B. UNE LÉGIMITÉ INCERTAINE : DES FINALITÉS QUI RESTENT À RÉINVENTER
Les réformes proposées par la commission de réflexion sur la mission « Colbert » s'articulaient en huit recommandations .
Les huit recommandations de la commission de
réflexion
1 - Faire école, en liant l'Académie de France à Rome au réseau des établissements d'enseignement supérieur de la création, de la théorie et de l'histoire des arts 2 - Valoriser et diffuser le séjour des résidents de l'Académie de France à Rome 3 - Diversifier les types de résidence et de séjour 4 - Renforcer l'ouverture des disciplines accueillies 5 - Renforcer le critère d'excellence des recrutements 6 - Restructurer la rémunération des pensionnaires 7 - Améliorer l'accompagnement des résidents et leur accueil 8 - Mettre en place un statut juridique des pensionnaires et des résidents Source : rapport sur la réforme des résidences à l'Académie de France à Rome - Villa Médicis (Mission Colbert), rendu public en avril 2013 et disponible en ligne sur le site de l'Académie |
Si les préconisations relatives à la diversification des types de résidence et à l'amélioration de l'accompagnement des résidents ont été rapidement mises en oeuvre, force est de constater que d'autres n'ont pas encore eu le même impact sur le fonctionnement de l'établissement.
En particulier, deux questions parmi les plus cruciales sont restées sans réponse : ainsi la proposition de « restructurer la rémunération des pensionnaires » n'a-t-elle pas connu de suite, de même que celle concernant la mise en place « d'un statut juridique des pensionnaires et des résidents ». Loin de ne constituer que des détails pratiques voire triviaux, les conditions matérielles et juridiques d'accueil des pensionnaires conditionnent pour partie tout à la fois la lisibilité du séjour et sa légitimité auprès du public : la difficulté de les redéfinir renvoie à une incertitude plus profonde sur le sens et les finalités d'un séjour à la Villa.
1. Des progrès qui butent sur les questions sensibles du statut et des bourses des pensionnaires
Tant l'absence de statut clair des pensionnaires que le mode de calcul de leur bourse pose des difficultés considérables et votre rapporteur spécial considère que des progrès importants peuvent et doivent être accomplis quant à la transparence et l'équité des conditions d'accueil des artistes et des chercheurs.
a) La question du statut des pensionnaires, véritable serpent de mer
L'absence de statut des pensionnaires est une particularité qui apparaît depuis longtemps comme une anomalie : notre ancien collègue Yann Gaillard notait déjà, à l'occasion d'un rapport de contrôle publié en 2001, que « la situation juridique des pensionnaires est très particulière » dans la mesure où « il n'existe pas de statut du pensionnaire, qui n'est ni boursier, ni contractuel, ni salarié de l'État ».
Les inconvénients qui découlent d'un tel vide juridique sont également identifiés depuis plusieurs années : le rapport précité fait ainsi état des « difficultés pratiques, évoquées lors du conseil d'administration du 3 juillet 1999 » auxquelles sont confrontés les pensionnaires « pour l'ensemble des démarches administratives, notamment vis-à-vis des organismes sociaux et des assurances ».
Malgré ce consensus, aucun statut n'est encore défini et, d'après les informations transmises à votre rapporteur, il ne s'agit pas d'un chantier auquel la tutelle consacre beaucoup de ressources , ni par conséquent dont la conclusion est attendue dans les mois à venir.
Certes, le travail de définition d'un statut soulève des problèmes juridiques délicats , comme en témoigne le cas de la Casa Velasquez dont les pensionnaires sont assimilés à des employés, ce qui entraîne l'application du droit du travail et oblige par exemple la Casa à leur verser des indemnités de licenciement en cas de contentieux.
Mais la réticence à s'atteler à la définition d'un statut traduit une incertitude plus profonde sur la nature d'un séjour à la Villa : définir le statut des pensionnaires se heurte à la multiplicité des profils et des séjours .
b) Des bourses régies par une réglementation complexe, source d'incertitudes budgétaires et d'iniquités entre les pensionnaires
L'absence de véritable réflexion sur le statut des pensionnaires, en dehors de quelques mentions lors des conseils d'administration, va de pair avec un statu quo sur la rémunération des pensionnaires. Or le mode de calcul des bourses, fruit d'une longue histoire administrative et juridique, présente le double inconvénient d'être à la fois complexe et inéquitable.
(1) Une réglementation complexe
Les modalités de calcul des bourses touchées par les pensionnaires sont définies par l'arrêté du 10 janvier 1972 relatif aux modalités de la rémunération spéciale des personnels et des pensionnaires de l'Académie de France à Rome (en annexe). Son article 2 prévoit ainsi que « les pensionnaires reçoivent la même rémunération de base que celle en vigueur pour les professeurs bi-admissibles à l'agrégation à l'échelon de début ».
Les pensionnaires se voient également appliquer les dispositions du décret n° 67-290 du 28 mars 1967 fixant les modalités de calcul des émoluments des personnels de l'État et des établissements publics de l'État à caractère administratif en service à l'étranger : en d'autres termes, ils sont assimilés à des professeurs bi-admissibles à l'agrégation, à l'échelon de début, en poste à l'étranger .
Ils touchent donc le traitement correspondant à l'indice brut 406 32 ( * ) (indice majoré 366), soit une rémunération brute mensuelle de 1 704,86 euros à laquelle s'ajoute une indemnité de résidence brute de 3 127 euros, soit un total brut de 4 831,86 euros par mois.
Les pensionnaires bénéficient également, outre leur rémunération principale qui comprend le traitement et l'indemnité de résidence à l'étranger, d'avantages familiaux et d'indemnités forfaitaires pour rembourser des frais éventuels.
Les avantages familiaux prévus par le décret du 28 mars 1967 Deux catégories d'avantages familiaux doivent être distinguées : le supplément familial et les majorations familiales. Le supplément familial 33 ( * ) est réservé aux agents dont le conjoint 34 ( * ) n'exerce pas d'activité professionnelle ou dont l'activité professionnelle génère des revenus bruts mensuels inférieurs à 1 448,66 euros 35 ( * ) . Un agent divorcé ou veuf peut aussi en bénéficier à condition d'avoir un enfant à charge. Le supplément familial correspond à 10 % de l'indemnité de résidence à l'étranger perçue par l'agent, soit dans le cas des pensionnaires 312,7 euros. Les majorations familiales sont attribuées à tout agent qui a au moins un enfant à charge. Le montant des majorations familiales est obtenu par l'application d'un coefficient au montant du traitement brut soumis à retenue pour pension afférent à l'indice brut 585. Les majorations familiales sont fixées selon trois tranches d'âge par pays ou par localité. Source : commission des finances, d'après le décret du 28 mars 1967 et ses textes d'application |
Doivent être déduits de ce montant les charges et la retenue logement , qui en application du décret de 1967 correspond à 15 % du total de la rémunération brute 36 ( * ) , soit un montant compris dans la plupart des cas entre 800 et 1 100 euros.
D'après les informations transmises par l'Académie de France à Rome, le net à payer à un célibataire sans enfants s'élève à 3 300 euros par mois. Un pensionnaire marié, avec deux enfants et dont le conjoint est sans activité perçoit une bourse d'environ 4 500 euros net par mois.
Ce montant peut être supérieur si le pensionnaire est un fonctionnaire en détachement : dans ce cas, le pensionnaire est considéré par l'administration comme étant en poste à l'étranger et ce n'est donc pas l'indice majoré 366 qui est retenu pour calculer sa rémunération, ses indemnités et ses avantages familiaux mais l'indice majoré correspondant à son grade et échelon dans la fonction publique, avec cependant un plafonnement de l'indice brut à 520 (indice majoré 446).
Enfin, les pensionnaires perçoivent également une « indemnité de changement de résidence », dont le montant est forfaitaire et versé au départ : 1 500 euros par pensionnaire, 700 euros par conjoint pacsé ou marié et 400 euros par enfant.
(2) Des problèmes pratiques
L'évolution du montant des bourses en fonction du profil des pensionnaires , par définition impossible à connaître avant leur sélection, constitue un élément de risque budgétaire dans la mesure où le gestionnaire public ne peut pas connaître avec précision les bourses qui seront versées à la nouvelle promotion. Le montant prévisionnel des bourses est donc calculé à partir d'hypothèses sur la situation familiale et professionnelle des futurs pensionnaires.
Ainsi, dans les dernières années, le montant moyen de la bourse par pensionnaire a fortement augmenté , passant d'environ 56 000 euros par an en 2005 à près de 73 000 euros en 2014. Cette hausse de plus de 30 % en neuf ans ne découle pas d'un dérapage dans la gestion des crédits de l'Académie, mais du changement de profil des pensionnaires : outre le fait qu'ils sont plus nombreux, ils sont également plus âgés et donc ont davantage tendance à bénéficier du supplément familial.
En outre, une difficulté supplémentaire provient des fonctionnaires placés à la Villa en situation de détachement : le fonctionnaire détaché se trouve sous l'autorité des supérieurs hiérarchiques du service d'accueil, ce qui conduit notamment à ce que sa notation soit assurée par le chef de service de l'administration de détachement. En d'autres termes, un fonctionnaire étant parvenu à obtenir une position de détachement à l'Académie de Rome doit être noté par la directrice de la Villa Médicis alors même que celle-ci n'a pas, en réalité, de pouvoir hiérarchique sur le pensionnaire qui bénéficie d'une bourse de recherches.
(3) Un problème d'équité
Il est clair que les pensionnaires ne constituent pas et ne doivent pas constituer des « personnels civils employés par l'État » . Le règlement intérieur dispose d'ailleurs que « la rémunération appelée «bourse» qui vous est versée vise à vous permettre de vous consacrer uniquement à la création et à la recherche pendant votre séjour à l'Académie ».
Mais il ne s'agit pas que d'un simple problème d'affichage : la situation actuelle est inéquitable . En effet, aujourd'hui, les bourses varient selon des critères qui n'ont rien à voir avec la mission Colbert : elles peuvent être plus élevées si le pensionnaire a une famille vivant avec lui ou s'il est en position de détachement de la fonction publique.
Les règles de calcul des bourses conduisent donc à des différences de traitement injustifiées entre les pensionnaires : certains touchent des bourses très importantes au regard des standards internationaux en la matière et sans réelle justification au regard des missions de la Villa, quand d'autres doivent partager leur bourse et donc la diviser. C'est le cas d'un binôme d'artistes en pension à Villa. Cela aboutit à des différences de traitement entre le pensionnaire le plus favorisé et le pensionnaire le moins favorisé qui vont quasiment du simple au triple .
2. Une difficulté à définir le profil et les devoirs du pensionnaire
Les difficultés de définition d'un statut et de restructuration des bourses renvoient à un problème plus profond : celui de la détermination des finalités d'un séjour à la Villa .
À ce titre, restent d'une cruelle actualité les contradictions relevées par notre ancien collègue Yann Gaillard entre le désir exprimé par les pensionnaires d'un temps de respiration , de recherches, voire de « coupure » avec le marché de l'art ou le monde de la recherche, et l'exigence d'un lien avec « l'extérieur » : la ville de Rome, certaines institutions culturelles, ou tout du moins d'autres membres de la promotion de pensionnaires.
La multiplicité de disciplines accueillies , si elle contribue potentiellement à renforcer l'intérêt et la richesse du dialogue entre les pensionnaires, présente l'inconvénient de ne pas donner de cohérence globale aux différents projets des pensionnaires. À titre de comparaison, la variété de disciplines accueillies à la Villa Kujoyama ou à la Casa Velasquez est nettement plus restreinte.
Votre rapporteur spécial souscrit pleinement à l'idée exprimée par la commission de réflexion sur la mission « Colbert » que le projet de chaque pensionnaire « ne doit pas nécessairement avoir de lien avec Rome ou avec l'Italie mais ne pas pouvoir se dérouler de la même façon dans un autre lieu et dans un autre établissement ». En effet, s'il ne s'agissait que de fournir à des artistes ou des chercheurs une rémunération et un lieu de travail calme et isolé, des modes de résidences beaucoup moins coûteux d'un point de vue budgétaire et d'une organisation plus aisée pourraient être envisagés.
Or il est significatif que le règlement du concours de sélection des pensionnaires ne comporte aucune mention claire sur la nature des travaux menés à la Villa. Les précisions apportées sur ce que recouvre le statut de pensionnaire concernent presque exclusivement des détails pratiques (logement, rémunération, obligation de présence...) sans apporter d'orientations définies sur les engagements du pensionnaire.
La lettre d'engagement 37 ( * ) elle-même, si elle constitue un progrès indéniable par rapport à la situation antérieure, reste floue sur les finalités du séjour et les motifs pour lesquels un tel dispositif est financé sur fonds publics.
3. Un déficit d'image de la Villa et de ses pensionnaires auprès du grand public et, pour certaines disciplines, dans le monde de l'art
En outre, l'absence totale d'obligations pesant sur les artistes et même de véritable projet prête à interrogation : bien que les pensionnaires soient sélectionnés sur la base d'un projet, la réalisation de celui-ci ne fait pas l'objet d'un suivi très resserré. L'idée selon laquelle les artistes sont totalement laissés à eux-mêmes doit être nuancée et le déplacement de votre rapporteur spécial lui a permis de constater que les artistes rencontrés ne prenaient pas la Villa pour un simple lieu de passage, et encore moins de repos. Mais il est vrai que leurs activités sont difficiles à suivre et à appréhender depuis la France.
De façon plus préoccupante encore, il semble que la réputation de la Villa Médicis dans certaines disciplines soit décevante et que le séjour à la Villa ne facilite pas réellement la reconnaissance de l'artiste par le marché de l'art ni son intégration au sein de réseaux comme ceux des établissements d'enseignement supérieur artistiques. Bien sûr, l'Académie de France à Rome ne peut garantir à ses anciens pensionnaires une carrière prospère et le monde de l'art est marqué, plus encore que d'autres, par la singularité de chaque parcours et l'importance des rencontres individuelles. Cependant il paraît paradoxal que la France investisse des moyens significatifs sans qu'elle n'en recueille véritablement les fruits et la recommandation de la commission de réflexion relative au souhaitable « renforcement du critère d'excellence des recrutements » paraît surprenante en ce qu'il s'agit là de la première, si ce n'est de la seule, mission bien identifiée de l'Académie : accueillir des talents exceptionnels et participer de leur épanouissement.
* 32 Décret n° 2010-1007 du 26 août 2010 fixant l'échelonnement indiciaire de certains personnels enseignants, d'éducation et d'orientation relevant du ministre de l'éducation nationale.
* 33 Article 7 du décret n° 67-290 précité.
* 34 Auquel l'agent est lié par un mariage ou un pacte civil de solidarité.
* 35 Indice brut 300 auquel correspond l'indice majoré 311, pour une valeur de point d'indice de 55,8969 euros au 1 er septembre 2016 conformément au décret n° 2016-670 du 25 mai 2016 portant majoration de la rémunération des personnels civils et militaires de l'État, des personnels des collectivités territoriales et des établissements publics d'hospitalisation.
* 36 Article 15 du décret n° 67-290 du 28 mars 1967 fixant les modalités de calcul des émoluments des personnels de l'État et des établissements publics de l'État à caractère administratif en service à l'étranger.
* 37 Que signe le pensionnaire lors de la cérémonie suivant l'annonce des résultats.