EXAMEN EN COMMISSION
La commission des affaires européennes s'est réunie le jeudi 25 juin 2015 pour l'examen du présent rapport. À l'issue de la présentation faite par M. Claude Haut et Michel Raison, le débat suivant s'est engagé :
M. Jean Bizet , président . - La question cruciale posée par le rapporteur est : « La France sera-t-elle encore un grand pays laitier ou veut-elle simplement gérer les acquis ? » Je retiens aussi les enjeux du TTIP qui concernent à la fois les indications géographiques mais qui révèlent surtout les ambitions de notre partenaire américain. Ce que vous avez appelé le « géant américain endormi ».
M. Jean-Paul Emorine . - Attention de ne pas se faire trop d'illusions. Certes, la France peut être un grand pays laitier mais je rappelle que l'espace agricole français ne représente que 1 % de l'espace agricole mondial. Vous avez parlé de la restructuration. La diminution du nombre d'exploitations est très ancienne et va certainement se poursuivre. Vous indiquez le chiffre de 40 000 exploitants dans 10 ans mais la question qui se pose est : « Est-ce que ces 40 000 exploitants vont gagner leur vie ? » Il y a la question du prix, bien sûr, mais aussi la question de la pression de la grande distribution et des coûts d'exploitation. Il faut aller vers la sécurisation des revenus des agriculteurs. La concentration de la production laitière en Bretagne et en Normandie est possible. Les régions avec des AOP sont également protégées. Mais quid des régions intermédiaires ? La ferme des 1 000 vaches a un effet détonateur. Déjà le seuil de 400 ou 500 vaches révélait la nature industrielle de certains élevages. La ferme de très grande capacité est perçue comme déstabilisante pour les régions intermédiaires.
M. André Gattolin . -Notre ordre du jour est chargé. Nous devons traiter des dossiers importants dans un délai qui est limité.
Concernant le rapport sur le secteur laitier, je déplore la quasi-absence de l'évocation du bio. C'est un outil de valorisation des produits et de stabilisation des revenus. Or, il n'y a quasiment rien dans le rapport. Mais mes remarques portent surtout sur la partie concernant les très grandes fermes.
Le rapport cite des oppositions jugées irrationnelles. Cette critique n'a pas de sens. Ce sont des positions qui ne sont en rien irrationnelles. Vous citez Brigitte Bardot comme pour dévaloriser la position de ceux qui contestent ce projet. Il faut prendre en compte tous les points de vue. Je suis d'accord pour écouter les promoteurs de la ferme des 1 000 vaches comme vous l'avez fait abondamment, mais il faut écouter tout le monde et ne pas se contenter d'une formule ambiguë telle que « oser l'expérimentation des grandes fermes ».
M. Michel Billout . - Il n'est en effet pas possible de traiter des sujets aussi importants en deux heures.
Je regrette que dans la proposition de résolution européenne, on ne trouve aucun élément qui permette de préserver un mode de production diversifié. Certes, la conclusion du rapporteur est de prôner la cohabitation de tous les modes de production, mais c'est une phrase « bateau », un peu naïve. Il y a deux parties dans ce rapport : une partie très documentée et très équilibrée sur la fin des quotas laitiers et les inquiétudes des éleveurs, et une deuxième partie où le rapporteur « se lâche » sur la ferme des 1 000 vaches en exposant les points de vue de façon très caricaturale, en développant l'argumentaire du directeur de la ferme sans donner la parole aux opposants. On oublie de dire que ce type de ferme favorise la financiarisation de l'économie agricole. Ce n'est pas du tout une évolution choisie par les agriculteurs. Si on laisse se développer ce modèle, demain il y aura des régions où il n'y aura plus du tout de lait. En revanche, j'adhère complètement à l'analyse du rapporteur sur l'importance de la négociation commerciale sur les indications géographiques.
M. Simon Sutour . - Je confirme qu'avec cette organisation des travaux, le Sénat ne peut pas remplir son rôle. Le 22 juillet prochain, le président du Sénat s'est engagé à rencontrer le bureau de la commission des affaires européennes. Nous devrons lui exprimer nos réserves sur nos conditions de travail. Notre commission a un rôle très important sur la législation européenne et il nous faut garder une possibilité de travailler sérieusement.
Sur le lait, c'est un rapport très complet, un rapport de référence qui méritait un long exposé mais qui mérite aussi un long débat. Je ne suis pas spécialiste de ce secteur mais le modèle des 1 000 vaches ne me plaît pas. Il y a d'ailleurs beaucoup de rapport entre l'évolution du secteur laitier et l'évolution du secteur viticole avec l'arrivée des capitaux extérieurs et des vins de cépage orientés vers un produit standardisé.
M. Richard Yung . - Je sais toute l'importance des appellations d'origine. C'est une des très grandes forces de la France. Nous avons un niveau d'excellence, reconnu dans le monde entier, qui doit être absolument préservé. Je retiens aussi de l'exposé l'idée que les gens d'une même filière n'arrivent pas à parler ensemble, que nous restons dans la culture de l'affrontement. La grande force de l'Allemagne n'est pas dans les grandes fermes de 1 000 vaches mais bien dans cette capacité à débattre et à avancer ensemble.
M. Claude Haut . - Mon avantage était d'être totalement extérieur au secteur laitier et d'avoir un regard neutre. C'est pourquoi j'ai pensé que ce choix de l'expérimentation était possible. Ce n'était pas pour les multiplier mais pour voir comment ça marche, quitte à dresser un bilan économique et écologique après deux ou trois ans.
M. André Gattolin . - Mais la tonalité du rapport est très différente. On sent qu'il y a un parti pris.
M. Claude Haut . - L'expérimentation a pourtant un sens. Il faudra mesurer les résultats à la fin.
M. Michel Raison . - J'étais bien conscient que la ferme des 1 000 vaches allait être un sujet de débat. C'est pourquoi nous avons choisi d'y aller pour voir effectivement ce qui se passait, pour voir les conditions d'élevage, pour y rencontrer le directeur et les éleveurs. Ce sont eux qui ont utilisé le mot « irrationnel ». Que disaient-ils exactement ? « Le lait de la grande ferme n'est pas ramassé parce que ce ne serait pas le même lait que les autres. » C'est ça qui est irrationnel. Ce sont les mêmes vaches, avec la même alimentation qui produisent le même lait. Cette opposition est irrationnelle. De même, casser 300 000 euros de matériel est irrationnel.
Je souhaite insister surtout sur le lien entre la grande ferme et les zones de déprise laitière. La grande ferme ne provoque pas la déprise mais, au contraire, est un moyen d'y faire face. Son implantation dans la Somme est une implantation dans une zone extrêmement fragile sur le plan laitier. C'est un moyen de maintenir une ambiance laitière dans une région où les fermes sont peu nombreuses et vont probablement se réduire encore. C'est un moyen de maintenir l'activité laitière.
Concernant les appellations d'origine, il y a une unanimité sur ce point. C'est évidemment notre cheval de bataille. Dans mon rapport, j'évoque une publicité sur une automobile qui se conclut par « C'est une allemande ». En fait, cette voiture n'est pas meilleure qu'une voiture française mais elle a une image de qualité. Nous avons cette image-là dans le domaine laitier, avec une tradition laitière, des appellations protégées et des investissements en haute technologie. C'est cette image qu'il faut préserver et utiliser.
Attention toutefois à ne pas se leurrer. L'appellation d'origine n'est pas à elle seule une garantie de valorisation. Il y a des valorisations très fortes sur le Comté et le Beaufort par exemple, mais c'est beaucoup moins vrai sur le Cantal où, malgré l'AOC, le prix du lait est médiocre.
M. Jean Bizet , président . - Vous insistez aussi, avec raison, sur le deuxième pilier. En France, on ne sait pas utiliser le deuxième pilier et j'espère que la régionalisation améliorera les choses. Il est vrai que l'articulation entre contractualisation et organisation professionnelle n'a pas été très adaptée. Nous avons fait les contrats avant les OP, mais de nouvelles générations sont en préparation. Même s'il y a des réticences de la part des industriels, je crois aux OP territoriales de bassin. Il y a quelques années, le partage de la valeur ajoutée dans la filière agricole était d'un tiers pour le producteur, un tiers pour le fabricant, un tiers pour le distributeur. Aujourd'hui, la distribution capte la moitié de la valeur ajoutée. Il est impératif de rétablir un meilleur équilibre et les OP territoriales peuvent être un outil.
M. Michel Raison . - Vous faites bien de rappeler le rôle crucial de la grande distribution. Sous prétexte de défendre le consommateur, elle écrase les producteurs et les fabricants. Les négociations sont irréalistes, la grande distribution ne respecte pas les contrats ou prévoit des pénalités énormes. C'est un sujet bien connu. J'ajoute que pour la Commission européenne, nous avons exporté ce modèle partout en Europe et que ces difficultés franco-françaises sont maintenant des difficultés dans l'Union européenne.
M. Michel Billout . - J'adhère à la proposition de résolution européenne mais les sénateurs de mon groupe ne peuvent souscrire au rapport. Le passage sur la ferme des 1 000 vaches ne me convient pas.
M. André Gattolin . - Je suis sur la même position avec en outre une réserve sur la formulation du point 25 de la proposition de résolution européenne qui semble laisser aux seules régions le soin d'aider les secteurs en difficulté, comme s'il ne s'agissait pas d'un objectif national.
M. Jean Bizet , président . - Nous allons vous proposer une modification qui atténue ce clivage entre stratégie nationale et équilibre territorial.
Le rapport met bien en lumière que nous sommes à la veille d'une grande redistribution, qu'il ne faut pas se leurrer. Il y a des dynamiques laitières et des régions en déprise. Pour être encore plus clair, il y aura un jour des régions sans lait. Il y a un passage du rapport qui le dit clairement, les industriels ont annoncé qu'ils ne fermeront aucune usine mais qu'ils n'investiront pas. C'est la mort lente mais quasi-certaine pour ces régions.
Concernant la sécurisation des revenus des agriculteurs, qui est une demande de M. Emorine, il faut faire une analyse de notre modèle de politique agricole. La politique agricole commune (PAC) européenne et le Farm bill américain sont deux modèles opposés. L'un assure des primes, l'autre assure des revenus. La dernière réforme de la PAC de 2013 prévoit une clause de révision en 2016 qui est une clause financière. Ce sera le moment de poser les jalons d'une vraie réforme de la PAC.
La négociation du TTIP sera très importante pour les agriculteurs. Au-delà des appellations d'origine, il y a en effet une offensive américaine sur le terrain agricole. Il faut penser à une coopération avec l'Italie sur les signes de qualité.
Hélas, je pense que la financiarisation de l'agriculture est en marche. Les Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (Safer) ont longtemps refusé l'apport de capitaux extérieurs mais les demandes se multiplient aujourd'hui. Le prix du foncier pourrait évoluer. Le rapport cite un prix du foncier de 60 000 euros l'hectare en Allemagne. C'est évidemment encore impensable en France. C'est aussi le résultat d'une politique allemande qui a équilibré l'activité agricole avec l'activité énergétique. Produire pour l'énergie est choquant. Le rapport cite le chiffre hallucinant de 400 000 hectares en Basse-Saxe consacrés aux cultures dédiées à la méthanisation. La France a eu raison de ne pas aller trop vite, et quand la France se lance dans la méthanisation, c'est plutôt à partir d'effluents d'élevages.
Je confirme que ma visite de la ferme des 1 000 vaches m'a impressionné et rassuré. Je pense que la formule de l'expérimentation est la plus opportune.