III. Table ronde sur la notion de radicalisation du 10 novembre 2016
M. Jean-Marie Bockel. - Je vous remercie d'avoir accepté de participer à cette table ronde. Monsieur Serge Hefez, vous êtes médecin et psychiatre des hôpitaux de Paris. Vous avez travaillé avec le centre de prévention contre le risque sectaire lié à l'Islam de Dounia Bouzar. Vous avez écrit plusieurs articles remarqués dans le Monde , l'un en décembre 2015 intitulé Le Djhadisme, une radicalisation adolescente, et le deuxième en août dernier intitulé Distinguer le djihadiste du déséquilibré est inopérant . Monsieur Sébastian Roché, vous travaillez sur la prévention de la délinquance. Nous avons eu l'occasion de travailler ensemble à l'époque où j'étais maire de Mulhouse. Sur le sujet qui nous occupe aujourd'hui, vous refuser de privilégier la relégation socio-économique ou la simple adhésion à l'Islam comme cause du djihadisme. Monsieur Serge Blisko, vous êtes médecin de profession et présidez actuellement la Miviludes, la mission interministérielle de vigilance et de luttes contre les dérives sectaires, qui mène une action continue et utile au fil des années, sans être affectée par les changements politiques. Monsieur Philippe d'Iribarne, vous êtes directeur de recherche au CNRS et vous travaillez sur l'influence des cultures nationales sur le fonctionnement des administrations. Nous avons été intéressés par vos analyses sur le Coran et l'Islam, confrontés à la démocratie. Vous avez publié un article fin 2015 sur Les trois Islams de France , dans le Figaro .
Serge Hefez. - Je suis médecin psychiatre et travaille depuis longtemps dans le service psychiatrique de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital de La Salpêtrière à Paris. J'ai commencé à travailler sur les questions de radicalisation avec Dounia Bouzar il y a très longtemps car elle m'avait demandé de l'aide lorsqu'elle a créé son centre il y a 3 ans. En effet, elle était confrontée à un afflux de demandes de parents déstabilisés par la radicalisation de jeunes gens, parfois très jeunes gens, dont beaucoup de filles. Face à cet afflux de demande, Dounia Bouzar m'a demandé de l'aider afin de coordonner et superviser son équipe et son travail et d'apporter un avis plus professionnel et psychiatrique autour de ces questions.
Quand j'ai vu l'ampleur de la question, j'ai demandé à la préfecture de subventionner mon unité de psychiatrie familiale à l'hôpital de La Salpêtrière afin d'être habilité à recevoir ces familles, en coordination avec le numéro vert « Stop Djihadisme ». Depuis un an et demi maintenant, je travaille directement à l'hôpital, en lien avec la préfecture de Paris, qui nous envoie des jeunes et des familles s'adressant à eux, notamment via le numéro vert.
Cette année, nous avons reçu une vingtaine de familles avec des jeunes plus ou moins radicalisés. Ce que l'on voit recoupe ce que l'on lit. Nous recevons des jeunes de tous horizons, tous types de famille, de culture, de passé, aussi bien des familles très insérées et aimantes que des familles plus en difficulté et plus fracassées. Pour vous donner un exemple, hier matin à la consultation j'ai vu une jeune fille de 14 ans, arrêtée deux fois à l'aéroport, qui voulait partir pour la Turquie. Cette jeune fille a été élevée dans une famille d'origine Kabyle, devenue témoin de Jéhovah. Sa façon de se démarquer de sa famille a été de sans doute de se tourner vers l'Islam et d'être embrigadée très rapidement, via internet. Sa radicalisation ne s'est pas faite par des rencontres avec des personnes en chair et en os. Très rapidement elle a voulu partir et s'engager. C'est une jeune fille très impressionnante. Elle nous disait hier que sa vie était d'aller là-bas. Questionnée sur les attentats du 13 novembre, à l'approche des premières commémorations, elle nous a affirmé ne pas être choquée par ce qui s'est passée, qu'elle adhérait aux attentats perpétrés. Elle tenait des propos très durs. A ensuite suivi en consultation, un jeune homme, lui aussi fiché S, en liaison avec des recruteurs extrêmement dangereux, Il vient d'une famille dont la mère est d'origine Mauricienne, hindouiste, et le père est d'origine du Sri Lanka, bouddhiste. Ce sont des familles extrêmement différentes. La famille de la jeune fille est de très bon niveau socio-culturel.
Toutes ces familles se succèdent et tous ces jeunes s'affilient à un discours extrémiste, pour des motifs très variés : quête de soi, quête de sacré, quête de sens, d'amour. Cette jeune fille était tombée sous la coupe amoureuse d'un recruteur de Daesh. Comme elle n'avait pas très confiance en elle, elle s'est vu devenir, à son contact, une princesse. D'autres jeunes gens vont être dans des profils délinquants, marginaux, des ex-dealers par exemple. Tous ces profils se retrouvent dans nos consultations. L'optique de mon travail est le même depuis 30 ans : travailler avec l'ensemble du groupe familial. La famille ce n'est pas les parents, mais aussi les frères et soeurs, les collatéraux. Il y a parfois 10-12 personnes dans pièce de thérapie, pour ré-immerger le jeunes dans sa famille d'origine, avec laquelle il a voulu rompre très brutalement. Nous connaissons bien ce processus de rupture adolescente, que cela passe par l'anorexie mentale, des tentatives de suicide, de la délinquance. Nous essayons de faire le même travail avec ces jeunes radicalisés: les remettre émotionnellement au sein de leur famille, afin qu'ils abordent autrement leurs quêtes. Avec le recul de ces deux premières années de travail, je trouve que c'est une approche intéressant.
Jean-Marie Bockel - Je vous remercie. Je passe la parole à M. Serge Blisko, président de la Miviludes.
Serge Blisko. - Merci Monsieur le Sénateur. La mission Miviludes que je préside depuis 4 ans a pour mission depuis 2002 de coordonner la politique de lutte contre les dérives sectaires. Elle a développé une expertise spécifique sur les mécanismes d'adhésion à des idées extrêmes en travaillant avec des associations, telles que le centre des manipulations mentales et l'UNAFI qui est présidé par Catherine Picard. La Miviludes a bénéficié de contacts et de travaux en collaboration avec des universitaires. J'en citerai deux : le professeur Philippe-Jean Parquet, addictologue et psychiatre qui a beaucoup travaillé sur l'emprise mentale, et Gérald Bronner, professeur de sociologie aujourd'hui à Paris Diderot, lequel a beaucoup travaillé sur le complotisme et la pensée extrême. Pour ce qui nous concerne, c'est fin 2013, au moment où nous avons rencontré Dounia Bouzar que nous avions été interrogés sur l'existence d'une radicalisation islamique. Ce sont des jeunes issus de tous les milieux, de familles musulmanes, peu pratiquantes, ou au contraire très pratiquantes, de familles non musulmanes, de familles laïques, athées. Ces jeunes, tout à coup avaient une découverte et une approche très fondamentaliste et une pratique très fermée, intégriste. Ce mouvement nous semblait très proche de ce que l'on voit dans des groupements religieux très sectaires. Avec Dounia Bouzar, nous nous sommes interrogés pour savoir s'il s'agissait de dérive sectaire. Était-elle comme les autres dérives sectaires ? Il nous fallait travailler sur les dérives sectaires classiques. Ce travail a été très difficile. En effet, fin 2013, au moment où ces familles sont retrouvées incomprises par tout le monde, il y avait une douzaine de cas.
Nous avons regardé qu'elles étaient les différences entre les deux phénomènes et leurs ressemblances. L'adepte est caractérisé par la perte de son libre arbitre, et un état de sujétion, psychologique et parfois physique, obtenu par des techniques de manipulation. On est arrivé à ce phénomène d'emprise mentale. Mais il y a des différences. Les personnes qui ont choisi la radicalisation djihadiste ne sont pas tous sous emprise mentale. Certains ont un discours structuré. Mais en même temps, il a aussi un engagement plus responsable et volontaire, même si pour les plus jeunes il y a des techniques d'emprise mentale (recruteur virtuel, voire pour les jeunes filles, le suborneur pour promettre le bonheur, le mariage, et le respect de la jeune fille souvent mal à l'aise dans son environnement)
Contre la dérive sectaire, nous avons un outil formidable : l'article 223-15 du code pénal, qui a été adopté, après un travail important, transpartisan de la députée Catherine Picard et du Sénateur Nicolas Abou. La commission spéciale mise en place a abouti à un consensus très compliqué à obtenir, notamment en raison des difficultés pour définir l'emprise mentale. À partir de 2014, sous l'égide et à la demande du gouvernement, et en particulier du CIPD devenu CIPDR, nous avons eu une mission : contribuer à une formation sur l'emprise mentale pour essayer de décrypter ce qui dans cette aventure de radicalisation islamique ressort de l'emprise mentale et ce qui n'en ressort pas. La formation que nous avons mise en place est destiné aux agents publics, aux associations, et à tous les professionnels susceptibles d'intervenir dans la prévention ou la prise en charge des personnes pouvant basculer dans la radicalisation. On s'est intéressé aux associations, qui ont pour mission de s'occuper de la jeunesse en difficulté, ou en voie de délinquance. Près de 20 000 personnes ont été formées en 2 ans.
Nous avions une deuxième piste de travail. Le CIPRD a demandé de réunir les cliniciens et les chercheurs qui se penchent sur la radicalisation. Nous avons eu la charge de bâtir un programme de formation pour les psychiatres et psychologues et de formaliser des critères d'évaluation de la prise en charge. Or, les cas sont très différents, il est alors extrêmement difficile de mettre en place une typologie, et de définir les indicateurs d'entrée dans la radicalisation et de sortie de la radicalisation. Pour faire une analogie médicale, il n'y a pas de traitement type.
Nous menons actuellement un travail avec le ministère de la Santé, la fédération française de psychologie et le syndicat national des psychologues. Nous travaillons aussi avec la fédération française de psychiatrie. Après deux ans de négociation avec le ministère de la Santé, nous avons réussi à obtenir, dans chaque ARS, un référent radicalisation, qui est a souvent déjà la casquette de référent sectaire. Les 17 et 18 octobre dernier, nous avons organisé une première séance régionale de sensibilisation des psychiatres et psychologues. Nous avons pour projet de mener ces sessions des formations dans chacune des régions. La Miviludes propose des outils communs pour permettre à terme des prises en charge individualisés et surtout interdisciplinaires. Nous insistons sur l'interdisciplinarité. Une question qu'il nous reste à trancher est de savoir si nous incluons dans nos sessions de travail pour la définition des outils communs d'identification de la radicalisation des ministres du culte, ou des professeurs de théologie. Nous travaillons beaucoup avec les maisons des adolescents, les associations, notamment d'aide aux familles, ou de prise en charge des personnes en difficulté. Nous avons de très bons contacts avec la CAF et l'UNAF. Le travail fait dans le Haut-Rhin ainsi qu'à Mulhouse et Colmar est remarquable.
Nous sommes toutefois confrontés à des difficultés, notamment en raison du maillage territorial inégal des professionnels de la santé. Nous devons également obtenir l'accord du jeune pour sa prise en charge, ce qui n'est pas toujours évident.
Sébastian Roché. - Ce qui m'a amené à réfléchir à la préradicalisation, ce sont mes travaux initiaux sur la relation entre les jeunes et la police, et l'existence d'une culture radicalement anti-policière chez certains adolescents. J'ai procédé à un certain nombre d'enquêtes sur plusieurs dizaines de milliers d'adolescents en France et en Allemagne. J'ai découvert à ce moment-là l'importance des clivages religieux et des valeurs, dans l'hostilité marquée, voire radicale vis-à-vis de la police. C'est à partir de ce moment-là que j'ai commencé à m'intéresser à ce sujet. Dans mon livre qui vient de sortir sur la police en démocratie, toute la deuxième partir est consacrée à l'analyse des relations entre les jeunes et la police, en intégrant la dimension religieuse, l'intensité de la croyance et la valeur associé au religieux.
Nous avons alors développé, une enquête internationale, appelée UPIC. Cette enquête regroupe un certain nombre de questions, représentative de la population des collégiens. Il s'agit de comprendre les formes de radicalisation violente. Je me situe dans la préradicalisation qui pour moi est caractérisée par deux critères : le fait d'embrasser une cause, et les moyens jugés légitimes pour atteindre cette cause. Ces deux facteurs seuls n'expliquent pas le passage à l'acte. Souvent, le passage à l'acte nécessite une motivation à agir, l'entrée dans un groupe, car il est très rare d'agir seul. Ensuite, il faut trouver les moyens pratiques de réaliser l'action violente.
Dans cette analyse de la préradicalisation, je me concentre sur deux points : le rejet de l'identité française et la légitimation de la violence. J'essaye ensuite de rechercher les déterminants de ces deux critères, à travers une enquête quantitative lourde. L'identification nationale joue en France un rôle important. En effet, tous les mécanismes de solidarité en France sont liés à un mécanisme d'appartenance à l'identité nationale. Nous avons fait une enquête dans le département des Bouches-du-Rhône, avec un échantillon complémentaire dans les zones les plus peuplées. Les questions ont été posées à des adolescents selon un protocole anonymisé, validé par la CNIL. Une série de questions portait sur le caractère justifiable de la violence, tout d'abord envers la police : est-ce une bonne idée de s'en prendre à la police, en la caillassant, par exemple ? Les questions ne portent pas sur le fait de le faire mais sur la justification. Ensuite, une série de questions portait sur la violence envers des personnes ayant une foi, une couleur de peau, une origine différentes. Et, à chaque fois, nous mesurons l'identification nationale et l'hostilité aux autres. Nous recherchons les déterminants pour expliquer ce double phénomène. Il y a différents types d'explications, avec des variables différentes : la vision du monde (une croyance religieuse ou non), les inégalités structurales (conditions de vie, types de quartier). Un certain nombre d'éléments sont associés : porter une arme, avoir un passé de délinquant, les contacts avec l'État, et principalement la police et l'école.
J'ai ensuite utilisé une méthode de classification automatique, pour voir ce que disaient les données sans avoir d'hypothèse. Au final, ceux qui pensent que la violence est une bonne chose sont des personnes qui vivent dans des quartiers défavorisés, qui ont eu beaucoup de contact avec la police, indépendamment du fait qu'ils soient délinquants ou non. J'ai utilisé les mêmes techniques de classification automatique sur le fait de s'identifier à la collectivité nationale. Ce qui ressort de cette analyse, c'est que les valeurs les plus importantes sont les l'égalité et la vision du monde (être religieux ou non). Les gens qui rejettent la France sont les adolescents qui s'inscrivent en dehors de la religion, et qui adhèrent à des idées d'égalité.
Nous avons fait tourner le modèle avec d'autres hypothèses en regroupant des variables. Nous avons ainsi regroupé la variable « se sentir Français » et celle de « la justification de la violence ». On retrouve ce que nous dit la classification automatique. Il y a deux sources principales. La première est liée à l'identité sociale, à la religion et aux valeurs. Elle est distincte de la deuxième source, laquelle est liée aux désavantages structurels, au fait d'apprendre à être violent et d'avoir des contacts hostiles avec la police. Il n'y a pas une source unique, mais différents types de sources, qui probablement se combinent et entraînent des individus à être enclins à des processus de radicalisation réelle. Ce sont les clivages sous-jacents qui expliquent ensuite les phénomènes extrêmes de radicalisation. Les personnes radicalisées sont générées par un certain nombre de choses qui se passent dans la société.
Philippe d'Iribarne - Je commencerai mon propos pas la remarque suivante : on sous-estime la capacité de séduction de l'Islam radical. Nous sommes dans un monde largement embourgeoisé, qui a du mal à appréhender cette séduction. On peut évoquer le travail de François Furet sur Le passé d'une illusion , où il expliquait le rejet du monde bourgeois et son rôle dans le marxisme et le nazisme. De tout temps, il y a chez certains un désir d'une adhésion à des dynamiques extrêmes, d'un ascétisme extrême. Ceci ne concerne pas seulement des gens en difficulté. On a longuement évoqué le cas de la présidente de la Corée du Sud, envoutée par une sorte de gourou. Actuellement, nous sommes dans une situation dans laquelle le socialisme et le christianisme se sont embourgeoisés. La seule offre de quelque chose de radical, sortant de la platitude de la vie, est l'Islam radical. Cela concerne non seulement des personnes issues de familles musulmanes, mais aussi des familles athées, chrétiennes.
Comment ce désir d'une certaine radicalité va-t-il rencontrer l'Islam ? L'Islam va permettre de répondre à un certain désir un peu diffus de radicalité, mais va également permettre de soumettre le monde par le fer et par le feu, de répondre à quelque chose de très fort, en particulier chez ceux qui recherchent une légitimation de la violence. Or l'Islam permet une remarquable légitimation de la violence. Certes, l'Islam radical n'est pas tout l'Islam. Mais, dans l'Islam, le prophète, chef de guerre, est un grand modèle et le projet de soumettre le monde sous l'étendard d'Allah est présent dès le départ. Il y a également dans l'Islam une certitude : la condamnation du doute est radicale ; la référence à l'unanimité est très forte. Cette référence à une communauté unanime est d'autant plus unanime qu'elle est dans la certitude, et d'autant plus dans la certitude qu'elle est unanime. Et cela va entrer en résonance avec la radicalité, de manière remarquable. Au fond, toute cette geste de l'Islam, avec l'évocation du califat, mais aussi avec les grandes dynasties des Almohades et des Almoravides, peut avoir de quoi séduire.
Régulièrement, certains citent le Coran, afin d'expliquer que l'Islam est une religion d'amour et de paix. Le verset 32 est choisi en exemple : « Celui qui a tué un homme qui lui-même n'a pas tué, ou qui n'a pas commis de violence sur la terre est considéré comme s'il avait tué tous les hommes ». Mais le verset suivant 33-34 est très violent : « Telle sera la rétribution de ceux qui font la guerre contre Dieu et contre son Prophète, et de ceux qui exercent la violence sur terre : Ils seront tués ou crucifiés, ou bien leur main droite et leur pied gauche seront coupés, ou bien ils seront expulsés du pays. Tel sera leur sort : la honte en ce monde et le terrible châtiment dans la vie future - sauf pour ceux qui se sont repentis avant d'être tombé sous votre domination » Ce verset reste d'actualité. Beaucoup ont été surpris au moment où un pilote jordanien avait été assassiné. Le grand imam d'al-Azhar, réputé pour être modéré, a cité explicitement ce verset, pour dire que ceux qui avaient brûlé vif ce pilote jordanien, devaient être passible des peines prévues par ce verset.
Certes, il y a, bien sûr, un Islam embourgeoisé. La vertu et la séduction du compromis avec le monde est présente partout. Mais il reste que cette vision radicale est présente comme une sorte de statue du Commandeur, prête à réapparaître. Est-ce que les représentants d'un Islam modéré, qui vont être regardés par les radicaux comme apostats, vont être susceptibles d'avoir une influence sur ceux qui sont en train de se radicaliser ? Leur seul point d'entrée qui peut être un peu efficace est de montrer que ce qui est promis par les recruteurs n'est pas vrai, de mettre en avant la parole non tenue.
Jean-Marie Bockel. - Je vous remercie pour vos interventions. Monsieur Hefez, vous nous avez montré le poids des fragilités psychologiques dans le passage à l'acte. Dans l'un de vos articles, vous évoquez le rôle de la sexualité honteuse, qui a pu jouer un rôle chez certains individus. Pouvez-vous nous en dire plus ? Par ailleurs, comment les institutions locales que nous représentons peuvent-elles jouer un rôle afin d'entraver le travail des rabatteurs ? Cela fait-il sens de renforcer la présence de personnes relais sur le terrain ? Faut-il pour cela s'appuyer sur des structures existantes, y compris musulmane ? Comme vous l'avez indiqué, la détection de certains profils psychologiques est un enjeu. Vous avez également parlé de « prothèse djhadiste ». Pour moi, cela a un sens d'essayer de travailler à produire un discours alternatif.
Serge Hefez. - Toutes ces questions sont très compliquées. Ce que nous avons dit les uns et les autres est juste, mais à des niveaux différents : la radicalisation est liée à la fois à des fractures sociales, à une histoire postcoloniale, à un parcours de société, à l'Islam tel qu'il est, à des processus de groupes, des profils particuliers, au final à des histoires différentes les unes des autres. L'une des questions essentielles est de savoir comment travailler tous ensemble pour proposer quelque chose de cohérent par rapport à toutes ces variables qui s'imbriquent. En ce qui concerne mon article relatif à l'homosexualité honteuse chez certains djihadistes, il s'inscrit dans le parcours singulier devenu spectaculaire des tueurs de Nice et d'Orlando. Nous avions dans le cas d'espèce deux types de personnalités analogues. Ce qui est particulièrement intéressant, c'est leur rapport à la paranoïa. Je travaillais à cette époque avec un garçon dans la même situation. Je souhaitais dans cet article mettre en lumière cette conjonction de paramètres, afin d'aider d'autres psychologues confrontés à des cas similaires.
À l'heure actuelle, les profils des jeunes radicalisés sont en train de changer. En effet, ceux recrutés il y a quelques mois l'étaient dans le but de partir pour la Syrie. Il fallait ainsi des profils de jeunes exaltés, en quête de sens sacré, d'adhésion à un groupe et à une idéologie très forte. Aujourd'hui, les jeunes recrutés doivent rester en France et faire le plus de mal possible sur le territoire national, seuls. Nous sommes ainsi dans un profil de « loup solitaire sous influence ». Il s'agit de jeunes déjà un peu fragiles, peut-être un peu paranoïaques, marqués par la quête d'un maître. Ce sont des jeunes qui ne sont pas en quête d'une adhésion sectaire, mais il suffit d'un tout petit détonateur pour que tout à coup, tout s'organise. La jeune fille rencontrée hier s'est radicalisée en quelques semaines. Mais, dans sa famille, tout le monde s'accordait pour dire qu'elle était fragile au départ.
Il est important de collaborer entre les différents professionnels. J'ai une crainte : ces dernières semaines, nous avons mis en prison énormément de jeunes fichés S de 14 à 18 ans. Parmi ces jeunes, certains étaient suivis par mes services. Ils ont besoin de soins psychiques et psychiatriques. En prison, leur avenir est compromis, notamment en raison des rencontres qu'ils risquent de faire. En outre, nous allons bientôt avoir un retour en France d'enfants nés en Syrie ou qui ont accompagné leurs parents. Ils vont très certainement être remis à l'aide à l'enfance ou à leurs familles éloignées. Un programme d'accompagnement doit être mis en place.
Sébastian Roché. - Il faut faire attention à ne pas mettre en place des solutions qui apporteraient plus de dommages que de bénéfices. Il faut récréer pour ces jeunes les liens suffisants pour les rattacher à la société. Il est assez risqué de les mettre en prison. On utilise l'incarcération comme un pis-aller : nous maîtrisons la violence de ces jeunes en les contenant physiquement, mais les effets sur la récidive sont manifestes. En ce qui concerne les terroristes de Saint-Etienne de Rouvray, je suis interloqué par la vitesse de basculement supposée, que j'ai lue dans la presse. Il y a une haine de la France qui ne peut pas se construire dans un intervalle de temps aussi court.
Jean-Marie Bockel. - L'intérêt de cette table ronde est de croiser vos différentes analyses. En ce qui concerne la prison préventive pour les adolescents, peut-on imaginer qu'un maillage territorial renforcé puisse offrir aux autorités les garanties nécessaires pour éviter d'emprisonner ces jeunes ?
Serge Hefez. - Tout ce qui correspond à un indicateur de rupture est inquiétant. Il faut travailler sur ces indicateurs. L'Éducation nationale a un rôle important à jouer.
Jean-Marie Bockel. - Faut-il associer des psychiatres, par exemple, aux conseils locaux de la délinquance ?
Serge Hefez. - Je pense que c'est une bonne idée. Le problème est la dimension psychique.
Jean-Marie Bockel. - Je me tourne vers Serge Blisko : quels apports de la connaissance du phénomène sectaire peuvent intéresser les collectivités locales ? Vous avez créé un groupe de travail sur la prise en charge des personnes en voie de déradicalisation. Quels enseignements en tirez-vous pour les territoires ?
Serge Blisko. - Nos exposés montrent bien la complexité du problème mais en même temps présentent des pistes de travail intéressantes : les effets de groupe chez les jeunes, le rapport de la jeunesse avec la société et ses institutions, notamment l'école et la police. En ce qui concerne l'école, il faut opérer des distinctions de genre : c'est un instrument d'émancipation pour certaines jeunes filles, mais cela ne l'est plus pour les jeunes hommes des quartiers populaires. J'ai été très surpris par le nombre de personnes me disant « j'ai un diplôme, à quoi cela me sert-il ? ». Le monde du travail n'est plus capable d'intégrer les jeunes. Ainsi 20% des jeunes sont sans travail ni formation et, parmi eux, 80% sont des garçons. À partir de là, naît le ressentiment vis-à-vis de la Nation. Une masse de jeunes éprouvent un ressentiment vis-à-vis du pays, qui ne leur a pas donné d'opportunité de progression. Le climat socio-économique est un facteur aggravant. En ce qui concerne les associations, on trouve en France un formidable relais associatif. Mais il faut l'activer, le sensibiliser, le former. En outre, ce tissu est très inégal selon les territoires. En tout état de cause, il est fondamental de ne pas laisser les jeunes en déshérence. En effet, si nos institutions, si la Nation ne va pas vers eux, ce sont d'autres qui iront.
Jean-Marie Bockel. - Il y a deux sujets : d'une part le radicalisme terroriste, que nous avons évoqué lors de cette table ronde ; d'autre part l'islamisation de la société. Y a-t-il aujourd'hui un risque de constitution d'une société multiculturelle ?
Philippe d'Iribarne. - La République est très embarrassée. Elle manque de moyens juridiques pour traiter ce qui se passe. En effet, quand on parle de religion, on ne doit connaître que des individus. Nous sommes aussi en présence de phénomènes collectifs, qui ne relèvent pas de la religion, mais de la construction d'une société, marqués par un certain nombre d'idéaux. Nous essayons de faire face à ces phénomènes en bricolant, ce qui finit par choquer les Musulmans. En effet, nous votons des lois en expliquant que cela concerne toutes les religions afin de lutter contre ce projet de société, mais dans les faits cette loi concerne principalement les Musulmans. Le projet de société n'a pas à bénéficier des privilèges des religions.
Jean-Marie Bockel. - Existe-t-il un continuum entre les différents types de délinquance ? Que penser des outils pratico-pratiques ?
Sébastian Roché. - Ce qui m'a marqué de prime abord lors de mes premiers travaux entre la France et l'Allemagne, c'est de voir qu'en France l'Islam est associé au rejet de la police. En Allemagne, il n'y a pas le même rejet de la police par les jeunes musulmans. Ainsi une même religion ne produit pas les mêmes effets partout. En France, chez les jeunes musulmans, j'ai été frappé par l'intensité du rejet des valeurs libérales, de l'égalité hommes/femmes, des théories de l'évolution. On atteint dans certains cas 90%. Ce qui est intéressant, c'est que ce rejet existe aussi chez les catholiques les plus attachés à leur foi. Il y a une moindre adhésion à la Nation. Ainsi 80% des jeunes se déclarant musulmans dans mon enquête pensent que leur foi est la dimension la plus importante. Chez les jeunes se déclarant catholiques, on est à 20%. Mais les jeunes catholiques les plus pratiquants se reconnaissent moins dans l'idée de Nation que les jeunes moins pratiquants, ou catholiques par tradition familiale. Il existe des lignes de fracture qui sont grossies chez les musulmans, mais qui sont présentes aussi chez d'autres groupes. En ce qui concerne les outils, j'ai travaillé avec la préfecture de l'Isère, et le directeur de cabinet a fait le constat que, pour la plupart des dispositifs relatifs à la prévention de la délinquance, il n'y avait aucune évaluation. Ainsi, la préfecture n'est pas équipée pour réaliser un travail d'allocation des ressources qui soit efficace.