CONFÉRENCE DES AMBASSADEURS
Le groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne s'est réuni le mercredi 15 mars 2017 pour une conférence avec les ambassadeurs des pays de l'Union européenne, sous la présidence conjointe de M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères et de M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes.
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. - Soyez tous les bienvenus, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, chers collègues sénatrices et sénateurs, et jeunes Européens des programmes Erasmus, sans oublier MM. Jean-Pierre Fourcade et Louis Mermaz en tribune, anciens ministres et parlementaires, Européens convaincus, et Mme Nicole Fontaine, ancienne présidente du Parlement européen, témoignant du rassemblement républicain autour de la cause européenne.
À quelques jours du soixantième anniversaire du traité de Rome, nos deux commissions ont souhaité vous réunir, dans la foulée de notre travail commun sur le Brexit et la refondation de l'Europe, pour discuter de la situation exceptionnelle qui prévaut aujourd'hui en Europe. La position britannique est un vote politique fort, pour tous. Ce départ programmé crée des circonstances nouvelles et difficiles ; les problèmes politiques apparaissent, difficiles à traiter. Un peuple croit économiser de l'argent s'il quitte l'Union, et nous allons d'abord lui demander de l'argent car il a pris des engagements. Il n'est jamais facile d'expliquer aux électeurs qu'il faut conclure un accord forcément moins bon que le précédent... Et le temps est compté, puisque l'échéance des élections européennes interviendra en 2019.
Nous avons cherché à bâtir une réflexion ouvrant vers une issue positive, qui serait la meilleure réponse au Brexit. Nous aspirons à retrouver l'esprit de Rome, qui signifie la paix, la puissance politique, la priorité économique et sociale, la lisibilité d'une Europe des citoyens.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Merci à tous d'avoir répondu à notre invitation. Nous nous félicitons de pouvoir nouer ce dialogue à un moment clé pour la construction européenne.
Notre objectif n'a pas été de refaire une analyse détaillée des succès et des échecs, mais d'élaborer une feuille de route en vue du sommet du 25 mars à Rome, pour provoquer ce sursaut européen que nous appelons de nos voeux. Nous allons célébrer l'anniversaire du traité de Rome. Les présidents de parlements se réuniront le 17 mars. Ce doit être moins une commémoration que l'expression d'une véritable volonté politique. Oui, il nous faut retrouver l'esprit de Rome !
Nous regrettons la décision de nos amis britanniques. Nous pensons qu'ils seront les premiers à subir les conséquences d'une telle aventure. Mais aussi regrettable soit-elle, cette décision ne doit pas empêcher les Vingt-Sept d'avancer. En particulier, la négociation qui s'annonce ne saurait prendre en otage l'agenda européen. Le temps économique va beaucoup plus vite que le temps politique. Les défis immenses que nous devons relever ensemble n'autorisent aucune pause dans notre détermination à leur apporter des réponses communes. L'Europe doit faire face à la crise des migrants, dont l'ampleur n'a pas été anticipée, comme à la menace terroriste, qui a endeuillé nos capitales. Chacun voit bien que l'Europe devra de plus en plus assumer ses responsabilités en matière de défense. Les effets de la crise des dettes souveraines se font encore sentir. Dans un monde globalisé, notre continent doit relever le défi de la compétitivité économique. Une nouvelle économie émerge autour du numérique. L'exigence d'une énergie sécurisée et à un prix abordable s'impose. Le défi de l'investissement doit être relevé. Sur tous ces sujets, c'est bien notre capacité à élaborer ensemble les mesures adéquates qui est fortement sollicitée.
La construction européenne est un grand projet. Dans un continent ensanglanté par des siècles de conflits, elle a promu la paix, la coopération et la défense de la dignité humaine et des droits fondamentaux. Outre-Atlantique ou en Russie, les dirigeants ont d'autres valeurs... En quelques décennies, l'Union européenne a bâti un espace de libre circulation qui est perçu comme un acquis majeur par les citoyens européens. En supprimant progressivement les barrières, elle a créé un grand marché intérieur qui suscite la convoitise des grandes économies. Elle est la première puissance commerciale au monde.
Mais nous ne pouvons ignorer les critiques qui ont été adressées à la conduite du projet européen. Elles expriment un scepticisme croissant de nos opinions publiques. En panne de vision et de leadership, l'Union européenne a subi une dérive bureaucratique qui n'a pu qu'éloigner les peuples du projet européen. La Commission européenne, qui avait su auparavant jeter les fondements ambitieux de la construction européenne, est ainsi devenue une sorte de bouc émissaire de toutes les défaillances de la gouvernance publique. Cette perception a malheureusement occulté le travail considérable accompli par l'institution bruxelloise. La dérive technocratique s'est doublée d'un déficit démocratique - les représentants des peuples n'ont pas exercé un véritable contrôle sur le fonctionnement des institutions. On est ainsi progressivement passé de la confiance à un climat de défiance lourd de menaces pour la pérennité du projet européen. Cette mutation se traduit dans la montée des populismes et dans la tentation du repli nationaliste mais aussi dans la montée des séparatismes.
Les peuples ont donné acte à la construction européenne de leur avoir apporté une paix durable. Ils apprécient la capacité qu'a eue l'Europe d'assurer sa réunification après la chute du bloc soviétique. Mais face à la mondialisation, ils attendent de l'Europe qu'elle leur assure une protection. Ce qu'elle n'a pas su faire jusqu'à présent. Cette attente déçue explique largement la prise de distance des peuples à l'égard du projet européen. On ne peut que constater le paradoxe de cette situation. Car face à la mondialisation, la construction européenne n'est pas le problème mais, à l'évidence, la solution.
Le Brexit est un choc. Il est aussi une opportunité pour donner un nouveau souffle au projet européen. Merci pour votre contribution à ce débat que le Sénat a souhaité organiser autour de ses propositions pour une relance de l'Europe.
I. L'EUROPE APRÈS LE BREXIT : ÉTAT DES LIEUX
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Je salue la présence de Mme Michèle André, présidente de la commission des finances, et de M. Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. Nous entrons maintenant dans le coeur du sujet avec la première table ronde : l'Europe après le Brexit, état des lieux. Notre rapport sur le Brexit, qui se prononce « pour une séparation ordonnée », a été publié le 15 février. Il exprime des convictions et trace des lignes rouges.
Un rappel, d'abord : l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union n'allait pas de soi et a donné lieu à la mise en place progressive d'une place singulière au sein de l'Union. Ainsi, au gré des revendications britanniques et des concessions faites par ses partenaires, un régime particulier, qualifié parfois de « singularité britannique », s'est dessiné en trois temps : le chèque britannique, les opt-out et le pacte budgétaire européen. Malgré ce statut presque sur-mesure, la tendance eurosceptique s'est affirmée au sein de la société britannique et a abouti le 9 novembre 2015 à la formulation par M. David Cameron des réformes jugées nécessaires par Londres pour confirmer son appartenance à l'Union.
En réponse, le « paquet Tusk » de février 2016 apportait une réponse très favorable aux demandes britanniques. On s'interroge parfois sur les responsabilités des uns et des autres dans ce Brexit mais les partenaires européens ont tout fait pour répondre aux demandes britanniques et certains ont consenti de gros efforts dans cette négociation pré-référendum. Pour autant, le 23 juin, 51,9 % des Britanniques ont voté en faveur d'une sortie de l'Union européenne.
À l'issue de nombreuses auditions, de déplacements à Londres, Berlin, Bruxelles et Strasbourg, nous formulons plusieurs convictions. La première est la plus évidente mais elle est complexe : aux Européens de dire quelle Europe ils souhaitent ! M. Poutine en a une, M. Jinping une autre, M. Trump une troisième : or c'est à nous de dessiner l'Europe que nous voulons. Il faut empêcher que le projet européen soit pris en otage par le Brexit. Deuxièmement, un échec des négociations du Brexit est possible et serait désastreux - surtout pour les Britanniques. Ce serait une sortie sèche avec un retour aux seules règles de l'OMC, et sans doute de nombreux contentieux. Troisièmement, la diffraction de l'Europe aura des conséquences, sans doute plus lourdes pour le Royaume-Uni, mais risquées également pour les Vingt-Sept.
Autre conviction, les relations avec le Royaume-Uni doivent être préservées, et la négociation doit inclure une vision du long terme, notamment dans le domaine de la défense et de la sécurité.
Où en sommes-nous aujourd'hui ? À la veille de l'invocation de l'article 50 par les Britanniques, le Royaume-Uni espère négocier ensuite un accord bilatéral de libre-échange avec l'Union et maintenir un accord de coopération en matière de défense et de sécurité, voire d'autres secteurs sensibles intéressant les deux parties. Il ne faudrait pas par ce biais - tel est en tout cas l'avis du Sénat français - morceler l'accès au marché unique en accordant des accès sectoriels, selon un procédé de « cherry picking » qu'il nous faut éviter.
La négociation, menée par la Commission - confiée, nous nous en réjouissons, à M. Michel Barnier - sera menée sous l'étroit contrôle du Conseil et soumise à l'approbation du Parlement européen. Elle doit être conclue d'ici octobre 2018.
Le Sénat soutient quatre lignes rouges pour la négociation. D'abord, préserver l'unité et la cohésion des 27 États membres, cette unité que vous incarnez ici aujourd'hui et qui est notre patrimoine. Il faut éviter les divisions et les pressions extérieures. Le corollaire en est qu'aucune négociation bilatérale ne sera acceptée, chaque État membre devant s'attendre à devoir consentir au compromis trouvé. Ensuite, informer et consulter les parlements nationaux qui devront ratifier le futur accord entre le Royaume-Uni et l'Union. Voyez du reste la place que nous assignons aux parlements nationaux dans notre projet de refondation. Ne pas donner plus d'avantages à un État tiers qu'à un État membre : c'est un principe simple mais d'application difficile... Ne pas le respecter conduirait à un drame : ni plus ni moins que la déconstruction de l'Union. Autre ligne rouge : refuser de dissocier les quatre libertés tant dans l'accord de retrait que dans l'accord fixant le cadre des relations futures entre l'Union et le Royaume-Uni.
Les enjeux sont nombreux et complexes, je songe aux droits acquis par les 3,2 millions de citoyens européens installés sur le sol britannique et par les 1,3 million de ressortissants britanniques installés dans l'Union, qu'il s'agisse des titres de séjour, des permis de travail, des droits relatifs aux études, de la re-coordination des régimes de sécurité sociale, des droits à pension ou de l'accès aux soins. L'enjeu est également institutionnel et administratif, une discussion doit avoir lieu notamment sur le sort des fonctionnaires britanniques. Le Royaume-Uni devra en outre s'acquitter des engagements contractés pour la durée du cadre financier pluriannuel 2014-2020, pour la politique de cohésion et pour la garantie du plan Juncker. Le montant variera en fonction de la date de sortie de l'Union et pourrait avoisiner les 60 milliards d'euros. Ce chèque pose bien sûr problème. Le partage des actifs et le rapatriement des agences telles que l'Agence européenne du médicament et l'Autorité bancaire européenne, situées à Londres, seront sans doute l'objet de discussions.
La déconsolidation des 1 700 accords multilatéraux et bilatéraux dont l'Union est partie sera délicate, en particulier quant aux engagements quantitatifs. La question des nouvelles frontières est cruciale pour l'Union et au premier chef pour les pays directement concernés, l'Irlande bien sûr, mais aussi l'Espagne avec Gibraltar, Malte avec ses bases militaires britanniques et même Chypre.
Des enjeux de plus long terme se profilent : comment compenser le manque à gagner correspondant à la contribution britannique de 10 milliards d'euros au budget de l'Union. Verra-t-on un ralentissement de l'économie britannique ? Quel serait l'impact sur la croissance européenne ? Comment se réorganisera la finance européenne après la perte du « passeport européen » et celle des chambres de compensation traitant l'euro ? Quelle sera l'ampleur du déplacement du private equity vers le continent ?
Un énorme travail de négociation s'annonce. Notre mission est de donner à nos exécutifs des orientations. Tel est le sens de notre rapport, adopté à l'unanimité de nos deux commissions. Vos analyses seront très utiles : à vous la parole !
Mme Veronika Wand-Danielsson, ambassadeur de Suède. - Merci de nous donner l'opportunité, dans cette période importante, d'un échange sur les difficultés de l'Union européenne. Je salue le travail effectué par les sénateurs.
Pour le gouvernement suédois, l'Union européenne est d'abord une communauté de valeurs, un moteur de prospérité économique et sociale, avec son marché unique ouvert sur le monde, et un facteur de stabilité et de sécurité en Europe. Reconnaissons le succès de l'Europe dans ce sens également : elle nous a tous bien servi, au Nord, au Sud, à l'Est comme à l'Ouest.
Le Brexit aura des conséquences profondes pour la Suède, comme pour la France et l'ensemble de l'Union européenne. Nous le regrettons profondément, mais il faudra vivre avec et relever les défis qui en découlent. À 27, nous avons un futur commun. La priorité est de maintenir l'unité et la cohésion des Vingt-Sept, de conserver une Commission européenne forte afin de faire entendre notre voix sur la scène internationale. Le couple franco-allemand reste important, mais il n'est pas suffisant. Tous les États membres ont leur rôle à jouer, ils ont des droits, des responsabilités. La collégialité est précieuse, elle doit être respectée. Pour la Suède, les trois grandes priorités des années à venir sont le renforcement de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), les migrations et le commerce extérieur.
L'Union européenne doit prendre davantage de responsabilités pour sa propre sécurité. La Suède s'attache à mettre en oeuvre les conclusions du Conseil européen de décembre 2016. La coopération suppose une approche intergouvernementale ; il faudra aussi tisser des liens dans les industries de défense avec les partenaires stratégiques hors Union européenne, États-Unis et demain Royaume-Uni.
Nous avons reçu 300 000 migrants en trois ans en Suède et sommes ainsi le deuxième pays d'accueil de l'Union. Pour nous il est impératif de mettre en oeuvre une politique migratoire durable et solidaire, dont chaque État sera partie prenante. Le fonctionnement efficace de Schengen et une meilleure répartition des demandeurs entre tous les États membres sont deux points essentiels.
Le commerce extérieur a assuré la prospérité de la Suède, de la France, de l'Union, grâce au libre-échange et à un marché européen ouvert, qui favorisent la croissance et la compétitivité. L'accord Ceta est à saluer ; il tient compte des droits sociaux et de l'environnement. Il convient de poursuivre la négociation avec d'autres partenaires - je songe à l'Asie et à l'Amérique latine.
Dans votre rapport, vous vous prononcez pour le moratoire sur tout nouvel élargissement de l'Union. Pourtant, la stabilité de celle-ci dépend de la sécurité du voisinage. On observe dans les Balkans des développements politiques inquiétants : notre intérêt commun n'est-il pas de poursuivre le processus d'élargissement, en donnant espoir à des régions qui, sinon, replongeront dans les conflits internes ?
Mme Maria Theofili, ambassadeur de Grèce. - Le résultat du référendum britannique n'est pas seulement un coup très dur contre l'intégration européenne ; c'est également un signal d'alarme pour l'avenir de l'Europe. La Grèce est prête à participer activement aux négociations entre les Vingt-Sept et le Royaume-Uni, dans lesquelles l'Union doit réaffirmer son unité et son caractère démocratique et social.
Le débat sur une Europe à plusieurs vitesses - nous dirions quant à nous « à plusieurs options » - a été ouvert. La question figure dans le livre blanc et il a constitué une clé de la rencontre du 6 mars à Versailles. Selon nous, l'Europe doit rester ouverte, inclusive, démocratique ; nous estimons essentiel de conserver la cohésion et la convergence. Comment concilier l'intégration différenciée avec le principe de solidarité inscrit dans le traité ? Quelques pays ne seront-ils pas encouragés à avancer plus vite, au détriment de la réduction des écarts économiques et sociaux au sein de l'Union à 27 ? Certains États membres ne désireront pas suivre : ce n'est pas un problème. Mais quel sera le sort des pays qui en ont la volonté politique mais ne sont pas prêts ? Comment garantir que tous les États membres souhaitant participer à l'intégration différenciée pourront le faire ?
M. Pantias Eliades, ambassadeur de Chypre. - L'Union européenne est confrontée à de nombreux défis. Celui du Brexit est technique, juridique, mais surtout politique. Face à ce défi, et face à la montée des populismes, quel est l'avenir de l'intégration européenne, et quel sera le rôle des parlements nationaux ?
M. Andrej Slapnicar, ambassadeur de Slovénie. - Je salue à mon tour le travail du Sénat. C'est la vision d'une Europe unie qui a inspiré le peuple slovène lorsqu'il a voté à plus de 90 % pour un État indépendant en 1990, puis lorsqu'il a souhaité avec une majorité presque aussi écrasante adhérer à l'Union européenne en 2003. Nous avons donc le devoir, vis-à-vis des citoyens, de rendre l'Europe plus forte et plus proche. Nous regrettons le Brexit mais il faut aller de l'avant. Nous avons tenu des tables rondes publiques sur l'avenir de l'Europe et la sécurité, la croissance, les perspectives pour la jeunesse. L'égalité entre les États, l'égalité entre les citoyens européens, les droits individuels, la liberté et la démocratie, l'État de droit sont nos valeurs. Tous les membres de l'Union se sont engagés à soutenir la solidarité et la cohésion. Et les réalisations ont été sans précédent, espace Schengen sans contrôles aux frontières intérieures, commerce libre et efficace, par exemple. Les résultats sont tangibles ; or trop souvent nous tenons pour acquis ces bénéfices de l'intégration. Un mot du rôle de l'Union européenne en matière de voisinage : l'élargissement est l'une des politiques les plus réussies. Par une puissance douce, l'Europe a eu un effet pacificateur sur ses voisins. Nous nous sommes tous engagés à promouvoir l'intégration dans l'Union, grâce à des institutions fortes et indépendantes et une égalité de traitement de tous les États membres. Le seul moyen de poursuivre l'intégration est de rester ancrés dans le cadre institutionnel et de définir une voie claire pour plus d'intégration des Vingt-Sept. Il ne faudrait pas dériver vers la fragmentation politique, mais respecter au contraire les principes de transparence, d'inclusivité et d'égalité entre membres.
M. Carlos Pires, ministre conseiller à l'ambassade du Portugal. - Notre ambassadeur participe en ce moment à l'assemblée générale d'Eutelsat, dont un candidat portugais brigue la présidence. Néanmoins Lisbonne suit très attentivement ce débat ! Le Portugal a adhéré à l'Union européenne après plusieurs années de négociation, au lendemain de la chute d'une dictature qui avait duré cinquante ans. Nous savons ce que l'Union nous a apporté. La présence aujourd'hui d'étudiants Erasmus de nombreuses nationalités l'atteste. Comme pays du Sud, pour faire écho aux propos de l'ambassadeur de Suède, nous nous sentons appartenir à une communauté de valeurs à laquelle nous sommes très attachés.
Quant au futur de l'Union européenne, nous le souhaitons prospère. Pour la convergence sociale, pour la cohésion territoriale, le cadre pluriannuel 2021-2027 représentera un défi. La cohésion sociale a un sens particulier au Portugal. Comment envisagez-vous la poursuite de cette politique ambitieuse avec 10 milliards d'euros en moins ? La question des infrastructures énergétiques nous tient à coeur, elle aura au XXI e siècle et après la COP 21 une grande importance. Des engagements ont été pris. Le Portugal a beaucoup investi, il attend des avancées sur les interconnexions afin que les résultats concrets apparaissent.
Mme Grainne Hayes, première secrétaire de l'ambassade d'Irlande. - Je parlerai au nom de notre ambassadeur, qui accueille en ce moment le ministre M. Leo Varadkar pour les célébrations de la Saint Patrick.
Vous soulignez l'importance de maintenir ouverte la frontière entre l'Irlande et l'Irlande du Nord, c'est en effet un élément très important du processus de paix. Tout changement serait extrêmement déstabilisant en Irlande du Nord. Cette frontière ouverte a été rendue possible grâce à l'accord du Vendredi saint en 1998, qui prévoit un règlement institutionnel et politique unique, et elle a été facilitée par l'adhésion commune à l'Union européenne et par le Common travel area (CTA), entre l'Irlande et le Royaume-Uni.
L'accord du Vendredi saint autorise toutes les personnes nées en Irlande à acquérir la citoyenneté irlandaise - donc européenne. Ce droit est étayé par le CTA, arrangement séparé et plus large qui existe depuis 1922 - il a été conclu lors de l'indépendance irlandaise. Il couvre de nombreux domaines, y compris la circulation des personnes entre l'Irlande et le Royaume-Uni. Il est reconnu par l'Union européenne. Mon pays, dans le respect des lois de l'Union, entend le maintenir et le Premier ministre britannique Mme May le souhaite également.
L'accord du Vendredi saint a grandement bénéficié du soutien de l'Union européenne et le gouvernement irlandais mettra en avant ce sujet dans les négociations entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Il apprécierait grandement que les autres États membres reconnaissent les circonstances uniques qui ont conduit à cet accord. Quel rôle l'Union pourrait-elle jouer pour veiller à ce que la paix perdure en Irlande du Nord après la sortie du Royaume-Uni ?
L'Irlande est la plus touchée par le Brexit : 80 % des importations énergétiques et 86 % des marchandises transportées par camion et débarquées dans les ports proviennent du Royaume-Uni ; 46 % des exportations alimentaires partent chez notre voisin. Il faudra minimiser l'impact du Brexit, sécuriser les échanges commerciaux. Une sortie ordonnée s'impose, avec des dispositions transitoires. Quel rôle auront selon vous ces dernières pour organiser la transition entre l'accord de sortie et le futur accord sur les relations entre le Royaume-Uni et l'Union ?
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - L'Europe est une belle coopérative ; nous échangeons et je n'ai pas de réponses à formuler, chacun exprime son opinion avec le souci de chercher le consensus. Il s'agit de chercher où une volonté se dessine, où un chemin peut s'ouvrir. Je peux dire que nous partageons les priorités exprimées par l'ambassadeur de Suède : PSDC, migrations et commerce extérieur. Le Sénat s'efforce de mettre en avant ces sujets.
Sur la question de l'élargissement, nous avons les mêmes préoccupations à propos des Balkans occidentaux. La sécurité au voisinage de l'Union est fondamentale, or la situation y est préoccupante, du reste les opinions publiques ne le mesurent pas complètement. Les Russes se sentent menacés par l'Otan, les Polonais par les Russes, la Turquie engage un rapport de force avec l'Europe... Nous cumulons les difficultés, auxquelles s'ajoute le Brexit ! Nous devons donc souder les rangs, en prêtant une grande attention aux négociations en cours en Serbie et au Monténégro.
On a eu tendance dans le passé à privilégier l'élargissement par rapport à l'approfondissement : il convient à présent de mettre l'accent plutôt sur ce dernier. Nous souhaitons comme nos amis grecs que perdure une logique inclusive mais il ne faudrait pas freiner la dynamique des pays les plus puissants capables de s'engager dans des coopérations renforcées - au service de tous, s'entend. La situation est complexe, et nous avons trop tendance à rechercher une vérité unique, exclusive de toute autre : il nous faudrait avoir l'esprit plus asiatique et prendre en compte à la fois le yin et le yang ! Bref, allons plus vite lorsque cela est souhaitable, mais laissons la porte ouverte. Aller vite en emmenant tout le monde, c'est un peu compliqué, bien sûr : c'est la « logique complexe » chère à Edgar Morin, elle est nécessaire pour sortir des difficultés.
Les Britanniques voudraient des négociations « pragmatiques », purement techniques : non, le sujet est politique ! Dans nos démocraties, il faut écouter ce que disent et veulent les peuples. Les valeurs ne sont jamais loin de nos discussions. Gardons-nous du grand marchandage, soyons attentifs aux acquis de l'Union.
Oui, il importe de veiller à la cohésion, ainsi que l'a souligné le représentant du Portugal : les fonds structurels, les fonds sociaux européens, sont des outils de cohésion. Dans une période d'affaiblissement budgétaire, la question de la répartition, de l'affectation des ressources, sera une clé de la réussite de l'Union.
L'Irlande se retrouve dans une situation particulièrement sensible, sa frontière avec l'Irlande du Nord devient une frontière extérieure de l'Union européenne et nous devons remercier notre partenaire irlandais d'avoir refusé une négociation bilatérale avec le Royaume-Uni. Le CTA date de 1923 et il a été chèrement acquis. Il conviendra de prendre en compte l'originalité de la situation irlandaise.
Il faudra aussi être attentif au maintien de la paix. Ce que nous croyions hier impossible devient aujourd'hui une éventualité. Si bien que dans nos relations avec de grands partenaires, comme le Président américain, nous avons « besoin de clarifications », comme disent les diplomates. L'Europe est encore plus nécessaire aujourd'hui, car sa légitimité est incontestable comme force de paix. Et aujourd'hui, la guerre gronde aux frontières de l'Europe.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Les parlements nationaux ne doivent pas rester dans une attitude restrictive ou négative avec les cartons jaunes ou rouges ; il faut passer aux cartons verts : au droit d'initiative. Nous souhaitons que les parlements nationaux puissent se retrouver plusieurs fois par an à Strasbourg - en synergie avec le Parlement européen - pour évoquer un sujet ou un autre. Nous l'avons déjà fait dans le cadre de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac) sur le gaspillage alimentaire, à l'initiative de la Chambre de Lords et que M. Timmermans avait trouvé très intéressante. Il faut que chaque année, les présidents se mettent d'accord sur quelques thèmes pour éviter une discordance entre Bruxelles et les différentes capitales européennes.
Merci, Madame l'ambassadrice de Suède, de confirmer l'excellence du Ceta. C'est courageux. Nous avons eu de larges débats sur ce sujet au Sénat. Ces traités de troisième génération sont nécessaires. Si nous ne les signons pas, les nouvelles normes nous seront imposées par l'Asie. Cela relève de la compétence exclusive de l'Union, mais il y a aussi des zones de mixité. Je regrette qu'il n'y ait pas un débat ex ante dans les parlements nationaux, que la Commission n'ait pas assuré plus de transparence et d'information des parlements et que dans la toute dernière ligne droite ces derniers puissent donner leur avis sur le secteur mixte. Cela aurait pu éviter la tragi-comédie en Wallonie, qui a donné une vilaine image de l'Union.
En matière de communication sur le partenariat oriental, nous n'avons pas toujours été habiles. Il ne faut pas désespérer les peuples qui adhèrent à nos valeurs, car l'Union est un puissant vecteur d'incitation, d'émulation. C'est un pan important de notre politique de voisinage.
En matière d'énergie, il faut dépasser les seules problématiques d'interconnexion et aller plus loin dans la définition d'un mix énergétique. Nous n'aurons pas d'industrialisation de l'Europe sans une énergie sécurisée et bon marché. Il faut raisonner au niveau européen et dépasser les crispations de certains États membres.
Mlle Silvia d'Ovidio, étudiante Erasmus. - Des référendums se dessinent en Écosse et en Irlande du Nord, depuis que Theresa May a déclaré qu'elle n'accepterait pas un soft Brexit. Les situations sont différentes : l'Irlande du Nord pourrait être tentée par l'unification de l'île, alors que l'Écosse devra faire acte de candidature pour être membre de l'Union. Les Écossais ont fait la preuve de leur attachement à l'Europe ; l'Union saura-t-elle donner la priorité à cette réalité politique sur les aspects plus techniques ?
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Excellente question, mais difficile ! Ce qui est important pour moi, c'est l'Union de l'Europe. C'est notre patrimoine. Donald Trump ou d'autres dirigeants extérieurs ne doivent pas chercher à diviser les Européens. J'espère que les Britanniques ne joueront pas non plus sur nos potentiels de division ; mais en retour, nous devons nous interdire de le faire chez eux, ce qui ne ferait que fragiliser la situation. Une négociation aussi difficile doit être fondée sur le respect.
M. Jean Bizet, président de la commission des affaires européennes. - Ma réponse n'est pas différente. David Cameron n'imaginait pas perdre ce référendum. L'Écosse est un gros caillou dans la chaussure Theresa May. Mais c'est à elle seule de traiter cette situation. La pire des choses serait d'oublier qu'il s'agit d'une affaire interne au Royaume Uni... même si ce dernier semble de plus en plus désuni.
Mme Fabienne Keller. - Merci aux ambassadeurs d'avoir répondu à nos invitations. Peut-être faudra-t-il d'autres moments d'échange comme celui-ci pour garder notre cohésion à 27 pendant les négociations.
Sur les milliers de dossiers ouverts par les négociations avec le Royaume-Uni, des États pourraient être tentés de profiter d'une brèche de négociation ouverte par ce dernier. Il y a un sujet de cohésion au sein du Royaume-Uni. L'accord du Good Friday est le dernier grand accord de paix en Europe, mais malheureusement, le Brexit rouvre des clivages qu'on pensait réconciliés depuis vingt ans. Espérons qu'il ne fragilise pas une paix construite dans la douleur. En tant que Strasbourgeoise, je suis très attachée à cet esprit européen qui doit être plus fort que les intérêts momentanés.
M. Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques. - Normand, je suis géographiquement et historiquement « cousin » des Anglais : je regarde l'Europe avec le sens des réalités. Avec Bernard Cazeneuve, nous avons rencontré le Président chinois, qui nous a rappelé que l'Union européenne était la première puissance économique mondiale. L'Europe s'est constituée autour de projets. L'un d'entre eux n'a pas abouti, la CED ; les pays fondateurs ont alors choisi une autre voie, celle du traité de Rome, puis Maastricht et l'Union monétaire. Ne faudrait-il pas maintenant un nouveau projet, sinon une nouvelle frontière - le terme serait fâcheux - du moins un nouvel horizon ? Ce projet devrait s'adresser prioritairement aux jeunes qui doutent de notre capacité à répondre à leurs attentes en matière d'insertion professionnelle et sociale. Cela est nécessaire même si les politiques des États membres sont aujourd'hui très divergentes.
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères. - Nous le disons dans le rapport, nous sommes à la recherche des « Airbus » de demain... Il y a des projets qui s'imposent à nous : lutte contre le terrorisme, sécurité de l'Europe, union de l'énergie. Mais nous imaginons aussi d'autres projets, comme l'Erasmus des apprentis. Une frontière demeure, aujourd'hui comme hier, depuis la fin des années trente : celle d'un projet commun contre les nationalismes. C'est ce qui explique le respect que portent les Chinois au projet européen.