C. DES CONDITIONS DE NÉGOCIATION QUI ONT NOURRI LA MÉFIANCE ET LES CRITIQUES
1. Une négociation largement influencée par l'Allemagne
Le Conseil européen avait inscrit à son ordre du jour du 7 mars 2016 l'examen de l'état d'avancement du plan d'action entre l'Union européenne et la Turquie conclu le 29 novembre 2015 et qui peinait à donner les résultats attendus.
De fait, on était à la recherche d'un « plan B ». À l'évidence, il n'y avait pas de consensus sur les nouvelles mesures à prendre . Pour certains, la solution consistait dans la fermeture stricte des frontières extérieures de l'espace Schengen. Telle semblait être la position du président du Conseil européen. L'Allemagne, de son côté, ne souhaitait pas donner quitus aux décisions unilatérales prises par un certain nombre d'États, notamment son voisin autrichien, et explorait la manière dont pourrait être mise en oeuvre en Grèce une disposition du droit européen fondée sur la notion de « pays tiers sûr », qui permettrait de renvoyer en Turquie les demandeurs d'asile ayant traversé la mer Égée.
Mais c'est finalement la Turquie qui, à l'occasion d'une réunion tripartite le 6 mars dernier entre la Chancelière allemande, le Premier ministre turc et le Premier ministre des Pays-Bas au titre de la présidence néerlandaise, a présenté la proposition de réadmettre sur son territoire, à compter d'une certaine date, la totalité des migrants l'ayant quitté pour entrer illégalement en Grèce, à condition que chaque réadmission d'un ressortissant syrien donne lieu à la réinstallation d'un autre Syrien dans un État membre de l'UE ( mécanisme dit du « un pour un ») et en échange de la libéralisation des visas et de l'accélération du processus d'adhésion de son pays à l'UE.
La Déclaration des chefs d'Etat et de gouvernement du 8 mars 2016 prend acte de cette proposition et prévoit que le président du Conseil européen l'approfondisse et en définisse les modalités avec la Turquie, dans le respect du droit international ou européen, en vue du prochain Conseil européen.
Cette négociation, largement orchestrée par l'Allemagne, n`a donc pas moins permis à la Turquie de se remettre au centre du jeu . Pour un certain nombre d'observateurs, elle aura aussi consacré un relatif effacement de l'Union, et notamment de la France, sur un problème devenu crucial.
Lors de son audition devant la mission commune d'information, M. Philippe Léglise-Costa, secrétaire général des affaires européennes, a toutefois assuré que si l'Allemagne avait, en effet, été « très active » dans les négociations, elle n'en avait pas moins respecté le cadre européen et recherché une « compréhension commune » avec le chef de l'État français à chaque étape du processus.
Il a rappelé, par exemple, que la Chancelière allemande était venue à Paris négocier un accord préalable avec la France avant le Conseil européen du 7 mars, mais surtout avant le fameux dîner du 6 mars avec le Premier ministre turc. Le soutien de la France à l'accord fut conditionné , aux dires du secrétaire général aux affaires européennes, au respect de plusieurs exigences :
• la vérification de la légalité
du dispositif.
Cette question fit l'objet de longues
négociations entre le 7 et le 18 mars 2016
. Il fallait ainsi
que l'accord garantisse qu'il n'y aurait ni expulsions collectives, ni
refoulement, mais des examens individuels selon des procédures conformes
au droit européen et international ;
• le maintien des conditions que l'Union
européenne a posées dans les différents cadres composant
sa relation avec la Turquie (processus d'adhésion à l'Union
européenne, libéralisation des visas) ;
• s'agissant de la
« facilité » supplémentaire de 3 milliards
d'euros, l'exigence que les fonds seraient bien destinés à
l'amélioration des conditions de vie des réfugiés syriens
sur le territoire turc et que les décisions de déboursements
supplémentaires ne seraient prises qu'au vu de la consommation de la
première « facilité » de 3 milliards d'euros
;
• la vigilance sur les droits fondamentaux en Turquie
compte tenu de la dégradation observée durant la dernière
période ;
• un soutien financier accru à la
Grèce de la part des États membres et à travers
l'instrument européen EURO ECHO ;
• enfin, dernière exigence, celle selon
laquelle les relocalisations de Grèce et les réinstallations des
réfugiés syriens en Turquie s'inscriront, pour ce qui concerne la
France, dans le cadre de
l'engagement pris au mois de septembre 2015
d'un accueil de 30 000 demandeurs d'asile
.
2. Un accord controversé
La négociation et la conclusion de l'accord ont suscité les vives critiques des ONG (Amnesty International, Human Rights Watch, Médecins du Monde...) et, au moins dans un premier temps, du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR).
La première inquiétude concernait le renvoi systématique et la possibilité que soit ainsi remis en cause le droit de demander l'asile et l'obligation pour tout État d'enregistrer les requêtes à cette fin, conformément au droit européen et notamment à l'article 18 de la Charte européenne des droits fondamentaux.
Il ne pouvait être question, en effet, d'organiser des renvois systématiques et groupés de réfugiés sans examen des situations individuelles , cette interdiction étant clairement affirmée par l'article 4 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme , confirmé par l'article 19§1 de la Charte européenne des droits fondamentaux. Par ailleurs, il fallait éviter toute atteinte au principe de non-refoulement garanti par l' article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme : cet article dispose que nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants et interdit à ce titre de renvoyer dans son pays un ressortissant qui pourrait y être exposé.
Ces principes d'interdiction du refoulement et des expulsions collectives avaient été notamment rappelés par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans son arrête Hirsi de 2012 6 ( * ) .
Le HCR a rappelé, quant à lui, que l'application de la notion de « pays tiers sûr » devait être accompagnée de garanties procédurales pour en contester, le cas échéant, le bien-fondé.
Cette mobilisation n'a sans doute pas été sans effet sur la mise au point définitive de l'accord et l'exigence que des garanties procédurales soient apportées.
Pour autant, la question de savoir si la Turquie peut être considérée comme un pays tiers sûr reste au coeur des interrogations sur la légitimité et la légalité de l'accord - en même temps qu'au fondement du blocage du dispositif de renvoi ( cf infra ). Pour de nombreuses ONG, comme pour le président de la Commission « Droits de l'Homme » du Conseil de l'Europe, du Défenseur des Droits en France ou d'un grand nombre d'observateurs, la Turquie ne peut être considérée actuellement comme tel, en ce qui concerne tant l'accès à la procédure d'asile que la protection effectivement accordée. Les cas de refoulement dans leur pays de Syriens et d'Afghans - des « retours volontaires » aux dires de la Turquie - qui, selon des ONG, seraient intervenus peu de temps après la signature de l'accord 7 ( * ) , n'ont fait que renforcer les inquiétudes.
D'autres critiques ont pris pour cible le dispositif du « 1 pour 1 » s'agissant des réfugiés syriens. Outre le caractère immoral de l'échange de demandeurs d'asile contre d'autres, ce mécanisme pourrait constituer une « discrimination » directe fondée sur la nationalité (seuls les Syriens sont concernés par l'accord et pas les Afghans, les Pakistanais ou les Érythréens par exemple) et serait contraire au principe de non-discrimination affirmé par l'article 3 de la Convention de Genève sur les réfugiés et au principe d'égalité reconnu par le droit européen. Pour l'heure, aucune juridiction internationale ou nationale n'a eu l'occasion de statuer sur ce point.
On n'oubliera pas non plus la critique politique de fond, adressée par certains aux représentants de l'Union européenne, celle d'avoir cédé au chantage de la Turquie pour remédier à une situation qu'elle ne contrôlait plus du tout , en acceptant de payer un prix élevé (la mise en place accélérée d'une exemption de visa de court séjour pour les ressortissants turcs « au plus tard à la fin du mois de juin 2016 » - pour autant que tous les critères requis soient respectés ce qui, pour de nombreux observateurs, relevait du pari impossible compte tenu du contexte -, l'ouverture de nouveaux chapitres dans le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ainsi que la promesse d'une aide de 3 milliards d'euros supplémentaires) alors même que la situation des droits humains et des libertés publiques connait en Turquie une importante dégradation.
* 6 CEDH, Hirsi c.Italie, 23 février 2012.
* 7 « Accord UE-Turquie : le droit déjà bafoué », Amnesty International, 23 mars 2016.