C. LA POLITIQUE DE VOISINAGE ENTRE RAPPROCHEMENT ET ADHÉSION ?
1. Le Partenariat oriental présage-t-il un nouvel élargissement ?
• Les ambiguïtés du Partenariat oriental
Le Partenariat oriental fait l'objet de critiques diverses et la première d'entre elles vise ce qu'il est convenu d'appeler son ambiguïté. Pourtant la politique du PO est distincte du processus d'élargissement et elle ne saurait s'y substituer, même si elle peut dans certains cas, constituer une première étape vers la candidature.
En aucun cas, le projet du PO ne préjuge de l'évolution future des relations des pays voisins de l'Union à l'Est. La force du partenariat varie d'un pays à l'autre et elle dépend de la rapidité avec laquelle les réformes démocratiques nécessaires sont mises en place par les pays concernés.
Toutefois, certains ont relevé une ambiguïté dans ce projet de PO ou en tout cas un risque, celui de laisser espérer aux pays concernés plus que ce que l'Union peut effectivement leur apporter.
Comme la politique du PO s'inspire par la force des choses
- c'est-à-dire par la force de l'habitude et des traditions de
«
screening
» de la Commission - de la
politique d'élargissement, elle nourrit, malgré des moyens
limités, des ambitions comparables et elle demande aux pays partenaires
de reprendre 80 % de l'acquis communautaire.
De là a pu naître une certaine confusion, car il faut reconnaître que le projet du PO est calqué dans sa méthodologie sur la politique d'élargissement et sur la politique d'aide au développement dans ses aspects financiers.
• Les motivations des pays du Partenariat inquiètent certains États membres
La principale motivation des pays du Partenariat est l'espoir de tirer des avantages tangibles à moyen et long terme du libre-échange et de la libéralisation des visas au sein de l'Union. Peut-être la perspective de pouvoir un jour adhérer à l'Union incite-t-elle certains pays à adopter et mettre en oeuvre les réformes nécessaires à l'intégration de l'acquis communautaire. Si c'était vraiment le cas, il n'y aurait pas lieu de s'en inquiéter. Pourtant certains États membres n'acceptent pas cette perspective d'adhésion au demeurant hypothétique et préfèrent insister sur le nécessaire approfondissement de l'Union avant tout nouvel élargissement.
On rappellera qu'il existe un moratoire de cinq ans sur tout nouvel élargissement et surtout que les pays du Partenariat ne sont pas en mesure d'y prétendre aujourd'hui à cause de leur situation politique et économique intrinsèque.
2. Le Partenariat oriental s'est heurté à une entreprise de déstabilisation
Les obstacles que met la Russie à l'approfondissement des relations des pays du Partenariat oriental avec l'Union européenne tendent à démontrer son hostilité au projet lui-même.
Elle a fait pression sur Kiev pour obtenir une volte-face et le refus de signer l'accord d'association. Elle interfère dans la crise ouverte en Ukraine qui n'est pas terminée ; même si entretemps, au bénéfice de nouvelles élections, l'accord d'association avec l'Ukraine a finalement été signé avec le gouvernement sorti des dernières élections de 2014.
La Russie a en outre lancé le projet de l'Union économique eurasienne qui pourrait regrouper à terme la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, l'Arménie, le Kirghizstan et le Tadjikistan.
En outre, le PO est sérieusement gêné dans son action par les conflits gelés, l'annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine. Les conflits gelés (Ossétie du Sud et Abkhazie en Géorgie, Transnistrie en Moldavie, Haut-Karabagh en Azerbaïdjan) créent une tension régionale constante en l'absence de règlement politique durable et nuisent à la stabilité et à la sécurité entravant par conséquent les progrès de la démocratie et de l'économie de marché dans ces pays.
En conséquence, le Partenariat oriental n'apparaît pas comme un franc succès.
3. 2009-2015 : un bilan en demi-teinte
Sans aller jusqu'à parler, comme un diplomate bruxellois l'a dit, et jusqu'à constater qu'avec le Partenariat oriental nous sommes loin du « cercle d'amis » promis par Romano Prodi et plus proches d'un « cercle de feu », force est de reconnaître que le bilan est maigre. Cependant, la faute ne saurait être imputée entièrement au Partenariat oriental et à ses acteurs bruxellois.
On rappellera que trois accords ont été signés (Ukraine, Géorgie, Moldavie) sur les six accords possibles. Un accord est en renégociation (Arménie). L'Azerbaïdjan laisse entendre qu'il souhaite un accord sur mesure et la Biélorussie n'écarte rien (surtout depuis que l'Union européenne a levé les sanctions pesant sur elle).
Ce n'est donc pas aussi dérisoire qu'il a été dit parfois. Cependant, les pays ayant contracté un accord n'ont guère progressé depuis et l'ensemble des six pays du Partenariat n'ont guère évolué depuis le lancement de cette politique, ce qui crée un sentiment de frustration pour les deux parties.
À cela il y a deux explications : tout d'abord ces pays partent de très loin et ensuite leur souveraineté est récente. Leurs habitudes sont encore celles de l'époque où ils étaient des satellites soviétiques. Ce sont des pays qui découvrent la démocratie et qu'il faut restructurer sur le plan économique. C'est pourquoi ils dépendent encore idéologiquement et économiquement parfois de la Russie - l'Union européenne a eu des difficultés à le comprendre.
Cinq de ces pays dépendent de la Russie pour leur énergie ou leur sécurité. Certains d'entre eux sont occupés militairement par la Russie ou subissent des tensions séparatistes soutenues par la Russie. Enfin, cinq d'entre eux subissent ce qu'on appelle un « conflit gelé ». Or, les conflits gelés - contrairement à ce qu'indique leur nom - s'accompagnent d'escarmouches, voire de véritables combats comme le montrent l'Ukraine, la Géorgie et le Haut-Karabagh.
Il faut ajouter que la crise ukrainienne, qui est la plus aigüe, a pris un tour grave, car les accords de Minsk ne sont pas entièrement appliqués ce qui exclut pour l'instant la levée des sanctions de l'Union européenne et toute normalisation des relations avec la Russie.
Il faut donc reconnaître que le premier bilan du PO est en demi-teinte : la Géorgie fait figure de bon élève mais la question de la libéralisation des visas n'est pas réglée. La Moldavie est instable, l'Ukraine au bord de la faillite. Quant à signer avec la Biélorussie et l'Azerbaïdjan, le caractère autoritaire de ces deux régimes auxquels l'Union reproche de bafouer les Droits de l'Homme écarte cette perspective dans l'immédiat.
Depuis le rêve de Romano Prodi, la situation s'est tendue et ce qui était un projet économique reposant sur les valeurs de l'Europe s'est politisé. La Politique européenne de voisinage était au départ une disposition d'aide à la modernisation et non un instrument politique. Le retour de la Russie sur la scène internationale a politisé la Politique européenne de voisinage et surtout le Partenariat oriental.
La politique de voisinage n'a jamais été conçue comme un outil de prévention des conflits ou un mécanisme de règlement des conflits. Aujourd'hui, le voisinage est redevenu conflictuel et tout ce qui y touche est jugé politique.
S'en tenir aux enjeux techniques, juridiques et commerciaux, telle était l'idée de l'Union européenne, même si certains États membres pouvaient nourrir des arrière-pensées politiques et des espérances d'élargissement sur leur frontière Est.
La crise ukrainienne illustre les limites de l'approche technique, voire technocratique. La création du Service européen d'action extérieure (SEAE) et curieusement le fait aussi que la politique d'élargissement et celle de voisinage dépendent du même commissaire ont accusé cette apparente politisation : avec le SEAE, l'Union européenne aurait enfin une politique extérieure ambitieuse et ainsi le Partenariat oriental pouvait avoir malgré lui un aspect et des enjeux géopolitiques. En réalité, c'est une flatteuse illusion d'optique qui se retourne contre l'Union européenne.
Au départ, partant d'une croyance ancienne qui veut que le développement du commerce écarte la guerre et assure la stabilité et la prospérité, le Partenariat oriental envisageait une intégration européenne par les marchés. Sur le front Est, il faut avouer que ces avancées sont très limitées. Le renversement des flux d'Est en Ouest, qui s'est produit pour la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, la Slovénie et la Croatie, se fait attendre à la frontière Est, qu'il s'agisse de la Biélorussie, de l'Ukraine ou de la Moldavie.
Il est vrai que les accords d'association sont à peine signés, mais il semble toutefois très optimiste d'espérer une libéralisation réciproque des échanges avec reprise par les États signataires d'une grande part de l'acquis communautaire. L'ambition semble trop grande. Il serait sans doute plus sage de ne pas solliciter de la part des signataires une reprise de l'acquis communautaire ce qui peut laisser croire qu'ils sont traités comme des pays candidats. En revanche, sur la question de la libéralisation des visas, il conviendrait au contraire d'être très exigeant sur l'obligation faite de remplir toutes les conditions.
Il y a peu de chance que l'on puisse intégrer à marche forcée des pays confrontés à un lourd héritage historique et écartés de l'histoire européenne pendant tout le XX e siècle. Naturellement que répondre à l'Ukraine quand elle demande à l'Union européenne de faire d'elle sa nouvelle Pologne au motif qu'en 1989 les deux étaient aussi pauvres et qu'aujourd'hui l'une est quatre fois plus riche que l'autre ?
Les différences qui existent aujourd'hui entre l'Union européenne et les pays du Partenariat oriental prendront des générations avant de s'estomper. Le processus devient difficile, voire impossible si la Russie insiste sur ces différences. Il apparaît clair dans ce contentieux que la relation entre la Russie et l'Union européenne bute sur le fait que la Russie ne reconnaît pas les valeurs ni les normes européennes et pense qu'elles ne doivent pas prendre le pas sur les siennes. Les Russes perçoivent l'action de l'Union européenne comme celle d'une extension du champ normatif européen dans tous les domaines. Toutefois, les deux parties sont condamnées à s'entendre puisque l'Union européenne reste le partenaire principal de la Russie dans le domaine économique et énergétique.
L'Europe doit donc maintenir le dialogue mais en gardant en tête la défense de ses intérêts. C'est une Realpolitik que la Russie comprend et qui peut éviter une dérive. L'intérêt européen reste que la Russie se modernise et adopte une stratégie économique claire.
4. À l'Est, rien de nouveau et à l'Ouest, toujours les mêmes divergences
On sait que les six pays membres du Partenariat oriental sont tous issus de l'effondrement de l'Union soviétique et qu'à ce titre, ces six pays restent pris dans une relation complexe et contrainte avec l'ancienne puissance impériale.
Deux importantes contraintes pèsent sur tous les membres du PO sauf l'Azerbaïdjan : l'approvisionnement énergétique et la sécurité, les deux encore en partie ou totalement assurées par la Russie. En outre, tous, sauf la Biélorussie, ont à gérer des conflits séparatistes attisés par la Russie. Enfin, dans tous ces pays, la culture démocratique fait défaut, après plusieurs décennies de régime totalitaire.
On peut donc affirmer, malgré quelques heureux progrès en Géorgie, en Moldavie, en Arménie et en Ukraine, qu'il n'y a rien de nouveau à l'Est et qu'une génération sera nécessaire pour échapper au pouvoir souvent autoritaire des anciens apparatchiks et des nouveaux oligarques.
Du côté de l'Ouest, les mêmes divergences persistent à peine atténuées : la principale concerne, comme il a été dit, le choix entre élargissement et approfondissement. L'autre divergence majeure concerne la politique de voisinage elle-même sur laquelle se calque l'opposition Nord/ Sud. Quand les pays du Nord dont l'Allemagne étaient très favorables à l'entrée des pays d'Europe centrale (Pologne, République tchèque, Hongrie), le Sud dont la France restait sceptique et lançait le processus de Barcelone et quand le Nord propose le Partenariat oriental, le Sud réplique par la création de l'Union pour la Méditerranée.