EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 13 juillet 2016, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, a procédé à l'examen du rapport de MM. Jacques Legendre et Gaëtan Gorce, coprésidents du groupe de travail « Migrants ».
M. Jean-Pierre Raffarin, président . - Mes chers collègues, nous examinons le rapport d'information de nos collègues Jacques Legendre et Gaëtan Gorce sur les migrants.
M. Gaëtan Gorce . - L'Europe est confrontée depuis presque deux ans à une pression extrêmement forte à ses frontières, en raison de la crise syrienne. Elle a accueilli l'année dernière plus d'un million de personnes alors que le rythme d'accueil des 10 années précédentes était de l'ordre de 100 000 à 150 000 personnes par an. On a donc changé de dimension, et la crise syrienne explique, sinon la totalité, du moins l'essentiel de ce flux, composé également d'Afghans, d'Érythréens et d'Irakiens.
Cette pression migratoire a révélé la faible capacité de réaction de l'Union européenne. Celle-ci n'a pas manqué d'information - elle était bien consciente du processus qui s'amorçait -, mais elle s'est heurtée à la difficulté à mobiliser les États et à leur faire partager un point de vue commun. Le mouvement migratoire auquel on a assisté a été pour partie provoqué par la diminution des contributions des États, y compris européens, aux programmes du HCR et au Programme alimentaire mondial. C'est dire le manque d'intérêt de nombreux États pour ces sujets.
Par conséquent, les outils de l'Union européenne - Schengen, Dublin - se sont révélés extrêmement fragiles. Les accords de Schengen, initialement conçus pour gérer la circulation à l'intérieur de l'Union, ont été confrontés à une pression externe à laquelle nous n'étions pas réellement préparés d'un point de vue tant technique que politique. Le règlement de Dublin, qui prévoit les règles relatives à l'asile, traduit principalement l'idée selon laquelle il ne faut pas permettre à certains États de se défausser sur les autres, d'où la règle du premier accueil, qui attribue la responsabilité de la prise en charge du demandeur à l'État dans lequel celui-ci se présente. Cette règle a mis en avant des États particulièrement fragiles, comme la Grèce.
On a donc pu avoir le sentiment que la réponse de l'Union européenne n'était pas à la hauteur des enjeux et que ce mouvement la fragilisait, malgré les tentatives de la Commission européenne d'avancer, reconnaissons-le, un certain nombre de propositions. Elle a en effet proposé dès le mois de mai 2015 - cela peut paraître tardif, mais c'est en réalité assez rapide - un plan d'action comportant des mesures de relocalisation. Toutefois, elle n'a pas réussi à convaincre les Etats membres, le dispositif temporaire de relocalisation adopté à l'automne étant même contesté par certains États membres devant la Cour de justice de l'Union européenne. Par ailleurs, elle a mis en place dès 2014 un fonds destiné à soutenir les pays d'accueil confrontés à l'arrivée de réfugiés, sans doute pas suffisamment abondé. Par ailleurs, il aura fallu attendre mars 2016 pour qu'un fonds destiné aux pays européens de premier accueil, aujourd'hui abondé à hauteur de 700 millions d'euros, soit constitué. Aussi, notre première impression est que l'Union européenne a eu du mal à mobiliser ses outils et que ses réponses n'ont pas été à la hauteur des enjeux.
M. Jacques Legendre . - Finalement, c'est l'accord UE-Turquie, signé le 18 mars dernier, qui semble montrer une réaction un peu plus organisée de l'Union européenne. Cet accord prévoit le renvoi vers la Turquie de tous les migrants, y compris ceux qui demandent une protection internationale, en échange d'une aide initiale de 3 milliards d'euros destinée aux réfugiés, de la libéralisation des visas et de la relance du processus d'adhésion de la Turquie. Cela a permis de faire baisser significativement les flux sur cette route - on observe actuellement une cinquantaine d'arrivées par jour en moyenne, ce qui est très loin des chiffres du printemps dernier -, même s'il est difficile de dire si l'efficacité de l'accord est imputable au caractère dissuasif de la menace de renvoi, à un meilleur contrôle des flux par la Turquie ou encore à la fermeture, quelques jours plus tôt, des frontières sur la route des Balkans, sans doute les trois facteurs jouent-ils de manière combinée.
Je vous demande, mes chers collègues, de faire preuve d'un peu de patience à ce sujet, puisqu'une mission d'information a été mise en place au Sénat - notre collègue M. Billout en est le rapporteur et j'en suis le président - et que nous aurons l'occasion de vous présenter plus précisément nos analyses sur cet accord vers la fin du mois de septembre. Sans vouloir déflorer le sujet, je peux d'ores et déjà vous dire que nous nous posons toujours la question de son efficacité.
Le problème est-il définitivement réglé ? Il est trop tôt pour l'affirmer, l'existence de routes alternatives ou de voies de contournement étant à surveiller. Nous avons entendu parler de la réactivation d'une route partant d'Égypte et visant à rejoindre la péninsule italienne via la Méditerranée ; c'est une route extrêmement dangereuse, qui évite les opérations maritimes de la mer Égée et les côtes libyennes. Une ONG nous a également parlé d'une route entre la Turquie et l'Ukraine, mais rien ne confirme encore cette information.
Surtout, les arrivées ont repris sur la route de Méditerranée centrale, sans qu'il s'agisse d'un transfert de migrants syriens puisqu'elles concernent principalement des migrants économiques provenant d'Afrique subsaharienne et de la Corne de l'Afrique - Nigérians, Gambiens, Somaliens. Cette reprise est d'abord saisonnière, cette route, particulièrement dangereuse, étant moins empruntée l'hiver. L'entonnoir d'Agadez attire beaucoup de monde au Niger et tient lieu de tête de pont pour la traversée du Sahara en direction du rivage libyen.
Ce flux de Méditerranée centrale s'inscrit dans une migration transméditerranéenne classique qui existe depuis des années, même si la situation en Libye depuis 2014 a, sans aucun doute, contribué à son accentuation. Il s'agit là d'un phénomène constant, structurel, et qui est appelé à perdurer. En effet, l'Europe, continent stable et que l'on croit prospère par rapport à une périphérie secouée par les crises et les conflits, attire et continuera d'attirer. Le différentiel de développement et l'explosion démographique en Afrique - elle pourrait compter 2 milliards d'habitants en 2050 contre moins d'un milliard actuellement - ne peuvent que conforter ce mouvement. Pour mémoire, au Niger, les femmes ont en moyenne sept enfants. Comment assurer, avec une telle pression démographique, le développement et l'amélioration du niveau de vie pour tous les enfants ?
À cet égard, le lien doit être fait entre ces flux vers l'Europe et un mouvement d'intensification des migrations qui est à l'oeuvre à l'échelle mondiale. Selon les chiffres des Nations unies, le nombre de migrants internationaux a augmenté de 71 millions depuis 15 ans pour représenter aujourd'hui 244 millions de personnes, cette migration majoritairement régulière. Nous n'avons pas eu l'occasion d'enquêter sur les migrations asiatiques, mais elles sont importantes. En ce qui concerne l'Afrique, à côté des migrations vers l'Europe, il y a aussi des migrations intra-africaines importantes, qui contribuent aussi à déséquilibrer certains États.
M. Gaëtan Gorce . - Nous sommes effectivement confrontés à un phénomène mondial, qui concerne l'Europe depuis longtemps puisqu'elle n'a jamais été à l'écart des migrations, que ce soit comme point de départ ou comme point d'arrivée. Ce processus, qui paraît spectaculaire, reste relativement limité au regard de la population mondiale. En effet, cela correspond à une proportion de 2,8 % à 3,2 % de la population mondiale. Cela permet de relativiser un mouvement puissant, mais qui ne concerne qu'une toute petite minorité de la population mondiale. Au début du XX e siècle, on estime que la population de migrants correspondait plutôt à 5 % de la population mondiale.
Pourtant, on ressent ces mouvements plus fortement de nos jours parce que les écarts de richesse et les enjeux de sécurité ne sont plus les mêmes. Aujourd'hui, l'Europe est la première destination des mouvements de migration. Elle est la destination d'environ un tiers des migrants, juste devant l'Asie, l'Amérique attirant environ 20 % des migrations. Une partie importante des mouvements ont lieu dans un cadre régional, entre des pays voisins ou proches. On observe ce phénomène en Amérique, en Europe avec le nord de l'Afrique et une partie de l'Afrique centrale et en Asie, où les mouvements sont dirigés vers les pays les plus riches, le Japon et la Corée du Sud.
Dans ce contexte, la réponse de l'Europe doit être triple : tout d'abord traiter l'urgence, ensuite concevoir et mettre en place des dispositifs plus complets de contrôle des flux migratoires et enfin instaurer une vraie politique de migration prenant en compte ce phénomène important et croissant.
En ce qui concerne les mesures d'urgence, celles-ci sont notamment justifiées par la situation très difficile des personnes concernées. Près de 3 770 personnes sont mortes l'an dernier en traversant la Méditerranée et 2 800 sont déjà mortes depuis le début de l'année 2016. Il ne s'agit en outre que des chiffres connus, c'est-à-dire comptabilisant les personnes identifiées comme ayant disparu ou dont le corps a été retrouvé. Les morts doivent donc être beaucoup plus nombreux...
En second lieu, il faut réfléchir aux manières de maîtriser ou d'atténuer ce processus. C'est évidemment l'objet de l'accord passé avec la Turquie le 18 mars dernier.
Dans un premier temps, cela suppose de renforcer les moyens consacrés au maintien des populations tentées par la migration, dans les territoires où elles se trouvent. La plupart souhaitent rester à proximité de leur pays d'origine pour pouvoir y retourner dès que possible. C'est d'ailleurs sans doute l'impression que le conflit syrien ne cesserait pas rapidement qui a conduit des réfugiés syriens de Turquie à tenter de se rendre en Union européenne pour offrir un avenir à leurs enfants. Il convient donc de mobiliser des moyens pour maintenir ces personnes sur ce territoire. La conférence des donateurs pour la Syrie a recueilli 11 milliards d'euros de promesses de dons, qu'il faudra tenir. De ce point de vue, nous sommes sur la bonne voie, mais il faut garder une attention très forte pour concrétiser ces moyens.
Dans un second temps, il s'agit d'offrir des solutions d'installation sécurisée aux migrants. L'Europe s'y est essayée en mettant en place un dispositif de réinstallation de 22 000 personnes, objectif très modeste ; la réinstallation désigne le fait pour une personne qui se trouve dans un pays de premier accueil et qui est placée sous protection internationale d'être sélectionnée pour s'installer dans un pays européen ; à ce jour un peu plus de 8 200 personnes en ont bénéficié.
Il existe parallèlement un processus de relocalisation à l'intérieur de l'Union, pour accueillir les personnes installées en Grèce ou en Italie. L'objectif s'élève à 160 000 personnes ; pour l'instant, environ 3 000 personnes ont été concernées, dont environ 1 000 en France.
Depuis la signature de l'accord avec la Turquie, il y a une confusion puisque les réinstallations effectuées dans ce cadre peuvent s'imputer sur les relocalisations à effectuer. En outre, pour permettre les réinstallations, des retours de Grèce vers la Turquie sont théoriquement nécessaires. Au 11 juillet, le mécanisme du « un pour un » n'avait concerné que 735 personnes. Cela signifie qu'il est totalement inadapté au regard de la situation à laquelle nous sommes confrontés. On sait qu'un certain nombre d'États font preuve d'une mauvaise volonté manifeste pour participer à ces opérations, notamment le groupe de Visegrád qui a indiqué qu'il ne souhaitait pas s'associer à cette démarche.
En parallèle, d'autres mécanismes permettent de répondre à des situations d'urgence, notamment le visa humanitaire, auquel la France recourt. On a accueilli plus de 4 400 personnes par ce biais en 2015. D'autres États emploient ce mécanisme, mais dans des volumes encore insuffisants.
Enfin, une autre mesure d'urgence réside dans l'accueil des personnes arrivées sur le territoire de l'Union européenne. On connaît les difficultés que connaît la Grèce avec les 48 000 personnes qui sont restées sur son territoire. La logique voudrait qu'elles fussent progressivement relocalisées ; l'Union européenne a mobilisé plus de 260 millions d'euros pour aider la Grèce à gérer cette situation. Elle doit également aider l'Italie, qui est de plus en plus concernée par ce problème, puisque les flux se déplacent vers la Méditerranée centrale, mais les moyens qui seront mobilisés ne seront manifestement pas à la hauteur des besoins.
Concernant la France, qui a été relativement « épargnée », si l'on peut dire, l'accueil des réfugiés se fait principalement au travers de la réinstallation ou de la relocalisation, mais dans des proportions très limitées, quoique plus importantes que dans d'autres États. Se pose également la question très spécifique des migrants qui veulent rejoindre le Royaume-Uni, mais qui sont bloqués par la frontière de Schengen, et bientôt de l'Union européenne, à Calais et à Grande-Synthe.
Nous nous sommes rendus sur place pour constater la situation. Le camp de Grande-Synthe accueille à peu près 1 000 personnes et celui de Calais 6 000 migrants, dont 1 500 dans l'espace aménagé par l'État en début d'année, offrant des conditions d'accueil décentes.
La situation des personnes qui ne sont pas accueillies dans le camp aménagé par l'État est en revanche indigne. Ils habitent ce que l'on peut appeler un bidonville, c'est-à-dire des habitations de carton, de tôle, de bois ou de toile. Comme il n'y a pas de système de chauffage ni de cuisson, les migrants utilisent le feu dans les tentes et les habitations, avec tous les risques d'incendie que cela peut présenter. L'hygiène est très précaire en dehors de l'appui des services municipaux pour ramasser les ordures. Il n'y a pas de sanitaires à l'exception de ceux qui sont installés par certaines associations humanitaires. Enfin, s'agissant de terrains non aménagés, dès qu'il pleut, ils sont couverts de boue.
Il existe en outre des trafics et des pressions des passeurs, qui se battent pour prendre le contrôle de ces populations et monopoliser cette source de revenus. Cela ajoute encore à l'agressivité et à la délinquance sur place. Dans ce contexte, les mineurs isolés sont dans une situation très fragile. Le département a beaucoup de mal à organiser le suivi et l'accueil de ces jeunes, qui doivent se déplacer au chef-lieu du département pour être pris en charge, ce qui n'est pas adapté.
Il conviendrait de s'inspirer de ce qui a été fait à Grande-Synthe, dont le maire, sur sa propre initiative, a mis en place un camp en bois avec des conditions d'hébergement décentes et une présence médicale importante. Ce camp est ouvert, mais reste sous surveillance policière, ce qui est plus rassurant pour les migrants qui s'y installent. Néanmoins, la question de la pérennité de ce camp se pose puisque l'objectif des autorités locales est de réduire la taille et le nombre de logements, alors que le besoin ne cesse de se renouveler. Sa fermeture sera donc très difficile à envisager.
Il serait souhaitable d'adapter la situation de Calais dans une telle perspective, pour ne pas laisser plusieurs milliers de personnes dans les conditions précédemment décrites. J'espère que l'État ne renoncera pas à l'appel d'offres qu'il a lancé pour construire des logements de cette nature. Il serait impensable de laisser les familles dans cette situation, il y va de la dignité de la République.
On nous objectera que cela créera un appel d'air. Pourtant, quand on rencontre ces migrants, on constate que leur détermination est telle que, quoi que l'on fasse pour tenter de les empêcher de venir, rien ne pourra les arrêter. Il faut imaginer ce que représente la décision de quitter le Kurdistan, le Pakistan, l'Érythrée ; cela suppose une détermination, une énergie et des ressources telles qu'ils ne s'arrêteront pas. Ils iront au bout de leur démarche.
Cela pose le problème des accords du Touquet, puisque la France s'est mise en situation, vous le savez, d'assumer la protection de la frontière britannique, qui se trouve désormais au niveau de l'embarquement et du passage sous le tunnel - elle se trouvait auparavant au milieu de la Manche. On gère donc une politique décidée par un autre gouvernement que le nôtre. Le Royaume-Uni investit beaucoup d'argent pour construire des barrières destinées à empêcher les migrants d'accéder à l'autoroute, au parking des camions, ou aux ferries ou pour installer des systèmes de caméras thermiques. Cela crée à Calais une situation impossible, qui décourage l'installation dans ce département.
M. Jacques Legendre . - J'ajoute quelques mots sur Calais, cas que je connais personnellement. Quand on visite le camp, on réalise à quel point il est abominable ; on ne peut souhaiter que cela perdure. Les bonbonnes de gaz au milieu des baraques en bois et les voies étroites pouvant retarder l'arrivée des secours engendreraient une catastrophe si un incendie se déclarait. La situation des mineurs isolés est également difficile. Disons-le franchement, la situation est indigne.
Le camp de Grande-Synthe est particulier, car il n'accueille que des Kurdes. Le camp de Calais n'est pas principalement peuplé de Syriens, contrairement à ce qu'on pourrait croire. Ceux-ci sont minoritaires, mal vus et maltraités par les autres migrants. Il s'agit essentiellement d'Afghans et d'Érythréens.
Cette situation appelle deux commentaires. Dans un premier temps, on ne peut pas laisser ces personnes dans cette situation, il faut les traiter mieux ; ce camp n'est pas à la hauteur de ce que les Turcs, par exemple, font pour leurs propres migrants. Ensuite, il y a un problème de fond : nous faisons le sale travail pour le compte des Anglais.
Le Gouvernement ne propose pas de revenir sur les accords relatifs à la frontière de Calais, contrairement aux souhaits de tous les élus de la région. Certes, tant que les Britanniques ne seront pas officiellement sortis de l'Union européenne, la situation restera la même, mais cela conduit à la présence d'un camp pitoyable et, en outre, cela transforme une ville et un port français en une forteresse avec des barbelés et des caméras partout, ce qui la rend détestable.
J'en reviens à notre exposé pour aborder les mesures visant à permettre un meilleur contrôle des flux irréguliers. A ce sujet, il n'y a pas de réponse unique, il faut agir simultanément à plusieurs niveaux.
La crise a démontré la nécessité de renforcer la protection des frontières extérieures de l'Union européenne. La mise en place à l'automne, sous l'égide de Frontex, d'un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes doté d'une réserve de 1 500 gardes immédiatement mobilisables, est une avancée considérable, que la France appelait d'ailleurs de ses voeux depuis plusieurs années. Elle permettra d'aider davantage les États membres situés en première ligne à remplir leur mission de protection. Le renforcement de l'implication de Frontex dans la politique de retour des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière va également dans le sens d'une protection accrue aux frontières, comme la mise en place d'un système de contrôle entrée-sortie permettant de suivre la validité des visas et des autorisations de séjour sur le territoire européen. Il importe que ces mesures soient mises en oeuvre sans tarder.
Il s'agit là d'un sujet essentiel. Si nous ne sommes pas capables de faire exister la frontière extérieure de l'Union européenne et d'en assurer le contrôle par Frontex, toute la zone de Schengen sera remise en cause. En effet, une fois cette frontière franchie, on peut se déplacer dans toute l'Europe. Or Schengen, la libre circulation dans l'espace européen, constitue un acquis essentiel de l'Union européenne, auquel on tient. Si l'on veut le conserver, il faut s'en donner les moyens.
M. Daniel Reiner . - Tout à fait !
M. Jacques Legendre . - Néanmoins, la seule protection de nos frontières ne saurait suffire, il nous faut agir en amont, sur les causes des migrations. La priorité est d'oeuvrer par la diplomatie à la résolution des conflits, car, parmi les migrants figurent les réfugiés de guerre, qui doivent sauver leur vie. C'est le cas des Syriens. Tout doit donc être fait pour mettre fin à cette crise qui n'a que trop duré. Beaucoup de pays semblent avoir pensé que ce conflit se réglerait vite et peut-être que certains concours extérieurs n'auraient pas été apportés au gouvernement syrien si l'on avait bien mesuré les enjeux.
La Libye, autre État failli, est devenue une véritable plaque tournante pour le transit et le trafic de migrants. Je rentre d'Afrique, où j'ai rencontré des parlementaires qui disent que nous avons voulu mettre de l'ordre dans ce pays, mais que nous l'avons fait de manière hâtive et que nous avons contribué à déstabiliser tous les pays voisins. Il convient donc de stabiliser cet État. Plusieurs centaines de milliers de candidats potentiels à un départ vers l'Europe sont actuellement en Libye. Au milieu d'eux se trouvent aussi des agents de Daech ; je ne dis pas que les migrants sont tous des terroristes dangereux, mais il ne faut pas non plus être naïf, des terroristes utilisent la couverture de la migration pour frapper le territoire européen.
Nous souhaitons que le gouvernement d'entente nationale de Libye réussisse son action. L'étape suivante devrait donc être le passage à la phase III de l'opération Sophia, dont l'utilité dans sa forme actuelle est sujette à caution, compte tenu des moyens qu'elle mobilise et de l'instrumentalisation dont elle fait l'objet de la part des passeurs. À ce sujet, il faut élever le ton. Un autre axe fort doit être, à notre sens, la lutte contre les passeurs, qui sont étroitement liés aux réseaux de la criminalité organisée.
M. Daniel Reiner . - Bien sûr !
M. Jacques Legendre . - Ce sont de grandes organisations criminelles, liées à la drogue ou à la prostitution. Le « chiffre d'affaires », si j'ose dire, lié au trafic de migrants dans et vers l'Europe donne le vertige, puisqu'il aurait représenté entre 4 milliards et 6 milliards d'euros en 2015, dont plus d'un milliard d'euros rien que pour les traversées de la Mer Égée depuis les côtes turques.
On se pose d'ailleurs à ce sujet quelques questions, à voix haute ou tout bas. Il fut un temps où l'on prétendait que les côtes turques ne pouvaient être contrôlées. Puis, une fois l'accord conclu, cette frontière s'est révélée miraculeusement contrôlée. Il faut donc avoir le courage de remonter ces filières pour les casser.
Nous devrons faire de la lutte contre les passeurs une priorité, particulièrement au plan multilatéral, en mettant en commun les ressources et les compétences et en partageant l'information. Europol s'est positionné fortement sur cette question, en créant en son sein un centre chargé de lutter contre le trafic de migrants. Grâce à un accord passé récemment avec Frontex, Europol peut désormais exploiter les informations recueillies par cette agence lors de ses entretiens avec les migrants. Nous devons renforcer notre coopération avec Europol ainsi qu'avec les autres États membres et les pays tiers, pour démanteler ces réseaux. Obtenir des résultats dans ce domaine suppose notamment d'exercer un meilleur contrôle des flux financiers liés à cette activité illicite et une surveillance accrue de l'utilisation d'internet et des réseaux sociaux par les passeurs. Ceux-ci se comportent comme de véritables agences, non de tourisme, mais de passage, et les sommes en jeu sont très élevées. Ainsi, si la frontière de Calais est à peu près bloquée, pour 9 000 euros, on vous garantit d'arriver au Royaume-Uni. Le migrant sans argent qui ne peut payer est obligé de monnayer ses services auprès des passeurs, au risque de se faire prendre, alors que celui qui a de l'argent passe la frontière sans problème. C'est insupportable.
Concernant les pays de transit, nous renforçons notre coopération avec la Turquie au travers de l'accord du 18 mars dernier. Pour que cet accord fonctionne comme prévu, nous devons continuer à soutenir la Grèce, notamment pour le traitement des demandes d'asile dans les hotspots . Nous n'avons pas pu en visiter, mais la situation n'y semble pas très bonne.
La plupart des 8 500 migrants arrivés dans les îles après l'entrée en vigueur de l'accord ont demandé l'asile en Grèce, ce qu'ils ne faisaient pas auparavant. Or le service grec d'asile non seulement est débordé, mais il ne parvient pas à prononcer des refus, ce qui empêche les renvois vers la Turquie, dispositif central de l'accord. Par conséquent, les Turcs ont beau jeu de souligner que l'accord prévoyait des échanges de migrants avec l'Europe, mais qu'ils ne peuvent envoyer de réfugiés vers l'Europe. Bref, une situation kafkaïenne...
Il est urgent de parvenir à surmonter ce problème, eu égard non seulement à la situation humanitaire dans les hotspots , où l'assignation à résidence des migrants crée des tensions et parfois des débordements, mais aussi à la nécessité de garantir l'efficacité de l'accord. À défaut, le message dissuasif de celui-ci, fondé sur le principe du renvoi, risque de s'éroder et les flux pourraient reprendre.
L'accent doit être également mis sur la coopération avec l'Égypte, pays par lequel transitent actuellement 10 % des flux de la route de Méditerranée centrale, et qui semble être une voie en développement depuis la fermeture de la route par la Grèce.
Enfin, il faut dialoguer et resserrer la coopération avec les pays plus lointains, en Afrique, mais aussi en Asie. Nous avons, par exemple, bien des difficultés à faire réadmettre par le Pakistan ses ressortissants. Il importe également de ne pas négliger le dialogue avec un pays comme l'Iran, qui abrite un très grand nombre de réfugiés afghans - un million selon le HCR, mais en réalité probablement plutôt 3 millions - dont la situation économique et sécuritaire se dégrade. Un nombre croissant de ces réfugiés afghans, qui n'ont jamais vécu dans leur pays d'origine, emprunte les routes de la migration vers l'Europe. Il s'agit d'un point d'attention dont il convient de se préoccuper.
M. Gaëtan Gorce . - L'objectif de la coopération à mettre en place avec les pays d'origine doit être une meilleure gestion des flux migratoires et des frontières. Cela passe par la coopération policière, l'amélioration de l'état civil, la fiabilisation des documents d'identité et la diffusion d'une meilleure information sur les risques des mouvements irréguliers.
En même temps, il faut aider financièrement ces différents pays, soutenir davantage leur développement économique. Le récent sommet européen de La Valette a ouvert des pistes en la matière, pour l'Afrique de l'Ouest. Néanmoins, les moyens mobilisés - 1,8 milliard d'euros - sont manifestement insuffisants. Rappelons que les ressources transférées par les migrants vers leur pays d'origine représentent 450 milliards d'euros par an, soit trois fois l'aide au développement qui leur est apportée. Les moyens mobilisés doivent donc être appropriés.
Cela renvoie d'ailleurs à la réflexion de notre commission sur l'aide au développement et sur la nécessité de redéfinir son organisation pour favoriser son caractère bilatéral et lui affecter des objectifs vérifiables.
Il paraît nécessaire également de réfléchir à long terme à la définition d'une politique de migration légale applicable à l'ensemble de l'Union européenne. Les mouvements irréguliers des flux migratoires ne pourront pas être maîtrisés par la simple répression et par le contrôle aux frontières ; nous ne parviendrons à l'organiser qu'en proposant à certains États - la France peut commencer par l'Afrique occidentale - de discuter des conditions selon lesquelles on pourrait accueillir par des voies légales un volume déterminé de personnes pendant une durée limitée - 5 ou 10 ans. Ces quotas pourraient être fixés tous les quatre ou cinq ans par le Parlement. On accueillerait ainsi des personnes en fonction de leur nationalité, de leur âge et de leurs aptitudes professionnelles ou à se former.
Organiser l'arrivée de ces migrants constitue la seule manière de réguler le phénomène et d'exercer de manière plus efficace et plus légitime les contrôles et la répression que la progression de l'immigration irrégulière rend nécessaires. Nous ne voyons pas d'autre solution qu'une réflexion en ce sens.
M. Jacques Legendre . - Les pays européens sont confrontés à des situations diverses. Certains pays manquent de main-d'oeuvre.
M. Daniel Reiner . - Absolument.
M. Jacques Legendre . - Ils peuvent donc accueillir des migrants. Or quand on accueille un migrant avec un emploi, son intégration est plutôt bonne. D'autres pays, en revanche, ne sont pas dans cette situation. Il est plus difficile d'accueillir des migrants si l'on ne peut pas leur donner de travail. S'ils ne sont pas en mesure d'avoir une vie normale, cela pose des problèmes importants.
Cela ne signifie toutefois pas qu'il ne puisse pas y avoir de besoins en main-d'oeuvre dans tel ou tel secteur. C'est pourquoi il nous paraît important d'engager une réflexion sur cette politique et d'en débattre au sein du Parlement. L'opinion s'inquiète et s'insurge quand elle a l'impression que l'on prend des décisions sans rien lui dire et quand on lui impose, au travers de dispositions techniques ou administratives, des personnes qu'elle ne souhaite pas spontanément accueillir. C'est un sujet politique important et il appartient au Parlement d'en connaître.
Pour conclure, nous voulons souligner que la crise des réfugiés que nous avons connue en 2015, au-delà des difficultés qu'elle a suscitées en Europe, a permis une prise de conscience mondiale de la nécessité d'avancer en direction d'une gestion ordonnée des flux migratoires. Je citais précédemment des chiffres à propos d'un continent qui me préoccupe personnellement, l'Afrique. Notre commission a adopté un rapport il y a peu affirmant qu'elle est notre avenir. Il s'agit de faire discuter entre eux des parlementaires français et africains à propos des migrations, pour aller au fond des choses. Ces débats sont devant nous.
Le 19 septembre prochain, un sommet est organisé dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations unies à propos des déplacements massifs de réfugiés et de migrants, qui devrait être l'occasion d'aborder ces questions.
Le rapport que nous présentons aujourd'hui traite d'un problème qui concernera une ou plusieurs générations.
M. Jean-Pierre Raffarin . - Je vous remercie, mes chers collègues, de cet immense travail, qui n'est pas fini. La réflexion que vous appelez de vos voeux doit se poursuivre.
Mme Nathalie Goulet . - Préalablement à ma question, je prie les rapporteurs de bien vouloir m'excuser. J'étais initialement incluse dans ce groupe de travail, mais la mission commune d'information sur l'islam a été constituée et je n'ai donc pu participer à ses travaux.
Je souhaite faire deux remarques. Tout d'abord, quelle est notre capacité d'acceptation de la détresse humaine ? On en parle comme on traiterait n'importe quel autre sujet alors qu'il s'agit d'êtres humains. Par ailleurs, soulignerez-vous dans votre rapport la question de la capacité d'acceptation de migrants qui n'ont pas la religion majoritaire du pays ? En effet le rejet vient aussi du problème de l'islam.
De même, analyserez-vous les politiques de nos voisins - je pense en particulier à l'Allemagne, au Danemark et à la Suisse -, consistant à confisquer les biens des migrants ?
Enfin, quelles sont vos préconisations en ce qui concerne le contrôle des aides financières ? L'Europe est capable de concentrer un budget important ; comment pensez-vous que l'on pourrait améliorer l'efficacité du fléchage pour mieux recevoir et protéger ces migrants dans le cadre de l'obligation humanitaire qui nous incombe ?
M. André Trillard . - Je relève que, dans ce rapport, comme dans le reste de la société, on a fini par évacuer le statut de réfugié pour le remplacer par celui de migrants. Or, il s'agit de deux réalités différentes. Cela s'inscrit dans une façon très française de penser, qui incitait déjà à parler de « sans-papiers » plutôt que de personnes en situation irrégulière. On trouve toujours un mot pour éviter de dire la réalité. Il existe pourtant toujours des réfugiés et l'une des règles de la République consiste à les soutenir. Cela est passé à la trappe ; je le regrette.
M. Jacques Legendre . - Monsieur Trillard, nous faisons clairement la distinction entre les réfugiés et les migrants. Lorsque des personnes quittent leur pays pour sauver leur vie, les autres États ont un devoir d'assistance, de même qu'un capitaine de navire ne laisse pas se noyer des personnes qui se trouvent en mer et qui coulent. Cela est une règle.
Nous n'avons en revanche pas les mêmes devoirs à l'égard des personnes qui souhaitent venir travailler chez nous et qui sont d'ailleurs souvent demandeuses de l'aide sociale et de la protection qu'elles ne trouvent pas dans leur pays d'origine. Cependant, nous ne pouvons pas échapper totalement au débat. L'époque est ainsi faite que les gens circulent. On pourrait d'ailleurs aussi évoquer le cas des étudiants, qui veulent parfois rester en France. Cela peut nous arranger, mais cela peut aussi être très mauvais pour leur pays d'origine, c'est une forme de fuite des cerveaux.
M. Gaëtan Gorce . - Nous n'avons pas abordé dans le rapport les questions d'intégration, nous considérons qu'il s'agit d'un problème différent.
En ce qui concerne le développement, nous souscrivons aux conclusions de nos collègues Henri de Raincourt et Hélène Conway-Mouret. Il est nécessaire de réorganiser ces aides. Il faudrait que cela ressemble plus à ce que fait le Royaume-Uni, qui se fixe des objectifs clairs et n'engage ses crédits dans des opérations multilatérales que dans ce cadre-là.
Enfin, il faudrait prioriser et donner une priorité absolue à l'Afrique subsaharienne francophone, qui s'annonce demain comme l'une des sources principales d'immigration au regard de sa situation économique et climatique.
Au fond, nous avons eu le sentiment que l'Union européenne a fait l'essentiel sur les principes. Qu'il s'agisse de la mise en place de la relocalisation et de la réinstallation, de l'ouverture de fonds destinés aux pays d'origine et au pays de premier accueil, de l'amorce d'une réforme de Schengen et de Dublin, du renforcement de l'agence Frontex aux frontières, tous ces éléments semblent aller dans la bonne direction ; c'est pour cela que nous n'inventons pas de propositions nouvelles. Le problème réside dans la capacité politique à mettre ces dispositions en oeuvre et à dégager des financements.
Nous insistons particulièrement sur la nécessité de revoir les politiques d'accueil. Nous ne pourrons pas régler convenablement ces questions d'un point de vue économique, humain et social si nous ne mettons pas en place ce que certains appellent les « quotas », formule qui ne me plaît guère. Je n'étais pas convaincu par cette démarche lorsque nous avons initié ce travail, mais nous constatons bien que c'est la seule issue possible pour assurer une organisation viable des choses.
Enfin, la question syrienne est évidemment déterminante dans ce contexte. On ne peut pas, d'une part, mener une politique consistant à alimenter le conflit en bombardant la Syrie et d'autre part, ne pas en tirer les conséquences pour les réfugiés. Cela crée des obligations. Sinon, il faut sortir de cette situation pour gérer le problème des réfugiés à la hauteur de nos ambitions. Vouloir mener ces deux actions de front sans considérer les conséquences de l'une sur l'autre n'est pas responsable.
M. Jean-Pierre Raffarin . - Cette matinée aura donc été marquée par la réflexion selon laquelle on peut réussir une opération militaire et échouer une opération politique. Le rapport sur les Opex montrait que, si l'analyse militaire est indispensable, les questions politiques le sont tout autant. En l'espèce, les conséquences politiques des actions militaires sont aussi significatives que les décisions militaires.
Je mets aux voix le rapport d'information sur les migrants.
Le rapport d'information est adopté à l'unanimité.