Troisième table ronde - L'organisation personnelle des femmes politiques : comment font-elles ?
Table ronde animée par Béatrice Massenet,
journaliste,
auteure de
Et qui va garder les enfants ? La vie
privée des femmes politiques
(2011)
Intervenants
Annick Billon, sénatrice de la Vendée
(groupe UDI-UC), adjointe au maire
du Château d'Olonne et
vice-présidente de la communauté
de communes des
Olonnes
Cécile Cukierman, sénatrice de la Loire
(groupe communiste républicain et citoyen), conseillère
régionale de Rhône-Alpes, chargée de
l'égalité
entre les femmes et les hommes
Valérie Létard, sénatrice du Nord (groupe UDI-UC), présidente de la Communauté d'agglomération de Valenciennes Métropole, ancienne ministre
Laurent Olléon, Conseiller d'État
Jean-Vincent Placé, sénateur de l'Essonne, président du groupe Écologiste du Sénat, conseiller régional d'Ile-de-France
Barbara Romagnan, députée du Doubs (groupe socialiste, républicain et citoyen), docteure en sciences politiques, auteure de Du sexe en politique (2005)
Béatrice Massenet, journaliste, auteure de Et qui va garder les enfants ? La vie privée des femmes politiques
Nous abordons à présent le problème lié à l'organisation personnelle et quotidienne qu'il est nécessaire de mettre en place lorsque l'on choisit de s'engager dans la vie politique. En France, contrairement à certains pays nordiques, l'activité politique ne s'arrête pas le vendredi à 18 heures pour reprendre le lundi à 9 heures. La plupart de nos élus habitent en province, font des allers retours incessants à Paris, ont des enfants en bas âge, des adolescents, des conjoints qui ont eux aussi une carrière à mener.
Je remercie Chantal Jouanno de m'avoir invitée à ce colloque, et tout particulièrement pour m'exprimer sur ce sujet : je suis persuadée que la thématique de la gestion du temps doit être résolue pour pousser les jeunes femmes à entrer en politique et à y rester.
Au cours de cette table ronde, nous explorerons les pistes qui permettraient de conserver un équilibre entre vie d'élu(e) et vie familiale. Quel est le rôle du conjoint ? Comment réagit l'environnement familial et amical ? Comment s'organiser pour les réunions tardives, les meetings, les inaugurations, les séances de nuit ? Comment faire en sorte que la vie politique française soit aussi pensée pour les femmes afin qu'elles ne ressentent plus un sentiment de culpabilité ? Voilà toutes les questions dont nous allons débattre avec nos invités.
Je tiens tout d'abord à remercier Laurent Olléon, Conseiller d'État et époux de Fleur Pellerin, ainsi que Jean-Vincent Placé, sénateur de l'Essonne, président du groupe Écologiste du Sénat et conseiller régional d'Ile-de-France, d'avoir accepté de participer à cette table ronde. Il est vrai que nous avons peu l'occasion d'entendre les conjoints s'exprimer sur la vie quotidienne et familiale des femmes politiques.
J'ai aussi grand plaisir à accueillir Annick Billon, sénatrice UDI de la Vendée, adjointe au maire du Château d'Olonne et vice-présidente de la Communauté de commune des Olonnes ; Cécile Cukierman, sénatrice communiste de la Loire, conseillère régionale de Rhône-Alpes chargée de l'égalité hommes-femmes ; Valérie Létard, sénatrice UDI du Nord, présidente de la Communauté d'agglomération de Valenciennes Métropole, ancienne ministre, et Barbara Romagnan, députée du Doubs, docteure en Sciences politiques, qui siège à la délégation aux droits des femmes de l'Assemblée nationale et qui est membre du groupe socialiste, républicain et citoyen.
Avant toute chose, je vous propose de visionner le témoignage de Jeanine Alexandre-Debray, membre du Conseil municipal de Paris, qui nous livre, en 1958, son explication édifiante de l'absence des femmes en politique.
Projection vidéo : Jeanine Alexandre-Debray
dans
|
Béatrice Massenet
Jeanine Alexandre-Debray évoque la légitimité des femmes en politique et souligne les difficultés de conjuguer les exigences de la vie publique et celles de la tenue d'un foyer. Elle invite dès lors les femmes à attendre d'avoir pu se détacher des tâches qui leur sont dévolues avant de se lancer en politique...
Cécile Cukierman, vous qui avez été élue à trente-cinq ans et avez trois enfants en bas âge, que pensez-vous de ce questionnement sur la légitimité des femmes en politique ?
Cécile Cukierman, sénatrice de la Loire (groupe communiste républicain et citoyen), conseillère régionale de Rhône-Alpes, chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes
La légitimité provient du suffrage et de notre engagement à répondre aux attentes des électeurs. Bien évidemment, le témoignage de Jeanine Alexandre-Debray fait sourire, mais il souligne surtout l'évolution positive de la place des femmes dans la société. J'ai trente-neuf ans maintenant et je crois que la tenue de cette table ronde n'aurait pas été possible avec une telle diversité d'intervenants il y a trente-neuf ans.
Certes, un long chemin reste encore à parcourir, mais beaucoup de choses ont changé, qui nous permettent, en tant que femmes, de nous engager en politique, d'y assumer des responsabilités et d'y prendre toute notre place.
Tout n'est pas simple, mais je tiens à vous rassurer : les gendarmes ne m'ont encore jamais appelée parce que mes enfants seraient seuls dans la rue, et les insectes n'ont pas encore envahi ma maison parce qu'elle ne serait pas tenue ! Dans l'ensemble, les choses se passent bien, même si, comme dans toute famille, les portes claquent parfois ! C'est ce qui fait la vie et le plaisir de la vivre...
Béatrice Massenet
Pouvez-vous nous décrire votre semaine-type ?
Cécile Cukierman
Avant d'entrer au Sénat, je pensais que je passerais à Paris les mardis, mercredis, voire parfois les jeudis, et que je pourrais être dans ma région le reste de la semaine.
Une fois élue, j'ai découvert très rapidement que l'agenda parlementaire idéal n'existe pas, que les séances ont tendance à commencer dès le lundi pour parfois finir le vendredi, ce qui nécessite un jonglage permanent ente nos obligations locales et nos obligations parisiennes. Finalement, il n'existe pas de semaine-type, seulement une « semaine moyenne » que je pourrais décrire, mais qui n'est jamais celle que je vis effectivement.
Cela complique largement l'organisation au quotidien, pour soi, pour ses proches et surtout pour ses enfants, qui ont besoin - c'est essentiel - de disposer de repères et de régularité. Or nous ne sommes pas toujours capables de leur en donner.
La question n'est donc pas tant celle de l'absence quelques jours par semaine que celle de l'impossibilité de l'anticiper et de l'expliquer. Il faut savoir s'organiser pour ne pas être trop souvent dans l'urgence : l'éducation exclut en effet la précipitation. La vraie difficulté se situe à ce niveau.
Dans l'ensemble, je suis absente de chez moi deux nuits par semaine pour mes activités parlementaires. Mais il faut le rappeler, la vie parlementaire ne se limite pas à l'activité législative à Paris : elle comprend aussi le travail que l'on effectue au niveau local et l'implication dans la vie politique des partis auxquels nous appartenons.
Béatrice Massenet
Je me tourne à présent vers Barbara Romagnan. Vous êtes l'auteure d'un ouvrage intitulé Du sexe en politique . Quelles difficultés principales liées à l'organisation de la vie politique en France avez-vous, pour votre part, relevé ?
Barbara Romagnan, députée du Doubs (groupe socialiste, républicain et citoyen), docteure en sciences politiques, auteure de Du sexe en politique
L'objet de ma thèse était plutôt de comprendre les raisons pour lesquelles il est souvent dit que les femmes « font de la politique autrement ».
Permettez-moi de rebondir sur les propos de Cécile Cukierman s'agissant de l'organisation des femmes politiques.
J'ai une fille de six ans et nous avons opté, son père et moi, pour la garde alternée. De ce fait, j'ai finalement deux semaines-types. La semaine où ma fille est avec moi, je ne me rends pas, ou peu, à l'Assemblée. Je suis élue dans le Doubs ; ma circonscription se trouve à trois heures de train de Paris, ce qui est raisonnable, mais les trains ne passent pas toutes les heures ! En revanche, lorsque ma fille est chez son père, je passe toute la semaine à Paris et je tâche ainsi de compenser mes absences pendant les semaines où je m'occupe d'elle.
Mais ce n'est pas possible de tout compenser. Comme je ne suis présente à Paris qu'une semaine sur deux, je me trouve à l'Assemblée nationale soit la semaine où les amendements sont discutés en commission, soit la semaine où ils le sont dans l'hémicycle. Ce rythme de présence rend donc difficile pour moi le travail de rapporteure, qui supposerait une présence plus régulière à Paris. Il se trouve toutefois que, étant une « socialiste punie », la probabilité que me soient confiés des rapports est assez limitée ! Ma frustration sur ce plan est donc moindre...
Toujours pour compenser mon rythme de présence, quand je suis en circonscription et que ma fille n'est pas avec moi, je débute mes journées extrêmement tôt. Cela me permet d'avoir des activités qui me seraient inaccessibles dans d'autres circonstances, comme par exemple la distribution de tracts à cinq heures du matin, qui me donne la possibilité de discuter avec des personnes qui travaillent à ces heures-là. Le contact avec les gens est différent.
De même, quand je ne peux pas me rendre à une inauguration, je propose de venir à un autre moment. Moins de personnes seront présentes, bien sûr, mais en général les élus locaux viennent, ce qui me permet de leur montrer mon intérêt pour leurs initiatives, et surtout, de discuter du fond des dossiers avec eux.
Béatrice Massenet
Annick Billon, comment parvenez-vous à concilier votre vie personnelle et vos activités d'élue ?
Annick Billon, sénatrice de la Vendée (groupe UDI-UC), adjointe au maire du Château d'Olonne et vice-présidente de la communauté de communes des Olonnes
Je suis élue de territoire depuis quatorze ans et j'ai été élue au Sénat en octobre 2014. J'ai trois enfants, âgés de 15 à 21 ans. Concilier la vie familiale et les activités d'élue demande une certaine organisation, et surtout de l'anticipation. Mais l'agenda parlementaire rend cette tâche particulièrement difficile.
Le choix de l'engagement politique est un choix de famille. Le jour où l'on m'a proposé de me présenter aux élections sénatoriales, j'ai demandé l'avis de mes enfants et de mon mari. Nous avons pris cette décision ensemble.
Je me suis reconnue dans les interventions de la première table ronde : quand on m'a proposé d'être candidate au Sénat, ma première réaction a été de me demander si j'en étais capable. Il est clair qu'un homme ne se serait jamais posé la question...
La principale difficulté dans l'organisation d'une vie de parlementaire tient effectivement au fait, comme cela a été dit, qu'il n'existe pas de semaine-type. Théoriquement, le lundi, le vendredi et le samedi, je suis en Vendée et le reste de la semaine à Paris, au Sénat.
J'en profite d'ailleurs pour remercier les élus vendéens venus en nombre aujourd'hui, notamment la première femme présidente de l'association des maires de Vendée, récemment élue.
À cela, s'ajoutent bien sûr les divers déplacements liés par exemple au travail de commission : la dernière mission à laquelle j'ai participé s'est par exemple déroulée sur onze jours d'affilée.
C'est évident, l'organisation doit être anticipée quand la journée de travail commence à 8h et ne se termine qu'à 22h, comme cela a été le cas hier. Je ne peux pas tout confier à mon mari qui, lui aussi, travaille énormément.
Mais au-delà des difficultés que peut poser l'organisation de la vie quotidienne, je pense qu'il est tout à fait stimulant pour des enfants de voir leurs parents travailler, s'impliquer, aimer ce qu'ils font. Mes enfants ont par ailleurs eu l'occasion de venir au Sénat, de découvrir un univers qui, jusqu'ici, leur était inaccessible.
Le Sénat est une institution magnifique. À mon arrivée, j'ai été accueillie avec beaucoup de bienveillance et je m'y suis très rapidement sentie en confiance. Les journées de travail y sont longues et il est vrai que nous rentrons souvent fatigués à la maison.
Par exemple, quand je rentre chez moi en Vendée le jeudi soir, à 23 heures, mes proches savent qu'il me faut me laisser un temps pour « atterrir » et me libérer l'esprit après l'agitation de la vie sénatoriale. Avec ce genre d'organisation, il faut que chacun dans la famille trouve son équilibre.
Cécile Cukierman
Si vous le permettez, j'aimerais dire un mot sur les frais de garde d'enfants qu'évoquait Danielle Bousquet.
Il s'agit effectivement d'une bataille à mener, d'une véritable exigence pour les élus locaux. Mais il faut aussi dire que l'accès des femmes aux responsabilités politiques n'est pas uniquement une question d'argent. Dans ma famille, nous avons fait le choix d'avoir recours à de la garde collective et non individuelle : c'est un choix d'éducation personnel. Mais le choix d'un mode de garde peut être contraint et renforcer les inégalités.
Pour ma part, j'ai eu la chance d'avoir le soutien de ma mère et de ma belle-mère, qui ont accepté de participer activement à la garde de mes enfants. Au-delà du remboursement des frais de garde, il faut absolument poser la question de l'organisation du temps politique, afin de permettre aux femmes et aux hommes de s'épanouir également dans une vie sociale et familiale.
Béatrice Massenet
Considérez-vous que sans l'aide d'un conjoint et de l'environnement familial proche, il est plus difficile d'entrer en politique ?
Annick Billon
L'une des participantes à la première table ronde déclarait qu'il faut séparer sa vie privée de sa vie publique. Nous ne sommes en effet jamais préparées à recevoir des coups et des attaques personnelles, surtout lorsqu'ils proviennent de proches. À mon sens, la stabilité familiale et le soutien des proches sont très importants pour mener sereinement des activités politiques. Il est essentiel pour moi de savoir que lorsque je suis absente, tout se passe bien à la maison.
Pendant la campagne sénatoriale, j'ai été surprise des remarques de certains proches qui estimaient que du fait de mon engagement politique, j'abandonnais totalement ma famille. Ces personnes pensaient que mon engagement n'était pas bon pour l'équilibre familial. Finalement, nous faisons face, nous les femmes, à un sentiment de culpabilité qui nous revient de manière incessante même si nous ne l'éprouvons pas spontanément à l'origine.
Aujourd'hui encore, la société considère que c'est aux femmes d'assurer l'éducation des enfants. On conçoit difficilement que les femmes puissent avoir des enfants tout en menant une vie professionnelle bien remplie.
J'interroge régulièrement ma fille de quinze ans pour savoir comment elle vit mes absences. En réalité, elle se porte parfois même mieux lorsque je ne suis pas à la maison !
Béatrice Massenet
Sur ce sujet, je propose que nous écoutions témoignage de Simone Veil.
Projection vidéo : Simone Veil
dans
|
Béatrice Massenet
Simone Veil estime avoir peut-être « sacrifié » son mari et ses enfants à cause de son travail. Laurent Olléon, avez-vous le sentiment d'être « sacrifié » ?
Laurent Olléon, conseiller d'État
Absolument pas.
Paradoxalement, si Fleur Pellerin et moi-même avions demandé à nos amis, il y a dix ans, lequel de nous deux deviendrait un jour ministre, ce n'est peut-être pas à elle qu'ils auraient spontanément pensé. Mais dès lors que le Président de la République avait choisi de former un gouvernement paritaire, nous savions qu'il était plus probable que ce soit elle qui y entre. Nous avons donc choisi ensemble de travailler pour qu'elle y parvienne.
Dès 2012, j'ai pour ma part été pendant deux ans, simultanément, directeur adjoint du cabinet de Marylise Lebranchu et directeur du cabinet d'Anne-Marie Escoffier, qui est par la suite redevenue sénatrice. En termes d'organisation, il nous a fallu mettre en place un système quasi-militaire !
Le temps politique est une parfaite illustration de la « théorie des gaz » : il occupe tout l'espace disponible. Vingt ans après la réforme du calendrier parlementaire de 1995 dont Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, avait pris l'initiative, et qui visait précisément à éviter aux députés et sénateurs de siéger jusqu'à des heures impossibles, on constate que les parlementaires continuent d'examiner des textes de loi très tard dans la nuit.
De la même manière, Fleur et moi-même pensions en 2012 que comme elle n'avait pas de terre d'élection, contrairement à d'autres ministres, elle pourrait consacrer ses week-ends à notre vie familiale. Mais il est finalement très rare qu'elle ne soit pas accaparée, le week-end, par diverses manifestations ou déplacements. Le temps politique a lui aussi occupé tout l'espace disponible !
Ce problème d'organisation des temps dépasse de loin la sphère politique. Il concerne la vie professionnelle en général. En France, l'organisation du travail est telle que la majorité des cadres supérieurs sont jugés en grande partie selon leur temps de présence au bureau. Le monde politique est finalement en cohérence avec cette tendance très française, consistant à étendre le travail sur des durées longues, au détriment de la vie familiale.
À Montréal, où je suis récemment passé dans le cadre d'une mission, il n'y a plus personne dans les bureaux après dix-huit heures. De même, il y a une dizaine d'années, j'ai pu rencontrer en Allemagne l'actuel ministre des Affaires étrangères. La façon dont il organisait son temps de travail était très différente de la nôtre : il y a bien un « problème français ».
Je reviendrai un instant sur la question des gardes d'enfants, pour laquelle trop d'inégalités sont à déplorer. Sur le plan financier, je rejoins entièrement ce qu'a dit Cécile Cukierman. Il est en effet beaucoup plus facile pour un cadre supérieur, qu'il exerce dans le privé, qu'il soit haut-fonctionnaire ou ministre, d'accéder à un mode de garde qui soit suffisamment souple pour lui permettre de s'adapter aux contraintes de la vie politique. Le rôle de l'entourage familial est également essentiel, bien sûr. Nous avons pour notre part la chance de pouvoir confier nos enfants à leurs grands-parents, qui nous aident énormément.
Notre organisation familiale est un peu particulière, parce que nous sommes une famille recomposée. Nous avons toujours dû prévoir, depuis une dizaine d'années, une organisation très cadrée pour pouvoir passer du temps avec nos enfants quand ils sont avec nous. Nous y sommes habitués.
Finalement, les grands « sacrifiés » dans cette organisation ne sont pas nos enfants, à qui nous consacrons un maximum de temps, mais plutôt nos amis qui, depuis 2012, ont malheureusement en grande partie disparu de notre emploi du temps. Ils en avaient d'ailleurs conscience avant nous ! Il faut faire des choix.
Béatrice Massenet
Concrètement, qui remplit le frigo chez vous ?
Laurent Olléon
On le remplit tous les deux ! Nous faisons les courses ensemble, le week-end. Ce temps est extrêmement important pour Fleur, car il lui permet de rester connectée à la vie réelle. De la même manière, depuis qu'elle est ministre, elle a toujours veillé à accompagner sa fille à l'école, et il est exceptionnel qu'elle n'y parvienne pas.
Il me semble essentiel, lorsque l'on exerce de hautes responsabilités, de réussir à conserver du temps pour soi, pour lire, cuisiner, discuter... Nous faisons attention, c'est très important pour nous, à passer du temps ensemble même quand Fleur rentre à la maison à 22 heures ou 23 heures.
Finalement, nous avons trouvé un bon équilibre et fonctionnons véritablement en tandem.
Béatrice Massenet
Que pouvez-vous nous dire, Valérie Létard, de votre organisation familiale ? Vos enfants étaient adolescents quand vous êtes entrée au gouvernement. Avez-vous observé une évolution par rapport à l'époque où vous êtes devenue sénatrice ?
Valérie Létard, sénatrice du Nord (groupe UDI-UC), présidente de la Communauté d'agglomération de Valenciennes Métropole, ancienne ministre
J'ai été élue sénatrice à trente-huit ans, alors que mes enfants avaient six et neuf ans. Être parlementaire alors qu'on vit en province et qu'on a des enfants demande une organisation à toute épreuve, parce que la vie politique nécessite d'être très disponible le soir et les week-ends.
J'ai eu la chance, quand mes enfants étaient petits, de pouvoir compter sur leurs grands-parents et sur mon mari qui, malgré ses contraintes professionnelles, s'est toujours arrangé pour être présent tous les soirs quand j'étais à Paris.
Au moment où je me suis engagée dans des responsabilités nationales, d'abord au Sénat puis en tant que ministre, nous avons fait le choix de ne pas éloigner nos enfants de l'environnement qu'ils avaient toujours connu. Ils n'ont donc pas senti l'impact de mon engagement national. J'ai préféré en porter le poids seule, plutôt que faire venir mes enfants à Paris.
Finalement, je ne serais pas devenue parlementaire ni ministre si je n'avais pas eu la certitude qu'à la maison, la structure familiale ne pâtirait pas de mes absences et que la qualité de nos relations familiales n'en souffrirait pas. Mes absences ont d'ailleurs été plus difficiles à vivre pour moi que pour ma famille.
Je sais pourtant qu'il n'est pas évident, pour un adolescent, d'avoir un parent élu, médiatisé et exposé à la critique. Quand j'étais tête de liste pour les élections régionales et que mon portrait était affiché dans toute la région, mon fils aîné, alors âgé de treize ans, déjà très intéressé par la vie politique, m'a dit un jour : « Maman, s'il te plaît, pas d'affiche de toi devant l'école ! » J'ai compris alors à quel point il était sensible aux regards et aux commentaires de ses camarades. J'ai depuis été très attentive à la manière dont il vivait le fait que je sois exposée du fait de mon engagement politique. Aujourd'hui encore, même s'il est très fier de moi, je sais qu'il se demande si un jour je vais enfin arrêter !
Béatrice Massenet
Justement, comment préserver sa famille de la médiatisation, des critiques ou des attaques ?
Valérie Létard
J'ai toujours veillé à ce que mon mari et mes enfants subissent le moins possible les conséquences de mes choix. C'est pourquoi nous avons tenu à ce que nos enfants restent en province, dans notre commune d'origine, loin de la scène politique parisienne. Il nous a semblé très important de ne pas les « déraciner ». J'ai eu la chance d'avoir un mari formidable qui m'a toujours soutenue dans tous mes engagements politiques. Sans lui, rien de tout cela n'aurait été possible.
Barbara Romagnan
Je voudrais ajouter un mot sur le rapport des politiques au temps.
Il y a à mon avis un véritable effort de pédagogie à faire envers nos concitoyens. Ils doivent comprendre que s'ils veulent que leurs élus ressemblent davantage à la société telle qu'elle est, ils ne peuvent pas attendre d'eux qu'ils soient présents et disponibles tout le temps. Je suis une « intégriste » du mandat parlementaire unique, pour cette raison notamment.
Une hypothèse par exemple me semblerait intéressante : pourquoi députés et sénateurs ne pourraient-ils pas siéger une semaine sur deux seulement au Parlement ? Cette mesure présenterait beaucoup d'intérêt en termes d'organisation personnelle des élus. Elle leur permettrait aussi de passer plus de temps dans leur circonscription, au contact de leurs concitoyens. Elle pourrait par ailleurs avoir pour effet de réduire les frais de transports, qui sont considérables à l'heure actuelle.
Enfin, je tiens à souligner que l'Assemblée nationale française reste l'un des seuls parlements en Europe à ne pas disposer de service de crèche. À plusieurs reprises, j'ai moi-même dû emmener ma fille à l'Assemblée, pendant les vacances scolaires. Rien n'est prévu pour les personnels de l'Assemblée ou les élus qui ont des enfants. De même, j'ai été enceinte pendant mon mandat de conseillère générale. Là non plus, rien n'était prévu. La maternité est un véritable enjeu pour les instances politiques ; il faut trouver les moyens légaux de résoudre ces problèmes d'organisation. Il est impératif également de changer le regard que porte la société sur la question du temps, notamment du temps des élus.
Béatrice Massenet
On sait que plus les femmes sont diplômées, plus elles risquent de divorcer ou de vivre seules. Qu'en est-t-il en politique ?
Barbara Romagnan
Je n'ai pas d'expertise particulière à ce sujet. En revanche, je souhaite rebondir sur le thème de l'organisation du temps en tant qu'élue. Ce que j'ai pu entendre précédemment m'a plutôt étonnée :je dois me situer à-peu-près dans la « moyenne », mais je ne suis pas véritablement organisée, je suis séparée du père de ma fille et mes parents ne vivent pas dans la région où je suis élue.
Béatrice Massenet
Je me tourne enfin vers Jean-Vincent Placé, qui va nous livrer son expérience personnelle.
Jean-Vincent Placé
Quand on est venu me proposer de m'exprimer devant une assemblée principalement composée de femmes pour parler de la vie quotidienne des femmes en politique, j'ai d'abord pensé : « En quoi cela me concerne-t-il ? ».
Et puis j'ai compris. Je suis père d'une fille de dix-huit mois, que j'ai avec moi deux week-ends par mois, ainsi que les soirées encadrant les week-ends qu'elle passe chez sa mère. Or comme l'ont souligné plusieurs intervenants, le temps politique n'a jamais été pensé pour s'accorder avec la vie familiale.
Bien que j'appartienne à un parti de sensibilité féministe, qui a souvent été dirigé par des femmes et qui a appliqué la parité bien avant que la loi le prévoie, je me suis longtemps accommodé de cette situation et je ne me suis pas vraiment posé de question.
Les commissions électorales illustrent parfaitement ce point. Elles s'éternisent généralement jusque tard dans la nuit : elles sont composées à 90 % d'hommes et se déroulent dans une ambiance « virile ». Ce centre de pouvoir est ainsi extrêmement clanique et misogyne.
Pendant vingt ans, je me suis consacré totalement à la politique. J'ai grandi dans une famille traditionnelle, et je n'ai appris que tardivement l'importance de la féminisation des statuts. C'est d'ailleurs pour cette raison que je suis un « repenti ».
Depuis que je suis séparée de la mère de ma fille, j'ai dû revoir entièrement l'organisation de ma vie d'élu. Désormais, les dix jours par mois pendant lesquels je garde ma fille, je les lui consacre entièrement. Je n'hésite pas à aménager mes horaires lorsqu'elle est avec moi en semaine : je termine le soir à 18 heures et je reprends le lendemain matin à 10 heures, après l'avoir emmenée chez sa nourrice.
J'assume entièrement ce choix. Il est pourtant régulièrement la cause de situations un peu particulières. J'ai ainsi été amené à refuser une « matinale » à la radio, en pleine période de promotion d'un livre. Je rate désormais la moitié des réunions de coordination du parti, parce qu'elles ont lieu tôt le mardi matin. J'ai récemment dû décliner auprès du secrétariat de la Présidence de la République un rendez-vous un matin à 9 heures, pour cause de « pouponnage » ! Aujourd'hui, rien n'est plus important pour moi que les moments que je passe avec ma fille. Mon bonheur est là.
Je comprends aujourd'hui de ce fait un ensemble de problématiques du quotidien que j'ignorais totalement jusqu'ici. Ma mère, qui était institutrice, a élevé cinq enfants et s'est arrêtée de travailler à mon arrivée en France. Aujourd'hui, je me rends compte de ce que cela représente et je l'ai remerciée de tout ce qu'elle a fait et que je ne soupçonnais pas ! Ma vie quotidienne est bouleversée par la paternité : j'ai découvert les biberons, les couches, les journées entières passées à ne s'occuper que de son enfant... Je suis donc prêt aujourd'hui à soutenir toutes les mesures qui peuvent faciliter le partage des tâches, la garde d'enfants et la conciliation des temps de vie. Je milite notamment pour que les frais de garde soient intégrés à l'indemnité représentative des frais de mandat (IRFM).
Il y a un an de cela, je n'aurais probablement pas eu le souci de participer à vos échanges. Je peux aujourd'hui vous assurer que vous pouvez compter sur moi pour soutenir toute disposition susceptible de faciliter la vie des femmes élues et de favoriser l'intégration des femmes, avec ou sans enfants, à la vie politique. Je découvre la vie que beaucoup d'entre vous menez, et je peux vous dire, mesdames, que vous avez bien du mérite !
Béatrice Massenet
Je vous remercie, Jean-Vincent Placé, pour ce témoignage.
L'heure est venue de conclure ce colloque. Nous accueillons Pascale Boistard, secrétaire d'État chargée des Droits des femmes auprès de la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes.