B. LA NÉCESSITÉ DE TROUVER UNE RÉPONSE À UNE CRISE MIGRATOIRE AIGUË

1. Un mouvement migratoire exceptionnel...

La très forte augmentation du nombre des réfugiés en provenance du Levant, principalement liée au départ à la crise syrienne , commence en 2014, mais elle prend un tour de plus en plus aigu à l'automne 2015 et en hiver 2015-2016, spécialement en Méditerranée orientale. Rappelons qu'en 2014, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), la Grèce a comptabilisé 77 000 entrées irrégulières (contre 170 000 en Italie par la route de Méditerranée centrale).

Arrivées mensuelles en Grèce (2014-2015)

Source : Organisation internationale pour les migrations (OIM)

En 2015, les flux migratoires les plus importants se réorientent complètement sur la Méditerranée orientale , empruntant massivement la voie maritime qui passe par les îles grecques de la mer Egée. La montée en puissance de cette route tient largement, il faut le souligner, au renforcement du contrôle de la frontière terrestre gréco-turque depuis 2012 (déploiement de Frontex, construction d'un mur achevé fin 2012) qui avait conduit à une baisse significative des passages dans la région d'Evros et à une progression dès 2013 des traversées de la mer Egée.

Devenue la principale porte d'entrée en Europe , la Grèce aura assuré le premier accueil de plus de 80 % (857 000) d'environ un million de migrants entrés sur le territoire de l'Union européenne par la voie maritime. Pour ce pays, cela représente une multiplication par 20 du nombre d'arrivées par la mer par rapport à 2014 (43 500).

48 % du total des arrivants en Europe, et près de 60 % des arrivants en Grèce (un peu plus de 500 000 personnes), ont débarqué sur l'île de Lesbos, distantes d'une douzaine de kilomètres des côtes turques. Au mois d'octobre 2015, la Grèce aurait dénombré quelque 7 000 arrivées quotidiennes. Selon l'OIM, les 500 000 nouveaux arrivants à Lesbos en 2015 auraient été principalement des Syriens (48,1 %), des Afghans (33,3 %) et des Irakiens (10,3 %).

Pour l'agence Frontex la route de la Méditerranée orientale a été empruntée en 2015 par 885 386 migrants (soit + 1 642 % par rapport à 2014) dont 496 346 Syriens (soit 15,7 fois le nombre enregistré en 2014), 213 365 Afghans (17 fois), 92 721 Irakiens (107 fois) 24 203 Pakistanais (89 fois), 26 062 Iraniens (129,6 fois) et 7 416 Marocains (168,5 fois).

Il faut souligner le rôle déterminant joué par les réseaux de passeurs implantés au Moyen-Orient et en Turquie dans la structuration de ce flux à destination de l'Europe, grâce à des modes opératoires de plus en plus sophistiqués utilisant largement Internet et les réseaux sociaux. Comme l'a souligné M. Marc Pierini, ancien ambassadeur de l'UE auprès de la Turquie, « un véritable fonds de commerce a vu le jour pendant l'été 2015, qui a rapporté aux trafiquants, selon l'estimation la plus basse, 2 milliards d'euros l'année dernière pour la seule côte turque ». Ce modèle économique ne se limite pas, en effet, à l`organisation des voyages, il comprend diverses prestations annexes (fourniture de faux documents d'identité, de gilets de sauvetage - parfois contrefaits...) qui alimentent un secteur d'activité particulièrement lucratif.

L'OIM a enregistré, en 2015, 806 décès et du 1 er janvier au 7 mars 2016, 347 décès au cours des traversées parfois périlleuses dans la mer Égée . Rappelons que cet organisme a comptabilisé 3 625 morts ou disparus en 2015 et 3 501 morts ou disparus en 2016 (à la date du 4 octobre) parmi les migrants ayant tenté de traverser la Méditerranée.

Arrivées en 2015

(source HCR)

Par ailleurs en pleine crise financière, la Grèce s'est trouvée dans l'incapacité tant d'assurer le contrôle de ses frontières que de déployer des capacités d'accueil à la mesure des flux d'entrée sur son territoire.

Comme l'ont souligné nos collègues Jacques Legendre et Gaëtan Gorce 3 ( * ) , seuls 8 % des arrivants en Grèce faisaient l'objet d'un enregistrement dans le système Eurodac au cours du mois de septembre 2015.

La politique des autorités grecques a consisté, durant cette période, à organiser l'évacuation des migrants arrivés dans les îles vers le continent en laissant par ailleurs ouverte, à compter du mois d'avril 2015, la frontière avec la Macédoine afin qu'ils puissent gagner les pays qu'ils souhaitaient rejoindre en empruntant l'itinéraire terrestre des Balkans occidentaux. Relevons, au surplus, que la Grèce avait allégé depuis un certain nombre de mois les dispositifs tendant à limiter les arrivées irrégulières, fermant les centres de rétention et diminuant les contrôles.

Si la Hongrie a tenté, dès l'automne 2015, d'endiguer le flux entrant 4 ( * ) en érigeant deux murs de séparation à sa frontière avec la Serbie (septembre 2015), puis à sa frontière avec la Croatie (octobre 2015), la « route des Balkans » est bien devenue une « autoroute vers l'Europe ».

Autant dire que les dispositions du règlement de Dublin, qui attribuent aux pays de première entrée (Grèce, Italie...) la responsabilité du traitement des demandes d'asile, étaient totalement contournées, la déclaration du 26 août 2015 de la Chancelière allemande Angela Merkel promettant aux réfugiés de ne pas être renvoyés s'ils parvenaient en Allemagne, n'ayant probablement fait, à cet égard, qu'amplifier le phénomène. Durant des mois, les pays situés sur la route des Balkans, Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM), Serbie, Slovénie et Croatie, adoptaient la même politique facilitatrice que la Grèce.

Ce n'est que le 21 novembre 2015 que la Macédoine réintroduit un contrôle strict de sa frontière avec la Grèce et organise un filtrage commun avec ses voisins serbe, croate, slovène et autrichien.

À partir de l'automne en effet, les principaux pays de destination des réfugiés, l'Allemagne, mais aussi l'Autriche et la Suède, débordés par l'importance du flux , commencent à vouloir stopper ces arrivées massives en prenant des mesures restrictives en termes d'accueil.

2. ... auquel l'UE peine à apporter une réponse efficace

Face à la crise migratoire, l'Union européenne, qui avait fait preuve de manque d'anticipation, se trouve contrainte de réagir dans l'urgence.

À compter du printemps 2015, elle adopte un certain nombre de mesures dans le cadre d'un « plan d'action » reprenant nombre de dispositions proposées par la Commission européenne dans son Agenda européen pour la migration du mois de mai 2015. Parmi ces mesures figurent :


• l'augmentation des moyens consacrés aux opérations de surveillance des frontières maritimes par Frontex en Méditerranée centrale et orientale ;


• le renforcement de la lutte contre les réseaux de passeur à travers le lancement d'une nouvelle opération maritime dite EUNAVFOR MED ;


• la mise en place aux principaux points d'arrivée des migrants en Europe, dits « hotspots » de points d'accueil et d'enregistrement dans lesquels les agences européennes (Frontex, EASO, Eurojust et Europol) et les États membres apportent leur soutien aux États concernés (Grèce, Italie) pour l'accomplissement des formalités d'identification (« screening ») et d'enregistrement ; il convient de noter qu'en vertu d'une loi grecque de 2011, certains « centres de premier accueil » existaient déjà dans ces hotspots , comme celui de Moria à Lesbos. L'approche européenne vise à permettre le déploiement d'autres centres (cinq au total dans les îles grecques de la mer Egée : outre Lesbos, Chios, Samos, Leros et Kos) et à conforter leurs capacités.


• la relocalisation d'urgence de 160 000 personnes arrivées en Grèce et en Italie ( cf. infra ) ;


• le renforcement de la coopération avec les pays des Balkans occidentaux ;


• des mesures d'aide aux réfugiés à l'extérieur de l'Union européenne et destinées à favoriser l'entrée légale dans l'Union (augmentation du Fonds régional d'affectation spéciale en réponse à la crise syrienne, dit « Fonds Madad », créé en décembre 2014 et adoption d'un programme volontaire de réinstallations le 22 juillet 2015).

Ces mesures, pourtant, se sont avérées insuffisantes pour répondre à la crise et endiguer le flux.

Comme l'ont relevé Jacques Legendre et Gaëtan Gorce : « un problème a été la lenteur du déploiement du dispositif des hotspots dans les îles , compte tenu à la fois des difficultés des États membres à répondre aux appels à contributions des agences européennes venant soutenir la Grèce et des difficultés d'organisation manifestées par celle-ci . Pendant des mois, une limite essentielle à l'efficacité du dispositif a été l'absence de centres de rétention permettant de retenir, dans l'attente de leur renvoi, les migrants ne pouvant prétendre à une protection internationale » ainsi que l'avait d'ailleurs constaté notre collègue M. François- Noël Buffet 5 ( * ) .

Par ailleurs, l'Union a peiné à convaincre l'ensemble des États membres de faire preuve de solidarité , comme l'a illustré la difficile mise en oeuvre - pour ne pas dire l'échec - du plan de relocalisation d'urgence .

Ce plan de relocalisation visait, par dérogation au règlement de Dublin, à relocaliser 160 000 demandeurs d'asile dans d'autres États membres afin de soulager les États de première entrée sous pression. Les deux mécanismes de « relocalisation » adoptés par le Conseil le 14 septembre (40 000 personnes au départ de l'Italie et de la Grèce), et le 22 septembre 2015 (120 000 personnes supplémentaires au départ de l'Italie, de la Grèce et de la Hongrie - qui a refusé le bénéfice du dispositif - soit un total de 160 000 personnes à relocaliser) concernaient 10 à 15 % de l'ensemble des réfugiés arrivés dans l'Union en 2015. Il s'agit de deux mécanismes exceptionnels et temporaires, destinés à être mis en oeuvre dans les deux ans.

Soulignons que la clé de répartition retenue par la Commission (le PIB à hauteur de 40 %, la population à hauteur de 40 %, le taux de chômage à hauteur de 10 %, ainsi que l'effort en matière d'asile des cinq dernières années à hauteur de 10 %), n'a pas été validée par les décisions du Conseil. La France, pour sa part, s'est engagée à accueillir 30 000 personnes, soit 6 752 au départ de l'Italie, 12 962 au départ de la Grèce, auxquelles s'ajouteraient environ 10 000 personnes au titre de la « réserve hongroise ».

En dépit de son caractère limité et, en définitive, « volontariste », ce plan de la Commission européenne s'est heurté à de fortes oppositions , notamment à celle, en Europe centrale et orientale, des pays du groupe de « Visegrad ». Deux d'entre eux - la Slovaquie et la Hongrie - ont déposé des recours contre ce plan auprès de la Cour de justice de l'Union européenne. Cette fronde se poursuit comme le montre la décision du gouvernement hongrois d'organiser le 2 octobre 2016 un référendum sur le principe des « quotas obligatoires ». À ce jour, seules 5 651 relocalisations ont été opérées dont 4 455 depuis la Grèce et 1 196 depuis l'Italie .

3. Une première étape insuffisante : le « plan d'action commun » Union européenne-Turquie du 29 novembre 2015

Dès l'automne 2015, il est devenu évident que les initiatives européennes étaient largement paralysées par le déficit de solidarité entre les États membres.

La crise migratoire s'aggravant, il devenait urgent d'agir en amont du flux. Un rapprochement avec la Turquie, principal pays de transit des réfugiés et migrants (880 000 personnes) ayant rejoint l'Europe en 2015, est apparu inévitable. Amorcé dès octobre 2015, il a débouché sur l'adoption, lors du sommet UE-Turquie du 29 novembre 2015 , d'un « plan d'action commun » définissant une série de mesures que les deux parties s'engagent à entreprendre.

Les engagements de la Turquie portaient sur :


l'amélioration des droits des Syriens bénéficiant d'une protection temporaire ( cf. infra ), notamment en matière d'accès aux services publics, à l'éducation, à la santé et à l'emploi ;


l'intensification de la coopération migratoire avec l'UE en matière de réadmission des migrants irréguliers, de contrôle aux frontières et de lutte contre les réseaux de passeurs ;


• la poursuite de l'alignement progressif de la politique de la Turquie et de l'UE en matière de visas , notamment en ce qui concerne les pays représentant une source importante de migration illégale.

Les engagements de l'Union européenne portaient, quant à eux, sur :


• une aide financière de 3 milliards d'euros sur deux ans (2016 et 2017), destinée à financer des projets en lien avec l'accueil et l'intégration des réfugiés syriens en Turquie. Cette aide prendrait la forme d'une « facilité financière » et serait abondée à hauteur d'un milliard d'euros par le budget européen et pour les deux milliards restants par les États membres ;


• le soutien des programmes de réinstallation existants .

À titre de contreparties pour la Turquie, le plan prévoyait déjà :

- une accélération de la mise en oeuvre de la feuille de route sur la libéralisation des visas : un deuxième rapport d'évaluation serait présenté début mars 2016, et l'application de l'accord de réadmission entre l'UE et la Turquie, signé le 16 décembre 2013, aux ressortissants de pays tiers, initialement prévue au 1 er octobre 2017, serait avancée au 1 er juin 2016, l'objectif étant d'aboutir à une libéralisation du régime des visas en octobre 2016.

- ainsi qu'une relance du processus d'adhésion : au-delà de l'ouverture d'un nouveau chapitre de négociations le 14 décembre 2015 (le chapitre 17 « politique économique et monétaire »), la Commission européenne s'engageait à travailler en vue de l'ouverture de nouveaux chapitres au premier trimestre de 2016.

En application de ce plan, la Turquie a imposé, à compter du 8 janvier 2016, des restrictions à la délivrance des visas pour les Syriens entrant dans le pays par avion ou par voie maritime. Par ailleurs, elle a octroyé aux réfugiés syriens un droit d'accès au marché du travail. Des efforts ont été également entrepris pour la scolarisation des enfants de migrants, ainsi qu'en matière de contrôles aux frontières et de lutte contre les passeurs.

4. La nécessité d'une solution urgente liée à la persistance de la pression migratoire et les blocages résultant de la fermeture de la « route des Balkans »

Néanmoins, le « plan d'action commun » avec la Turquie s'est révélé insuffisamment efficace en termes de réduction des flux.

Malgré l'hiver, le nombre d'arrivées quotidiennes dans les îles grecques restait à un niveau élevé (2 000 par jour en moyenne en janvier 2015 contre 3 575 en décembre 2015 et près de 7 000 par jour en octobre 2015). Au mois de janvier 2016, l'OIM dénombrait 58 500 arrivées en Europe via la Grèce, soit 10 fois plus que le même mois l'année précédente (5 000).

Le 7 mars 2016, après la Slovénie et la Serbie, la Macédoine décidait à son tour de fermer sa frontière, achevant « la fermeture de la route des Balkans ». De ce fait, la Grèce devenait un cul-de-sac. À défaut d'une interruption rapide du flux d'arrivées se profilait une crise humanitaire d'une grande ampleur . À la frontière gréco-macédonienne (à Idomeni notamment), 15 000 réfugiés étaient bloqués dans des conditions dramatiques (55 000 environ dans toute la Grèce continentale). Les îles grecques de la mer Égée enregistraient toujours un nombre élevé d'arrivées quotidiennes.

L'UE devait d'urgence trouver une solution pour mettre un terme aux arrivées. Principal pays d'accueil des réfugiés en 2015 (plus d'un million d'arrivées et 470 000 demandes d'asile), l'Allemagne était particulièrement intéressée à cette recherche.


* 3 Rapport d'information n° 795 (2015-2016) de MM. Jacques Legendre et Gaétan Gorce, « l'Europe au défi des migrants : Agir vraiment ! ». Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2015/r15-795-notice.html

* 4 De janvier à juillet 2015, 100 000 entrées illégales ont été enregistrées en Hongrie par Frontex.

* 5 Rapport d'information n° 422 (2015-2016) de M. François-Noël Buffet, « L'Europe à l'épreuve de la crise des migrants : la mise en oeuvre de la « relocalisation » des demandeurs d'asile et des hotspots ». Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :
http://www.senat.fr/notice-rapport/2015/r15-422-notice.html

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