L'objectif consiste à maintenir l'invulnérabilité de nos sous-marins face à l'évolution de la menace, ce qui conduit principalement à améliorer leur discrétion acoustique et leur furtivité, leurs capacités de détection sonar, leur système de navigation, les moyens de transmission et la résilience en matière de cybersécurité en mer et à quai. On ajoutera que l'augmentation de la portée du missile participe à la sécurité du sous-marin, qui peut se diluer dans un périmètre plus vaste.
Le programme est passé au stade d'élaboration en novembre 2016. Sa réalisation pourrait débuter en 2020, avec un objectif d'admission en service actif à l'horizon 2033. Un parc homogène est attendu d'ici à 2048 et un retrait du service pour le dernier des quatre futurs SNLE serait envisagé vers la fin des années 2080, ce qui nous place dans une perspective longue.
La durée de vie des SNLE actuels avait initialement été fixée à trente-cinq ans, pour un désarmement du premier SNLE en 2029. Une extension de trois années est à l'étude. Il faudra que le premier bâtiment de la nouvelle série soit prêt à entrer en service lors de la fin de vie du Triomphant, au début de la décennie 2030. Nous espérons que le retard observé sur le calendrier des livraisons des SNA ne réduira pas à l'excès les marges de sécurité nécessaires à la mise en oeuvre de ce programme. En effet, les bâtiments sont fabriqués dans la même enceinte industrielle.
En ce qui concerne la modernisation des missiles, pour la composante océanique, le missile M-51 est déployé sur chacun des SNLE. Depuis le début de l'année 2017, l'ensemble des SNLE dans le cycle opérationnel peuvent recevoir le missile M 51-2 équipé de la nouvelle tête nucléaire océanique, la TNO. Le quatrième est en carénage et en cours d'adaptation. Cette opération marquera le retrait du service du M-45, dont le démantèlement va pouvoir débuter.
Le missile M-51.3 poursuit son développement, avec une mise en service opérationnelle prévue en 2025. Une version M-51.4 est attendue dans les années 2030, toujours selon une logique incrémentale. Cette génération de missiles est compatible avec le futur SNLE 3G.
En ce qui concerne la composante aéroportée, le programme de rénovation à mi-vie du missile aéroporté, l'ASMPA, est en cours de réalisation depuis 2016, avec une mise en service opérationnelle à partir de 2022, pour traiter certaines obsolescences et maintenir le niveau de performance opérationnelle du missile en pénétration et en précision. Ce programme anticipe l'évolution des défenses adverses à moyen terme. Il est escompté que cet ASMPA-R - « R » signifiant ici « rénové » - permettra de garder la supériorité technologique, au moins jusqu'en 2035.
À l'horizon 2035, une évolution plus ambitieuse se dessine. La durée de vie de l'ASMPA conduira à son retrait du service aux alentours de cette date et à son remplacement. Au regard des évolutions des défenses adverses - menace air/air, chasseurs de cinquième génération, prolifération des défenses de type S400/500 et des radars multifréquences, capacité de manoeuvrabilité des intercepteurs en phase terminale... -, le lancement du programme d'ensemble air-sol nucléaire de quatrième génération est impératif pour maintenir la crédibilité et l'efficacité de la composante aéroportée à l'horizon 2040 et disposer d'un niveau de performances et d'évolutivité optimal jusqu'en 2070, à un coût maîtrisé. Un premier jalon a été franchi en novembre 2016. Ce projet nécessitera une approche globale du système d'armes et des différentes composantes de la mission - tête, missile, porteur, moyen d'accompagnement, communications, infrastructures -, pour en optimiser l'intégration et la performance d'ensemble : une véritable rupture technologique est envisagée avec l'avènement des systèmes de type hypersonique, c'est-à-dire capables d'évoluer à une vitesse supérieure à Mach 5, ce qui n'est pas facile à faire. Des programmes d'études en amont ont été engagés sur la furtivité et la vélocité. Ils devront être poursuivis et confortés, le cas échéant, par la réalisation de démonstrateurs, afin de répondre aux exigences nouvelles en termes de pénétration des défenses adverses.
Cela nous amène à la question des porteurs. En effet, le choix d'un missile hypervéloce supposerait une taille supérieure et pourrait rendre nécessaire un changement de plateforme ou une modernisation substantielle de l'actuel porteur. Un compromis vitesse-furtivité pourrait être trouvé, sans passer directement tout à fait à l'hypersonique, pour conserver le porteur actuel, tout en garantissant un niveau de performance suffisant. Ce débat n'est pas tranché. Il est porteur d'enjeux importants pour les forces armées. Toutefois, les échéances de décision ne pourront pas être reculées, en raison des progrès extrêmement rapides observés sur les systèmes de défense adverses, qu'il s'agisse des radars, des systèmes de commandement ou des intercepteurs. Ce débat montre que l'accélération du progrès technique pourrait obliger à une plus grande flexibilité dans un domaine où, traditionnellement, les cycles de développement imposent une planification rigoureuse et à très long terme.
En attendant, le plus urgent est de finaliser l'homogénéisation de la flotte de chasseurs et de poursuivre le renouvellement de la flotte de ravitailleurs.
Le retrait progressif des Mirage 2000 N au profit des Rafale, entamé en 2011, sera effectif en 2018. Il portera les capacités d'allonge et de pénétration des défenses adverses au meilleur niveau accessible et permettra le regroupement des deux escadrons d'avions de combat des forces aériennes stratégiques sur la base de Saint-Dizier.
Pour les ravitailleurs, la loi de programmation militaire actuelle a engagé le renouvellement de la flotte. Sont prévus 12 MRTT « Phénix », dont le premier exemplaire arrivera dans l'Armée de l'air le 1er octobre 2018. Les MRTT remplaceront progressivement les 14 C135, qui sont usés jusqu'à la corde et doivent être remplacés urgemment en raison de leur coût d'entretien et des risques d'indisponibilité, mais aussi les 5 Airbus A310/340 de l'escadron Estérel qui assurent actuellement le transport des personnels des armées et certaines évacuations sanitaires, soit 12 avions en remplacement de 19. Le programme d'acquisition prévoit la livraison d'un, puis de deux appareils par an jusqu'en 2025.
Appareil multirôle et polyvalent, le MRTT « Phénix » assurera donc, outre les missions de ravitaillement en vol, des missions de transport de personnel ou de fret à longue distance et d'évacuation sanitaire lourde. Compte tenu des nouveaux besoins opérationnels et de la vétusté du parc actuel. Nous craignons que ce chiffre ne soit insuffisant, et qu'il faille en acquérir au moins un de plus, compte tenu de leur engagement important en OPEX. Accélérer le rythme de livraison des MRTT permettrait, en outre, de mieux maîtriser les risques qui pèsent sur la disponibilité des C135 et de sécuriser une transition longue, prévue sur sept à huit ans jusqu'en 2025. Cette transition concerne les équipements mais aussi les équipages et les mécaniciens, qu'il faut former et entraîner. Elle concerne aussi l'adaptation des infrastructures opérationnelles et aéroportuaires des bases d'Istres, d'Avord et d'Évreux. Pour la base d'Istres, il s'agit d'un chantier majeur.
Enfin, il me faut évoquer la modernisation de la « troisième composante », que l'on oublie souvent : celle des transmissions.
Comme les deux premières composantes, les systèmes de transmission sont continuellement adaptés et renouvelés, dans une logique de stricte suffisance. L'ensemble des éléments font l'objet de programmes d'investissements dont la mise en oeuvre opérationnelle s'échelonne de 2020 à 2025 pour le plus important. Ces investissements consentis pour assurer la rénovation et renforcer la cybersécurité permettront d'en maintenir le haut niveau de service, quelles que soient les circonstances et les agressions potentielles entre 2020 et 2040. Des études amont sont conduites, visant à améliorer les performances des systèmes d'émission et de réception à très basses fréquences, ainsi que la résilience et la robustesse des architectures dans ce domaine.
Pour être tout à fait complet, même si les enjeux financiers sont moindres, une attention vigilante doit également être apportée à la sécurité des installations - notamment contre les risques d'intrusion physique ou cyber - et à leur sûreté compte tenu de la sensibilité des matériaux nucléaires. Tous ces éléments contribuent à asseoir la crédibilité interne et externe de la dissuasion.
Après ce tour d'horizon de l'ensemble des programmes de modernisation qu'il nous faudra mener, et l'on voit combien ils sont lourds et importants, je voudrais en venir à leur aspect financier et au calendrier.
Pour être à l'heure des grands rendez-vous associés au renouvellement des principaux matériels de la dissuasion à l'horizon 2035, les décisions d'investissement les plus significatives doivent être prévues dans la prochaine programmation militaire : d'une part, le lancement de la réalisation du SNLE 3G, à effectuer en 2020, et du M-51.4, en 2022 ; d'autre part, des choix structurants pour le renouvellement de la composante aéroportée, concernant le concept de missile et les incidences éventuelles de celui-ci sur l'aéronef porteur.
La projection des besoins de la dissuasion fait apparaître la nécessité, à l'horizon 2025, d'une augmentation d'un peu plus de 50 % par rapport à 2017 du volume de crédits de paiement, qui s'établit actuellement à 3,9 milliards d'euros, de façon à atteindre 5,5 à 6 milliards d'euros à valeur constante. Cette augmentation devrait être quasi linéaire sur la prochaine décennie, en fonction d'un calendrier très contraint eu égard aux indispensables marges de sécurité.
La trajectoire financière de la modernisation de la dissuasion prévue d'ici à 2025 ne sera soutenable qu'à deux séries de conditions. Les premières tiennent au budget de la défense dans son ensemble, dont il s'agit d'assurer la remontée en puissance d'ensemble. De ce point de vue, l'augmentation de ce budget à 2 % du PIB d'ici à 2025, telle qu'elle est promise par le nouveau Président de la République, serait satisfaisante.
Les secondes conditions concernent le « tuilage » des dépenses de la dissuasion entre elles et avec les dépenses requises pour les forces conventionnelles, afin de prévenir d'éventuels effets d'éviction, encore que le terme puisse être discutable et discuté, compte tenu du caractère dual des capacités mises en oeuvre par les forces stratégiques ; je pense notamment au Rafale et aux ravitailleurs, mais pas uniquement.
La bonne marche d'exécution des programmes nucléaires sur la prochaine décennie supposera une organisation spécifique du rythme des dépenses du budget de la défense au titre de l'opération stratégique « dissuasion » - il me semble que les parlementaires auront là un grand rôle à jouer. Il s'agit de cadencer convenablement le renouvellement parallèle des deux composantes, océanique et aéroportée, et, parallèlement, de préserver une « base » budgétaire, destinée à l'exploitation et au maintien en condition opérationnelle.
La soutenabilité de la hausse des besoins en la matière impliquera également de veiller à une articulation optimale entre le budget de la dissuasion et celui des forces conventionnelles. Cela suppose, à nos yeux, que la remontée en puissance d'ensemble soit rapidement et puissamment mise en oeuvre, de façon à sanctuariser les échéances obligatoires et indispensables au maintien de notre capacité à dissuader.
Le chantier de la modernisation de notre dissuasion demandera à la Nation des efforts financiers, humains et technologiques, mais aussi des efforts politiques, pour soutenir des programmes complexes dans des délais exigeants. C'est, bien sûr, possible : nous avons les instruments de programmation, la base industrielle, le capital humain pour que tout se déroule de manière à assurer la permanence de notre dissuasion dans le cadre d'une stricte suffisance. Cependant, cette dernière impose également que la volonté politique soit sans faille, faute de quoi l'ensemble de l'architecture risque d'être mis en péril.
Je laisse la parole à mon collègue, Jeanny Lorgeoux, pour vous démontrer que cette modernisation est indispensable et que la reporter ou l'ajourner mettrait en péril la sécurité nationale de manière sérieuse et sans doute irréversible.
M. Jeanny Lorgeoux, co-président du groupe de travail sur « La modernisation de la dissuasion nucléaire ». - Je remercie Xavier Pintat de son intervention très éclairante. Il vous a présenté les enjeux techniques, calendaires et financiers de la modernisation de la dissuasion nucléaire. Permettez-moi d'en exposer brièvement la pertinence conceptuelle au regard de la dégradation du contexte géopolitique mondial et de l'apparition de menaces nouvelles.
Je voudrais tout d'abord rappeler devant vous que l'impératif de modernisation s'inscrit dans la continuité de la stratégie de dissuasion française conduite depuis plus de cinquante ans. Cela a été affirmé par des précurseurs sous la IVe République, puis, avec encore plus de force, par le général de Gaulle : pour être exercée « à tout moment et en toutes circonstances », la dissuasion repose sur notre capacité à renouveler constamment les technologies, les compétences, les organisations, mais également la volonté nationale, sans lesquelles il n'est pas de défense forte et crédible.
La crédibilité est en effet au coeur de la doctrine française de dissuasion. Jamais entamée depuis les années soixante, cette crédibilité repose sur trois piliers.
Premièrement, une volonté nationale sans faille, incarnée par le chef des armées, bien sûr, mais également par le Parlement, qui, par son action législative - je pense à son rôle dans l'élaboration et le vote des lois de programmation militaire et des lois de finances annuelles, mais également par son action d'information des citoyens -, porte l'effort national de défense. Cela se traduit par un soutien de l'opinion publique jamais démenti depuis les débuts de la dissuasion, comme le montre un récent sondage de mars 2017, qui révèle l'attachement de 72 % des Français à la dissuasion comme garantie de la défense nationale. Ce sondage révèle également que 60 % des Français estiment que les capacités actuelles doivent être maintenues et modernisées, ce qui montre que les travaux de la commission entrent en résonnance avec une véritable attente démocratique.
Deuxièmement, la crédibilité repose également sur des forces d'élite, opérationnelles à tout moment et en toutes circonstances : cette excellence seule permet la permanence, pilier de la dissuasion. La crédibilité de la dissuasion est renforcée par le choix français d'une complémentarité entre composantes aéroportée et océanique, qui offre au chef des armées la possibilité d'une réponse flexible et adaptée à la menace. Cette complémentarité repose sur des systèmes d'armes sophistiqués, dont la fiabilité est reconnue et qui sont dimensionnés pour respecter la posture française de stricte suffisance, réaffirmée par François Hollande à Istres. J'ajouterai que ces forces sont taillées selon ce principe et qu'elles sont, pour des raisons autant opérationnelles que financières, les plus imbriquées possibles dans nos armées. Ce sont les mêmes équipages, sur les mêmes avions de combat, qui arment les forces aériennes stratégiques, les FAS, ou la Force d'action navale nucléaire, la FANu, et qui tirent des SCALP dans des opérations conventionnelles ou assurent des missions de défense aérienne du territoire national. La dualité est un principe structurant de notre modèle complet d'armée.
Troisièmement, et enfin, la crédibilité de notre dissuasion repose sur des capacités technologiques et industrielles souveraines, en mesure de forger les outils nécessaires. Cet écosystème d'excellence de la dissuasion n'est viable que si nous parvenons à maintenir des compétences clefs - DCNS seul compte des centaines de compétences « orphelines », c'est-à-dire qui ne trouvent une application industrielle que dans la dissuasion - et un effort de recherche et développement soutenu. Sur le long terme, son maintien dépend d'une capacité d'anticipation des menaces et des évolutions technologiques qui alimente des programmes robustes, financés et soutenables dans le temps long. L'excellence de notre industrie nationale d'armement, sa capacité à être un leader mondial à l'export et sa contribution à la richesse de la Nation dépendent en partie de l'impératif d'assumer la charge lourde, mais ô combien stimulante, des programmes liés à la dissuasion.
Ces trois piliers assurent la crédibilité de la dissuasion française. Pourtant, avec la fin de la Guerre froide, plusieurs voix ont questionné jusqu'à sa pertinence et son utilité. La « fin de l'Histoire » était également celle des conflits entre États : la dissuasion devenait obsolète et sa suppression pouvait venir alimenter les « dividendes de la paix »... La décennie quatre-vingt-dix a d'ailleurs été marquée par des progrès certains en termes de désarmement. La France y a participé de façon exemplaire : elle est le premier État, avec le Royaume-Uni, à avoir signé et ratifié le traité d'interdiction complète des essais nucléaires en 1996 ; le premier État à avoir décidé la fermeture et le démantèlement de ses installations de production de matières fissiles à des fins explosives, faisant désormais reposer la dissuasion sur un stock limité de matière nucléaire ; le seul à avoir démantelé, de manière transparente, son site d'essais nucléaires situé dans le Pacifique et à limiter ses expérimentations à la seule simulation d'essais ; le seul à avoir démantelé entièrement ses missiles nucléaires sol-sol ; le seul, enfin, plus récemment, à avoir réduit volontairement d'un tiers le nombre de ses sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, puis de ses forces aériennes stratégiques. Fidèle à sa posture stratégique de stricte suffisance, la France s'est engagée sur la voie du désarmement de manière résolue, en conformité avec ses engagements dans le cadre du traité sur la non-prolifération, le TNP, mais sans naïveté et de manière pragmatique.
En effet, le contexte international actuel et les progrès des technologies d'armement nous invitent à ne pas baisser la garde, mais au contraire à moderniser nos outils de dissuasion pour maintenir leur crédibilité. Dans le cadre de la stricte suffisance, où la quantité des systèmes est maintenue à son niveau le plus bas, ne pas avoir la meilleure qualité, c'est ne plus dissuader.
La modernisation de notre dissuasion est donc nécessaire dans un monde dangereux et incertain.
Cette conviction repose d'abord sur l'appréciation par le chef de l'État et les autorités militaires de l'évolution des menaces.
Si nos préoccupations stratégiques actuelles sont concentrées sur le terrorisme, il convient de ne pas avoir une vision déformée des menaces. Un des arguments répandus dans le débat stratégique, depuis quelques années, consiste en effet à disqualifier l'utilité de la dissuasion nucléaire dès lors qu'il s'agirait de contrer ou de combattre la menace terroriste. Les fonctions stratégiques conventionnelles de protection et d'intervention constituent bien un complément indispensable à la dissuasion, permettant d'éviter le piège du « tout ou rien ». C'est pourquoi la stratégie de dissuasion, et a fortiori de dissuasion nucléaire, est l'une des fonctions stratégiques de la défense, mais non la seule. La défense et la sécurité nationale reposent sur un modèle complet d'armée. En revanche, face à un État, fut-il islamiste radical, c'est-à-dire une entité disposant d'un territoire et d'une population, attachée à sa survie et ayant vocation à se perpétuer, la dissuasion pourrait retrouver toute sa pertinence pour l'empêcher d'utiliser le terrorisme de façon massive et de menacer nos intérêts vitaux. Un scénario dans lequel certains États détenteurs de l'arme pourraient basculer dans le terrorisme, ou dans lequel certains transferts de technologies en provenance d'États proliférants permettraient à un État d'acquérir des capacités nucléaires, ne peut être exclu à l'avenir.
La résurgence des menaces de haut du spectre - je pense à la Russie, dont la remontée en puissance comporte un fort volet nucléaire, mais aussi à d'autres États dotés comme la Chine, l'Inde ou le Pakistan - nous rappelle que seule la dissuasion peut nous préserver d'un éventuel chantage nucléaire et nous permettre de conserver notre liberté d'action. Bien entendu, la menace des États « du seuil » comme l'Iran et la Corée du Nord, laquelle démontre chaque jour un peu plus son imprévisibilité et sa dangerosité, ajoutent à la pertinence de disposer d'une dissuasion autonome, crédible et moderne.
Enfin, les incertitudes pesant sur nos alliances traditionnelles, après le Brexit et l'élection de Donald Trump, sont des facteurs à prendre en compte pour nos choix stratégiques. Le Brexit aura-t-il des conséquences sur la capacité de notre voisin à mener à terme la modernisation décidée de sa dissuasion nucléaire ? Dans le cas des États-Unis, l'arrivée du président Trump, qui a multiplié les déclarations sur l'obsolescence des alliances et le coût élevé de celles-ci pour les États-Unis, annonce-t-il un moindre investissement des États-Unis au profit de leurs alliés et un affaiblissement du concept américain de dissuasion élargie ? Des interrogations se font jour chez les alliés des États-Unis dans toutes les régions du monde jusqu'alors stabilisées par l'engagement américain - Asie, Moyen-Orient. Malgré ces inquiétudes, face aux provocations, les États-Unis continuent de répondre en déployant des bombardiers stratégiques en Asie et en Europe ou à doter leurs alliés de moyens de défense antimissiles de théâtre, notamment en Corée du Sud. Toutefois, l'imprévisibilité de Donald Trump ne peut laisser préjuger que cela sera toujours le cas, et le scénario d'un vide stratégique en Europe, laissé par un retrait des États-Unis, doit être envisagé.
Ensuite, les évolutions technologiques à l'oeuvre dans le monde et la prolifération des systèmes de déni d'accès, de cyberattaques offensives ou de frappes antisatellites imposent une actualisation du niveau technique sans précédent de nos outils de dissuasion pour garantir leur crédibilité. La plupart des grandes puissances nucléaires se sont dotées de capacités de défense antimissiles balistiques - DAMB -, qui d'ailleurs peuvent être utilisées également comme protection contre des attaques conventionnelles. Parallèlement, les progrès réalisés dans les systèmes de défense aérienne pour prendre en compte la menace des missiles de croisière, quelle que soit la nature des armes transportées, permettent le développement de stratégies de déni d'accès qui interfèrent avec le concept de dissuasion. Les systèmes de défense antimissiles représentent ainsi une nouvelle donne pour la dissuasion. Leur perfectionnement accru et leur prolifération questionnent sa crédibilité et son efficacité. Ces systèmes, nécessitant des savoir-faire rares et complexes, permettent de détecter, suivre et intercepter des missiles balistiques ou aérobies ennemis. Les pays qui maîtrisent à la fois la détection et l'interception sont peu nombreux : en plus des États-Unis, la Russie et la Chine modernisent l'ensemble de leurs capacités. La prolifération de ces systèmes et leur mise en réseau potentielle permettraient la constitution de capacités d'alerte avancée et d'entrave sérieuse pour des raids aériens.
La nouvelle menace cyber fait également peser plusieurs risques sur la crédibilité de la dissuasion. Tout d'abord, les systèmes de commandement, de contrôle et de liaison d'information utilisés dans le cadre de la dissuasion peuvent être vulnérables à des attaques cyber de grande ampleur qui auraient pour objet de rendre inopérant l'ordre nucléaire. L'attaque du virus Stuxnet de 2010 contre le système de contrôle et de commande des installations d'enrichissement nucléaire iraniennes, avec près de 30 000 ordinateurs infectés sur 45 000, démontre les dégâts matériels que peuvent occasionner des attaques cyber coordonnées et de grande ampleur. La cybermenace est prise très au sérieux par les forces nucléaires françaises : l'évolution des systèmes vers une plus grande ouverture et donc une plus grande vulnérabilité impose une vigilance accrue de la part de la Direction générale de l'armement, la DGA, et des industriels. La sécurité de systèmes de plus en plus complexes et robustes s'est imposée ces dernières années au coeur des enjeux techniques liés à la dissuasion. Ce risque est effectivement pris en compte techniquement et organisationnellement.
Je pourrais également évoquer le cas de la militarisation de l'espace, des moyens de détection sous-marine qui se perfectionnent ou de l'utilisation de drones dans le cadre des systèmes d'alerte avancée. Vous avez compris le besoin urgent d'adapter nos capacités pour maintenir l'invulnérabilité de nos moyens et garantir leurs capacités de pénétration pour délivrer, si nécessaire, une frappe efficace et précise.
Au terme de ce travail d'auditions, y compris des groupes opposés à la dissuasion nucléaire, avec lesquels nous avons eu des échanges approfondis qui ont aiguisé notre réflexion, notre conviction est faite en faveur de cette modernisation. Nos nombreux déplacements auprès des forces, mais également auprès des industriels et des chercheurs nous ont montré l'importance de la conduire selon le calendrier prévu et de lui affecter les moyens nécessaires.
Nous avons compris que, en la matière, l'important est d'éviter les ruptures : manquer un jalon du complexe échafaudage de planification que nous exposons dans notre rapport pourrait causer des pertes irréparables de compétence et exiger une coûteuse remontée en puissance, que nous n'aurons peut-être jamais les moyens de mener à bien. Cela signifierait également une érosion progressive de nos capacités qui aboutirait à saper la crédibilité d'une dissuasion vieillissante. Et en matière de dissuasion, vous l'avez compris, ne pas être crédible, c'est ne pas dissuader du tout, c'est-à-dire être incapable de résister aux chantages ou de défendre nos intérêts vitaux. Cela veut dire s'en remettre à d'autres pour assurer notre sécurité, ce à quoi notre pays s'est toujours refusé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous persistons à le refuser, au nom de l'indépendance nationale.
Pour terminer cet exposé, je souhaiterais souligner ce qui est peut-être la garantie ultime de la crédibilité de notre dissuasion. Je veux parler de la qualité des femmes et des hommes qui la conçoivent, la préparent, l'entretiennent, la testent, la contrôlent, et qui s'entraînent au pire. Ils assurent la dissuasion nucléaire, qui n'est pas, comme on le dit trop rapidement, une « stratégie de non-emploi », mais une posture active en permanence, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et cela depuis 1964 sans discontinuité. La dissuasion s'appuie sur des compétences rarissimes, ainsi que sur des valeurs d'excellence et de rigueur. Depuis l'origine, des femmes et des hommes mettent leurs compétences au service de cette mission éminemment exigeante dans les laboratoires de recherche, dans l'industrie, au sein des administrations ou des forces armées. Nous leur rendons à travers ce rapport un hommage appuyé, celui de la Nation reconnaissante envers ceux qui en protègent l'existence, les valeurs et la liberté.
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup, cher collègue. Les membres du groupe de travail veulent-ils ajouter quelque chose ?
M. André Trillard. - Une des clefs du respect de nos budgets réside dans la taille de nos sous-marins. Celle-ci conditionne en effet la taille de nos missiles et la capacité d'utiliser nos bases existantes. Nos spécialistes doivent réfléchir à cette question importante, de même qu'aux dimensions de nos autres équipements, notamment les avions. Sinon, nous risquons d'excéder rapidement les moyens réels de notre pays.
Nous devons, dans le même volume, accomplir un saut technologique important. Mais nous avons les moyens intellectuels de le faire, et je fais confiance à nos ingénieurs et à nos chercheurs.
Je dirai aussi un mot du partenariat avec nos alliés. Nous devons acquérir progressivement une quinzaine d'avions ravitailleurs modernes, mais n'oublions pas que les Américains en ont plus de 400... Nous pourrions peut-être nouer en la matière un partenariat vertueux et peu coûteux avec les États-Unis.
M. Xavier Pintat, co-président du groupe de travail « La modernisation de la dissuasion nucléaire ». - Pour l'heure, nous n'avons que 14 avions C-135 qui seront remplacés, d'ici 2025, par 12 MRTT qui devront en outre assurer d'autres missions.
M. Claude Haut. - Le groupe de travail a conduit des auditions et des visites particulièrement intéressantes et approfondies. Les propositions contenues dans ce rapport méritent d'être suivies, et je ne doute pas que notre commission y sera très attentive.
M. Joël Guerriau. - J'ai participé à un débat sur la dissuasion nucléaire, auquel assistait également Nicolas Hulot. J'ai relu à cette occasion les travaux de nos deux assemblées sur le sujet. Aborder de nouveau la question me paraît être une excellente initiative.
Vous avez beaucoup insisté sur la crédibilité. Évidemment, c'est elle qui fait la dissuasion. Mais pour que notre rapport soit crédible, il doit aussi mettre en lumière les détracteurs de la dissuasion. Or le sujet n'a pas été abordé : quels sont les arguments qui justifient de telles positions ?
En ce qui concerne les engagements financiers, quid des outils de la dissuasion ? Il a beaucoup été question des sous-marins, qui jouent un rôle extrêmement important en matière de dissuasion, puisque leur présence est indétectable. Nos adversaires ne savent donc pas d'où peut venir la frappe, ce qui nous rend très crédibles ; il s'agit d'un élément clef. Mais il faut un ensemble pour que cela fonctionne. Je pense, par exemple, au Monge, qui est un bâtiment d'essais et de mesures. Celui-ci a maintenant vingt-cinq ans. La programmation à venir envisage-t-elle son remplacement ? Qu'est-il prévu en termes d'outils d'essais et de mesures ? Je rappelle que nous sommes le seul pays à disposer d'un bâtiment de cette nature. Comment allons-nous maintenir le haut niveau de technologie qui nous caractérise ?
Enfin, j'aborderai la question humaine. Les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) sont aujourd'hui loin d'être confortables. Qu'en sera-t-il demain ? Tiendront-ils davantage compte des besoins de nos marins ?
M. Xavier Pintat, rapporteur. - Nous avons entendu deux des principaux opposants à la dissuasion nucléaire : le Réseau des parlementaires pour la non-prolifération nucléaire et le désarmement et le réseau Pugwash, du nom d'une ville canadienne située en Nouvelle-Ecosse d'où est partie une opposition au nucléaire. Tous deux s'appuient sur le droit international, avec pour objectif de faire interdire par l'ONU tout armement nucléaire. Il s'agit peut-être d'une perspective, mais très lointaine. Pour cela, il faudrait que l'ONU puisse prendre des sanctions et dispose des moyens de les faire respecter. Nous n'y sommes pas encore ! Notre rapport fait écho aux arguments de ces groupes et apportent des réponses.
Notre rapport a surtout constaté qu'actuellement les armes nucléaires proliféraient un peu partout dans le monde et que les efforts de recherche des principaux pays allaient bon train...
Je ne sais pas si le remplacement du Monge est prévu. Cela ne figure pas dans le budget de la dissuasion stricto sensu.
Enfin, les problèmes humains que vous évoquez ont toute leur importance. Si nous voulons conserver un certain nombre de postes clefs, notamment les atomiciens, qui sont longs à former, il nous faudrait disposer de moyens financiers pour éviter d'être concurrencés par le privé. Nous avons demandé à l'état-major de nous communiquer une liste des métiers à protéger. Ils nécessiteraient une attention particulière de la part des parlementaires.
M. Jeanny Lorgeoux, rapporteur. - Il existe un timide essai de féminisation, mais au compte-gouttes !
M. Jean-Pierre Raffarin, président. - La vie quotidienne du soldat est un problème qui a toute son importance, y compris en termes budgétaires. Il s'agit d'une problématique récurrente.
À l'issue de ce débat, la commission adopte le rapport à l'unanimité des membres présents et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information.