TABLE RONDE SUR L'AVENIR DE FRANCE TÉLÉVISIONS

TABLE RONDE SUR L'AVENIR DE FRANCE TÉLÉVISIONS

A. INTERVENTIONS

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente

Nous poursuivons ce matin nos travaux sur l'avenir de France Télévisions.

Ces travaux s'inscrivent dans la perspective de la nomination du président de France Télévisions, décision que le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) devra prendre au cours de l'année 2015. Elle constitue l'occasion, pour notre commission, de mesurer le respect des dispositions inscrites par le législateur dans le cahier des charges du 23 juin 2009.

Notre commission peut s'appuyer sur le bilan de la société France Télévisions pour la période 2010-2014 établi par le CSA, conformément à la loi. Il nous appartient aujourd'hui de prendre toute notre place dans la réflexion sur le devenir de l'audiovisuel public, d'y réfléchir mais aussi de nous pencher sur les évolutions souhaitables.

Un certain nombre de questions ont déjà émergé de nos réflexions lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2015 avec, en premier lieu, celle du financement de l'audiovisuel public. Sur ce dernier point, nous avons décidé la création d'une mission d'information conjointe avec la commission des finances.

Il nous faut également nous pencher sur la question des missions et de la gouvernance de l'entreprise publique et sur la manière dont le groupe poursuit sa mutation numérique. Comment s'inscrira-t-il dans le cadre élargi de la compétition mondiale ?

Enfin, quel est l'impact sur l'organisation et les missions de France 3 du redécoupage de nos régions et de leur élargissement ?

Nous souhaitons que nos invités, tous experts de l'audiovisuel public, nous éclairent sur ces différents points. Je les accueille au nom de la commission. Il s'agit de :

- M. Patrick Van Bloeme, co-président de la société Harris Interactive ;

- Mme Simone Harari, ancienne présidente de l'Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA) et productrice ;

- M. Guillaume Klossa, membre du comité directeur de l'Union européenne de radio-télévision (UER) ;

- Mme Michèle Reiser, ancien membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), réalisatrice, productrice et auteur de films de télévision ;

- M. Serge Schick, directeur délégué au marketing stratégique et au développement de Radio France ;

- M. Marc Tessier, ancien président de France Télévisions et ancien président du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) ;

- M. Dominique Wolton, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en sciences de la communication et administrateur de France Télévisions.

Je vous propose tout d'abord de laisser M. Van Bloeme commenter les résultats d'une étude réalisée par Harris Interactive sur les Français et la télévision publique.

M. Patrick Van Bloeme, co-président de la société Harris Interactive

Il s'agit d'un sondage réalisé pour Télérama sur l'opinion des Français sur la télévision publique, et non sur la perception qu'ils peuvent avoir de la qualité des programmes, que nous mesurons par ailleurs quotidiennement, notamment pour France Télévisions.

Ce sondage a été réalisé en décembre 2014 auprès de 1 000 Français, selon un échantillon représentatif, sur des critères classiques - sexe, âge, catégorie professionnelle, région de résidence.

Avant d'entrer dans les questions fermées, classiques dans les sondages, nous avons décidé de poser des questions plus ouvertes, afin de connaître les évolutions spontanées associées aux chaînes de télévision publique.

Lorsqu'on leur demande ce qu'évoque pour eux la télévision publique, les Français parlent des programmes, de la publicité et de la redevance, parfois de manière reliée, mais aussi de l'intérêt des émissions. Le terme « trop » revient souvent pour qualifier la publicité, la redevance, etc.

68 % des Français estiment qu'il existe une différence entre les chaînes du service public et les chaînes privées, sans toutefois pouvoir évaluer sur le fond s'ils sont satisfaits ou insatisfaits. Il y a une dizaine d'années, dans le même sondage, réalisé à l'époque par TNS Sofres pour Télérama, 60 % des Français seulement répondaient positivement à cette question. Les choses ont donc positivement évolué.

38 % des personnes estiment que la différence se situe principalement dans les programmes, 26 % dans le volume de publicité et 22 % dans le financement de ces chaînes. Il y a deux ans, la différence était plus marquée de ce point de vue, les programmes apparaissant à 54 % comme le critère le plus segmentant.

La disparition de la publicité après 20 heures sur les chaînes de service public constitue une évolution majeure de ces dix dernières années. De ce fait, les téléspectateurs, dans leurs réponses, accordent plus d'importance à l'augmentation de la redevance qu'aux programmes.

D'une manière générale, en France, l'image des chaînes de télévision est plutôt bonne. Les téléspectateurs, qui regardent par ailleurs beaucoup la télévision, jugent les programmes qu'ils ont choisis généralement très satisfaisants. 69 % des Français ont une bonne image des chaînes publiques, contre 61 % pour les chaînes privées. L'écart n'est donc pas extrêmement significatif mais il existe, dans l'esprit des Français, une prime à la télévision de service public.

Nous nous sommes ensuite intéressés à ce qui peut caractériser les chaînes de France Télévisions. 85 % des Français considèrent que les chaînes de service public sont accessibles à tous. 70 % estiment qu'elles sont culturelles, 60 % pensent qu'elles sont éducatives, de qualité et d'un caractère divertissant.

Les critères moins positifs à l'égard des chaînes de service public sont très reliés : il s'agit de la modernité et du caractère original ou innovant. La perception qu'en ont les téléspectateurs est, de ce point de vue, plutôt faible. L'indépendance de la télévision publique est peu citée par les téléspectateurs.

Nous avons par ailleurs demandé si l'évolution des chaînes publiques allait plutôt dans le bon ou dans le mauvais sens. Il est difficile de commenter les résultats, car on peut considérer que la population est particulièrement divisée sur ce sujet. Les personnes ayant plutôt une bonne image des chaînes publiques considèrent que l'évolution va dans le bon sens, alors que les autres pensent le contraire. Il s'agit donc d'un statu quo .

Nous avons également demandé si la suppression de la publicité après 20 heures sur les chaînes publiques avait eu un impact positif sur leur image. 52 % des Français considèrent que l'impact est positif, 15 % négatif, le reste ne souhaitant pas se prononcer. Une partie non négligeable de la population n'a pas bien compris les fondements de cette évolution. L'impact sur l'heure de démarrage des programmes de première partie de soirée est également positif, à hauteur de 51 %.

Les avis sur la qualité des programmes sont partagés, voire neutres, 44 % de la population ne se prononçant pas sur le sujet.

Enfin, l'impact de la suppression de la publicité sur le montant de la redevance est perçu comme négatif.

Nous avons également demandé aux téléspectateurs quelles chaînes publiques ils regretteraient le plus si celles-ci venaient à disparaître. Certaines réponses sont logiques, mais d'autres plus surprenantes.

France 2, chaîne la plus regardée et perçue comme la plus importante du groupe, arrive en tête, mais France 5 apparaît en deuxième position, devant France 3. Le fait que l'on soit téléspectateur assidu ou non de France 5 ne change en rien la perception que peuvent en avoir les téléspectateurs.

Pour finir, nous avons interrogé les téléspectateurs sondés pour savoir s'ils étaient favorables à un basculement sur le numérique des chaînes dites « secondaires », comme France 4, France 5, et France Ô. Les Français y sont défavorables, sans grande surprise. La tendance de ces dernières années étant de proposer de plus en plus de chaînes gratuites sur les téléviseurs, il est anachronique de proposer d'en retirer, même si le numérique se développe. La multiplication des écrans n'a donc, pour le moment, pas nui à l'audience de la télévision sur le téléviseur. Celle-ci reste importante. Les Français y passent énormément de temps et tiennent à retrouver leurs chaînes sur ce support.

Il n'existe donc pas de désamour entre les Français à l'égard de la télévision publique. Certaines personnes y sont attachées, d'autres non. Ceci est parfois lié à l'appréciation qu'ils portent sur la qualité des programmes, parfois à une vision politique, mais l'importance et la spécificité du service public sont reconnues. Elles pourraient l'être davantage mais, globalement, les Français sont attachés à la télévision de service public. Ils la connaissent et savent reconnaître un certain nombre de ses qualités.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente

Merci d'avoir campé le décor, en commentant cette étude réalisée en décembre 2014.

La parole est à présent à Marc Tessier. Monsieur Tessier, comment considérez-vous aujourd'hui l'audiovisuel public ? Quel est, selon vous, son avenir ?

M. Marc Tessier, ancien président de France Télévisions et du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC)

Je ne suis guère surpris des résultats de ce sondage. Vous avez rappelé que vous en aviez déjà réalisé un, il y a dix ans. Je pense que les observations étaient les mêmes à l'époque, même pour ce qui concerne la hiérarchie des chaînes. C'est pourquoi le thème que j'ai choisi ce matin portera sur l'aptitude au changement du groupe France Télévisions et sur sa gouvernance.

Malgré les réformes intervenues - et il y en a eu toute une série depuis une trentaine d'années - le contenu du débat reste le même et la perception du téléspectateur a peu évolué. C'est cette stabilité, dans un monde qui évolue extraordinairement rapidement, qui pose question. Elle doit nous interpeller à propos du mode de gouvernance et du pilotage de France Télévisions, indépendamment des questions que nous connaissons bien concernant ses moyens financiers, la nature de ses programmes, etc.

Je rappelle que ce qui a beaucoup changé et qui affecte France Télévisions, c'est l'évolution de l'information et la façon dont les Français accèdent maintenant à celle-ci.

Ce qui a également beaucoup changé pour France Télévisions, c'est la nature même des oeuvres diffusées par la télévision et leur importance relative. Le passage de fictions unitaires à des séries devenues des moteurs de l'audience, ainsi que leur perception par les téléspectateurs sont des éléments fondamentaux ; ils introduisent une concurrence supplémentaire pour France Télévisions.

Je ne parle pas du sport, les données économiques de la télévision sportive étant en effet radicalement différentes. Là aussi, la modification est importante pour France Télévisions. Le mode de réception des programmes et la place de la consommation à la demande constituent des changements radicaux, en particulier pour certaines catégories de téléspectateurs. Par ailleurs, la politique de diversification de l'offre télévisuelle de l'État, tout à fait légitime, ne peut qu'affecter France Télévisions.

France Télévisions a-t-il beaucoup changé dans cet environnement ? France Télévisions a, à ma connaissance, engagé deux grands chantiers, qui vont dans le sens d'une adaptation à cette évolution. Ces chantiers sont loin d'être aboutis.

Le premier concerne le rapprochement de ses rédactions, afin de participer à l'évolution. Il s'agit d'un chantier majeur, déjà prioritaire qui remonte à environ quinze ans, et qui est toujours en devenir - même s'il a beaucoup progressé ces dernières années. On peut en féliciter l'équipe actuelle.

Le second chantier concerne l'adaptation des programmes de France Télévisions et de leur mode de diffusion sur Internet et sous forme numérique. Un effort important a été réalisé, mais il est sans commune mesure avec les moyens financiers que détiennent les autres télévisions publiques. M. Klossa dispose à ce sujet de quelques chiffres assez préoccupants, qu'il nous communiquera tout à l'heure...

En France, comme ailleurs, les grandes chaînes de télévision généralistes ont tendance à considérer l'érosion des audiences comme inéluctable. Or, ce n'est pas indifférent. Il existe de grands programmes fédérateurs et il est important que la télévision publique en propose un nombre important. D'autres programmes, par définition moins fédérateurs, seront affectés par la diversité des sources audiovisuelles et par le morcellement de l'audience.

Il existe à ce sujet trois questions majeures. La première est celle de la capacité de redéploiement des moyens. Je suis de ceux qui considèrent que la question réside moins aujourd'hui dans le niveau des moyens de France Télévisions que dans sa capacité à les redéployer d'une thématique à une autre, d'une chaîne à une autre ou d'un mode de diffusion à un autre.

Cette difficulté de redéploiement est due à des sources internes, mais aussi à des sources externes. Nous devons, avec votre commission, nous pencher sur le mode de tutelle que l'on exerce sur France Télévisions, la multiplicité des objectifs chiffrés, quantifiés, qui se développent à l'infini. La ministre en a évoqué environ quatre-vingt et il est très difficile, avec un tel nombre, de redéployer et de réaffecter ses moyens. Si je puis me permettre de plaider pour les équipes qui vont venir diriger cet ensemble très important pour notre pays, il faut privilégier l'innovation.

On doit, d'une certaine manière, sanctuariser l'innovation et lui donner les moyens de se développer autour de thèmes majeurs, avant de quantifier les objectifs de France Télévisions. Dans le cas contraire, elle sera immanquablement marginalisée par rapport au respect d'objectifs quantitatifs fixés il y a de nombreuses années.

En second lieu, je suis de ceux qui estiment que les grandes chaînes publiques nécessitent de grands projets fédérateurs, voire de dimension internationale, même en matière d'oeuvres.

J'ai toujours pensé qu'il était très important que le documentaire puisse avoir accès au « prime time » . Certains, qui ont coûté très cher, résultent d'une coproduction internationale et bénéficient d'un fort renom. Il faut créer l'événement sur France Télévisions ! C'est ce qui marque une identité. Aujourd'hui, pour le téléspectateur des chaînes privées, TF1 est incarnée par « The Voice » , « Les experts », etc. On ne définira jamais une chaîne en fonction de son pourcentage de documentaires, d'animations...

Il faut que France Télévisions bénéficie de programmes de cette nature. Or, c'est, selon moi, de moins en moins le cas. France Télévisions ne se renouvelle pas assez et n'a pas pris sur certains formats la position de leader qui est celle de nombreuses télévisions publiques autour d'elle.

Par ailleurs, l'érosion de l'audience ne doit pas détourner le groupe public de sa volonté de diffuser de grands programmes fédérateurs. L'équipe de France et le sport en général en fournissent souvent l'occasion ; l'information aussi, on l'a vu malheureusement, lorsqu'elle est tragique. Le divertissement et la fiction doivent se fixer des objectifs non de dispersion, d'étalement, ou de nombre de programmes, mais de programmes qui perdurent dans les mémoires.

Enfin, on le voit à travers cette enquête, France 3 a perdu son identité pour les téléspectateurs. Elle n'est plus la chaîne préférée des Français qu'elle était il y a quinze ans. Pourquoi ? Il est très difficile de combiner deux chaînes nationales ; en outre, l'évolution de l'environnement nous amène aujourd'hui à privilégier la régionalisation de France 3. Plusieurs démarches sont possibles pour y parvenir. Ce n'est pas à moi de vous indiquer la bonne, mais l'aptitude au changement de France Télévisions doit aussi se mesurer dans sa capacité à réformer France 3. La nouvelle organisation territoriale constitue une occasion de mettre en oeuvre une telle orientation.

Le pilotage de l'État ne doit pas être facteur de conservatisme - ce que l'État ne souhaite d'ailleurs pas - du fait de sa multiplicité et des contraintes qu'il crée, mais il doit, au contraire, inciter France Télévisions à innover.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente

Monsieur Wolton, pouvez-vous éclairer notre réflexion en évoquant la situation de France Télévisions au regard de l'évolution des médias ?

M. Dominique Wolton, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en sciences de la communication, administrateur de France Télévisions

Ce n'est pas en tant qu'administrateur de France Télévisions que je m'exprime ici, mais en tant que chercheur.

J'ai côtoyé, tout d'abord au cours de mes recherches, puis comme administrateur, beaucoup de présidents de France Télévisions. J'ai donc une très longue expérience dans ce domaine. J'ai calculé que, sur les vingt-cinq livres que j'ai écrits, douze sont consacrés à la presse écrite, à la radio, à la télévision, à l'Internet ou aux nouveaux médias. C'est dire si j'ai une bonne connaissance de ce secteur, que je considère avec une certaine ironie. Bien que chercheur, je n'emploierai pas le langage académique qui convient pour traiter le sujet.

La télévision n'a jamais été appréciée, et le décalage entre son immense succès mondial et le fait que les élites, dans l'ensemble, ne l'ont jamais considérée comme importante, perdure. La méfiance à l'égard de la radio et, encore plus, de la télévision repose sur un précepte faux et stupide, véhiculé depuis soixante ans : si l'on délivre le même message à tout le monde, tout le monde sera manipulé de la même façon. Pourtant, l'expérience démontre que le même message, adressé à chacun, n'a jamais eu la même répercussion chez tout le monde !

Sortir des médias de masse a été salué comme un progrès. C'est là un contresens intellectuel : on a d'abord considéré les médias de masse comme facteurs d'émancipation, puis comme facteurs de standardisation, voire d'abrutissement. On a par ailleurs toujours estimé que la segmentation constituait un progrès par rapport à la question du grand public.

Y a-t-il ou non de la place dans un monde interactif segmenté pour des médias de masse généralistes, publics ou privés ? C'est une question politique fondamentale. L'avenir de la culture réside-t-il dans la segmentation et l'individualisation, comme on le dit aujourd'hui, en privilégiant la logique de la demande par rapport à celle de l'offre ? Au contraire, doit-on conserver une problématique de l'offre pour maintenir un facteur de lien social, de culture, de démocratie ? Les industries poussent naturellement vers l'individualisation et la segmentation. Les firmes comme Google, Apple, Facebook, Amazon (GAFA) font tout pour que l'individu soit libre, ne subisse rien, et choisisse ce qu'il veut.

Pour l'instant, dans cette bataille théorique et politique mondiale, un avantage considérable se crée en faveur de la segmentation et de l'individualisation, de l'interactivité, des nouveaux médias, alors qu'on désavoue presque les médias de masse, la radio comme la télévision, qui semblent laisser indifférent. La radio s'en tire plutôt bien, car personne ne s'en occupe ! Ce n'est pas le cas de la télévision, dont on considère qu'elle coûte trop cher et ne correspond finalement pas à ses objectifs.

Tout le monde a une opinion sur la télévision, et c'est fort bien. J'ai écrit que « la télévision est l'objet le plus démocratique des sociétés démocratiques » . Tout le monde en dispose, tout le monde la regarde, et tout le monde la déteste. La radio et la télévision constituent des biens communs que l'on partage, mais il s'agit d'un sujet très compliqué à comprendre et à analyser. Le monde de la connaissance, que je représente, n'a jamais réussi à faire passer des connaissances dans un univers surdéterminé soit par la politique, soit par la technique.

Nous sommes donc écrasés par le fait que la politisation l'emporte, a fortiori quand il s'agit de médias publics, mais aussi, lorsqu'il s'agit de médias privés, par la prégnance des marchés. Le manque de culture historique pèse sur ce secteur, notamment sur les médias de masse.

En matière de communication, la problématique de l'offre a dominé durant quasiment un siècle. Elle domine encore aujourd'hui dans la presse écrite, la radio et la télévision, mais on considère qu'elle est battue en brèche par le fait que l'offre est trop standardisée, et que le spectateur, en quête de liberté, symbolisée par les réseaux sociaux, sera plus riche et plus interactif. C'est là que réside le véritable contresens intellectuel entre l'offre de mauvaise qualité, trop faible, trop standardisée et une demande qui apparaîtrait comme plus riche. Toute industrie culturelle, qu'il s'agisse du livre, de la radio, de la télévision, du cinéma ou du théâtre vivant, est naturellement portée par une responsabilité de l'offre. Si la politique se met à fonctionner d'après les sondages, elle meurt. La demande n'est jamais la chose la plus importante pour une industrie culturelle, a fortiori pour la politique.

C'est vers cette tendance que l'on s'achemine aujourd'hui. Or, si l'on dévalorise l'offre et que l'on valorise constamment la demande, on dévalorise les médias généralistes et on valorise tous les médias thématiques ou interactifs et, naturellement, tout ce qui gravite autour de l'Internet. La question n'est pas de se positionner en faveur de l'Internet et des médias de masse ou contre eux, mais de connaître la proportion que l'on doit conserver pour favoriser le lien social et la communication, à l'échelle d'un pays, de l'Europe - qui constitue un enjeu politique fondamental - ou du monde.

Dans la bataille actuelle, le concept de l'offre est dévalorisé au profit du concept de la demande, et tout ce qui est généraliste est dévalorisé au profit de la segmentation, de l'individualisation et de l'interactivité. La télévision est donc prise dans une double crise : une crise de l'offre et un dumping technologique. Elle a du mal, du point de vue des valeurs, à sauver la mise.

Le paradoxe, surtout en Europe, vient du fait que la gauche et la droite ont, sur les médias, à peu près la même position. Ce sont des guerres picrocholines qui ressemblent à de véritables guerres civiles ! Il n'est qu'à considérer le « Pflimlin bashing ». Marc Tessier a été victime du même « bashing ». Il est aujourd'hui impossible d'être dirigeant de l'audiovisuel ! Tout le monde crie haro sur le baudet ! Aucun secteur de l'économie ni de la société ne fait l'objet de tant de haine. Tous les dirigeants de l'audiovisuel public paraissent incompétents : « Rémy Pflimlin est incompétent : c'est un mou ! ». Je peux vous dresser la liste des adjectifs que l'on entend à propos de Rémy Pflimlin... Il en allait de même auparavant. Je ne parle même pas de Patrick de Carolis.

Je ne sais pourquoi on n'arrive pas à dépasser le niveau de la passion politique et des idéologies, dans un secteur qui concerne la culture, la communication et le lien social, où le consensus entre les forces de droite et de gauche est finalement plus important qu'on ne le croit.

Je ferai, pour finir, cinq propositions très simples.

En premier lieu, on ne peut demander au service public de recréer l'Office de radiodiffusion télévision française (ORTF) - bien que ce soit le cas actuellement. C'est naturellement ingouvernable, et il va falloir refaire du « small is beautiful » . Un ancien Président de la République a estimé qu'il convenait de revenir à l'ORTF, ce qu'ont dû faire les malheureux dirigeants. Or, on sait fort bien que c'est impossible ! Il faudra quatre, cinq, six ans ; puis une autre force politique, de droite ou de gauche, estimera que c'est ingérable et qu'il faut segmenter. On demandera alors au service public de retrouver son autonomie. Que de temps et d'énergie perdus ! C'est infernal !

Deuxième proposition : la langue de bois, qui est le mécanisme du totalitarisme, mais aussi la condition de la démocratie, consiste à affirmer que le service public de l'audiovisuel est autonome de l'État. Cela fait trente ou quarante ans que je suis le témoin de la tyrannie effrayante, non de l'État, mais de la politique ! L'État est omniprésent dans les conseils d'administration, et les présidents de France Télévisions ne peuvent que se situer en permanence dans une négociation extrêmement âpre avec Bercy, ou les autres acteurs - Matignon, l'Élysée, les conseillers, les amis bien placés, très nombreux dans l'audiovisuel.

Le goût pour l'audiovisuel est aussi un goût pour le pouvoir. On s'imagine que si on tient les tuyaux, on tient les consciences. Évidemment ! Même les grands patrons de la presse écrite, durant les années 1890 à 1930, lorsqu'ils tenaient les grands groupes de presse, ne tenaient pas les consciences. Le plus intéressant, en matière de communication, ce sont les récepteurs. Nous sommes très têtus : on peut nous raconter n'importe quoi, on ne croit que ce que l'on veut croire, dans une négociation très serrée dans notre conscience. Mais la télévision fascine, car on pense qu'elle représente le pouvoir.

La politisation est donc extrême, mais il faut de toute urgence trouver un moyen pour que la télévision demeure un média de service public. De grâce ! Faisons en sorte qu'il existe une véritable autonomie, mais non celle qui existe depuis trente ans, alors même que les consciences ont beaucoup évolué dans les rédactions et parmi le public. Les récepteurs demandent plus une télévision d'État de service public qu'une télévision publique politique ! Je ne suis pas un fanatique des sondages, mais ce qui ressort de celui qui a été présenté, c'est la stabilité des opinions concernant le rôle et la fonction du service public. Elles démontrent un attachement culturel profond à la télévision publique. C'est d'ailleurs le cas dans toute l'Europe : le service public est un concept européen. En dehors de l'Europe, il n'existe que trois médias publics dans le monde, tout le reste relevant du privé. Nous avons là un capital symbolique exceptionnel, que nous ne valorisons pas. Ainsi, la pauvre petite chaîne européenne Euronews n'est même pas une chaîne mondiale alors que, par définition, l'Europe est le plus grand projet politique démocratique de l'histoire. Cinq cents millions d'habitants, vingt-huit pays, vingt-six langues, aucun média mondial !

Une telle institution devrait être valorisée. Les Européens sont totalement masochistes. Sortir de ce contrôle politique est excessif, et disproportionné. L'autonomie du secteur public ne m'a jamais paru possible. La radio s'en tire un peu mieux, mais elle accepte à présent d'être filmée. Il faut être fou ! Tout cela va dans le sens d'une course au vedettariat. Lorsque le visage des journalistes s'affiche en grand format sur les panneaux publicitaires, on peut penser qu'on a perdu une partie de l'éthique du journalisme. Les journalistes les plus importants sont ceux des agences de presse - trois mondiales, dont une française : on n'a jamais vu leur visage. Or, ce sont pourtant eux qui font le plus gros du travail. Cependant, nos journalistes vedettes s'étalent sur les affiches, et participent à une quinzaine d'émissions quotidiennes !

J'ajoute qu'il n'y a jamais eu autant de « tuyaux » qu'aujourd'hui, et aussi peu de diversité réelle dans l'offre des programmes. Il n'y a donc pas plus de diversité culturelle, politique, religieuse, scientifique, pas plus de chefs d'entreprise, pas plus de militaires qu'il y a vingt ans. Par contre, on retrouve les mêmes journalistes sur les mêmes écrans. Je ne citerai personne.

Ma troisième proposition concerne le financement du secteur public, qui est sous-financé par rapport à ses homologues allemand et britannique, qui sont nos grands compétiteurs, concurrents et amis. Pour sortir du sous-financement et engager une coopération positive avec Bercy, le plus simple est de jouer sur la redevance. Si l'on veut accorder un peu d'autonomie à l'audiovisuel public, il faut lui en donner les moyens. Augmenter la redevance permettrait aux citoyens de s'approprier ce secteur.

Quatrièmement proposition : le problème culturel apparaissant le plus important, il convient de sortir de la fascination que l'on éprouve aujourd'hui à l'égard du numérique. Le problème principal ne vient pas du fait que tout soit numérique, ni que l'on recense 7,5 milliards d'internautes, mais de proposer des contenus appropriés. Or, dans l'histoire, jamais une technique n'a fourni un contenu.

Ce qui m'intéresse, ce sont les rapports entre la technique et la société : le numérique est indispensable, mais pour quel contenu ? Il est toujours plus difficile de faire des médias généralistes que des médias thématiques. On ne gagne pas d'argent avec les médias généralistes, mais c'est là que se situe le défi de la culture, de la politique et de la démocratie.

Il faut donc sortir de la fascination pour le numérique et prendre les techniques pour ce qu'elles sont. On s'imagine que tout va changer grâce aux nouveaux médias : un peu de modestie ! Dans trente ans, il y aura d'autres technologies, bien plus performantes ! And so what ? La finalité n'est pas que tous les Français soient interconnectés. Pour quelle représentation du monde, quelle offre, quelle culture, quelle représentativité de la diversité des sociétés ?

Nous sommes une société « black-blanc-beur » multiculturelle, qui n'est absolument pas représentée dans l'ensemble de nos médias, qu'ils soient publics ou privés. Comment peut-on espérer du lien social ? Si une société ne représente pas ses différentes composantes visibles dans la diversité de ses médias, lorsque les choses tanguent, comme c'est le cas en ce moment, les groupes se retirent et deviennent violents.

Il faut donc sortir de la fascination technique et de l'illusion qui consiste à croire que si tout était numérisé, meilleure serait la communication.

Il convient en outre de quitter le mouvement culturel dans lequel on est pris depuis une quarantaine d'années, qui conduit à penser que tout ce qui est individualisé et segmenté est supérieur.

Dans l'industrie culturelle, le conflit entre l'offre et la demande ne vaut que si l'offre domine. L'actuel mouvement technologique, culturel et économique va vers la tyrannie de la demande que constitue la segmentation. Dans un contresens extraordinaire, on appelle progrès de la liberté individuelle le fait qu'on segmente tout. Or, on segmente en fonction des moyens financiers. Si on a les moyens de payer, tout est pour le mieux, mais si tel n'est pas le cas, la segmentation se transforme en conflit entre communautés et société, et pose à nouveau la question fondamentale : qu'est-ce qui forge une société au-delà de toutes les différences ?

Enfin, il ne faut surtout pas toucher au nombre de chaînes, au prétexte que le secteur public est déjà en situation délicate. Toutes les chaînes ont leur place. La crise actuelle de France 3 n'est pas seulement liée à France 3, mais parce qu'avec la mondialisation les identités bougent en tous sens. Or, par définition, l'identité régionale elle-même est affectée par des mouvements culturels bien plus profonds que ceux auxquels on assiste à la télévision. Il faut donc bien prendre garde au fait que l'identité régionale est fondamentale pour l'identité nationale. France 3 joue un rôle essentiel, qu'il faut revaloriser. On ne parle pas non plus assez de la diversité de France Ô. Nous sommes le seul pays à posséder dix collectivités territoriales outre-mer.

Je n'ai fait que travailler sur des sujets qui n'intéressent personne : la communication, les médias, l'outre-mer, la francophonie, la mondialisation et la diversité culturelle...

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente

Ils intéressent notre commission !

M. Dominique Wolton

Ce n'est pas une commission qui fait évoluer les idées, madame. Un bon chercheur est quelqu'un de minoritaire et de marginal, mais il le paye ! Il faut donc avoir une bonne santé. Raymond Aron m'a dit un jour : « Vous serez reconnu, mais il faut que vous ayez une bonne santé, parce que vous êtes tellement transversal que vous n'entrez pas dans les catégories . » Or, pour être reconnu, il faut entrer dans les catégories.

Quant à France 5, la petite chaîne de la connaissance, elle est fondamentale. Pour ce qui est de France 4, cette chaîne doit redevenir ou être davantage le laboratoire qui permet de brasser les générations et les milieux culturels.

Enfin, s'agissant de l'Europe et de l'international, nous n'avons jamais donné la possibilité à France Télévisions d'être un grand groupe mondial - Marc Tessier en sait quelque chose. C'est une erreur. Il aurait fallu pouvoir disposer d'une chaîne d'information, c'est une évidence. La création de France 24 et de TV5 représente beaucoup de gâchis.

Il faut redonner un statut international à France Télévisions. Aucun média, sauf TF1, ne peut imaginer s'en sortir en demeurant national. Il faut revaloriser la problématique de l'Europe. France Télévisions, avec l'ensemble des chaînes publiques, doit faire savoir au reste du monde que l'avenir de la télévision et de la communication ne dépend pas uniquement de l'intérêt privé et de l'argent. Le concept de service public est fondamental pour la santé, l'éducation, les transports et pour la communication.

L'Europe dispose, de ce point de vue, d'un patrimoine extraordinaire qu'elle ne valorise pas. Il faut donc développer Euronews , réaliser des coopérations beaucoup plus fortes avec d'autres chaînes, améliorer l'international européen, valoriser l'Union européenne de radiotélévision.

Je ne comprends même pas que, face à la plus grande aventure politique et démocratique de l'histoire du monde, les services publics ne fassent pas entendre leur différence face aux GAFA, exemple du conglomérat des industries impériales du XXI e siècle !

Le patrimoine culturel et politique dont nous disposons réunit les forces politiques de droite et de gauche à 80 %. Je fais de la recherche sur ce sujet depuis quarante ans. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi les uns et les autres continuent à se haïr. Encore une fois, ce sont des guerres picrocholines.

L'Europe et l'international constituent pour moi les sujets les plus importants. Ils ont toujours été mis en jachère, étouffés par la façon dont le pouvoir politique et l'État contrôlent, organisent ou animent le service public. Marc Tessier a mille fois raisons lorsqu'il appelle l'innovation de ses voeux, mais si l'on fait preuve d'une idée originale, on est immédiatement massacré.

Il faut donc sortir de ce système de contrôle de l'État, qui recourt à des contrats d'objectifs et de moyens que l'on retrouve partout et qui ne servent à rien. Il faut fixer de réels objectifs politiques et contrôler leur mise en oeuvre.

Si l'on veut que le service public s'en sorte, il faut lui confier davantage d'indépendance et faire confiance aux dirigeants, aux hommes, ne pas modifier l'envergure, renforcer l'international et, surtout, tenir compte de l'Europe.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente

Merci d'avoir parlé sans langue de bois.

Vous avez dit qu'il fallait valoriser l'Union européenne de radiotélévision. Je cède donc immédiatement la parole à Guillaume Klossa, membre de son comité directeur.

M. Guillaume Klossa, membre du comité directeur de l'Union européenne de radio-télévision (UER)

Permettez-moi tout d'abord de dire que je suis d'accord avec beaucoup des analyses et des recommandations que vient de formuler Dominique Wolton.

Le média de service public est un enjeu majeur. C'est un enjeu pour la culture du pays, pour son influence, pour notre positionnement en Europe et dans le monde. Il faut donc lui donner des moyens d'existence et avoir une vraie ambition nationale, européenne et mondiale pour France Télévisions. Il faut aussi se doter de moyens cohérents et d'une véritable stratégie à moyen et à long terme. La stratégie d'un groupe public, que l'on aimerait industriel, se prépare dans la durée. Pour ce faire, on a besoin de dirigeants inscrits dans la stabilité et dans le temps. Dans les grands pays européens dont les services publics sont exemplaires, Marc Tessier serait encore aujourd'hui à la tête de France Télévisions.

Vous recevez demain l'administrateur général de la Radio-télévision belge de la communauté française (RTBF) : il en est à son troisième mandat. Dans les pays nordiques, où l'on considère que la télévision entretient un lien fort avec les citoyens, on veille à assurer la pérennité des stratégies, car la cohérence entre l'ambition politique et l'unité des décisions est nécessaire. Cela passe par l'indépendance, qui est la condition de la prise de risque et de l'innovation.

Permettez-moi de dire à présent un mot de l'Union européenne de radiotélévision. Sans elle, il n'y aurait pas d'espace public audiovisuel européen fort, ni de service public européen tel qu'il existe aujourd'hui. L'Union européenne de radio-télévision a été créée en 1950 par les grands groupes de télévision et de radio publics, afin de réaliser des économies d'échelle et de créer les conditions d'une économie de l'audiovisuel public européen fiable. Son but était également de développer des standards technologiques et des moyens d'échange de qualité, de fiabiliser l'information, d'échanger des programmes, de les rediffuser mondialement, et de produire de grands événements d'un impact mondial, comme le soixantième anniversaire du débarquement.

L'Union européenne de radiodiffusion est une entreprise commune de même taille que Radio France ; son objectif est de mutualiser des fonctions industrielles, technologiques, économiques et stratégiques. C'est ce que l'on appelle l' Eurovision news exchange (EVN) , qui comporte les sujets courts que l'on peut voir dans beaucoup de reportages sur les journaux de France Télévisions, mais aussi d'i-Télé, ou de BFMTV. Ils nourrissent l'information européenne et contribuent, sans qu'on le sache, à un imaginaire public européen majeur.

Ce sont les achats de droits du sport réalisés conjointement au niveau de l'UER qui font que les chaînes publiques peuvent encore aujourd'hui diffuser des événements sportifs. Sans cette capacité commune à acheter des droits, beaucoup de sports n'apparaîtraient pas sur les chaînes publiques. Ce sont des standards technologiques qui ont permis à la télévision de se développer en Europe et dans le monde, et qui ont inspiré la télévision connectée.

La production, la diffusion et la mise en partage de moyens communs dans le monde entier permettent à France Télévisions, à la BBC, à la ZDF de s'appuyer sur des ressources mondiales pour produire, parfois à plusieurs, et diffuser des événements. C'est aussi une dynamique de coproduction. Comme l'a dit Dominique Wolton, l'Union européenne de radiodiffusion est en quelque sorte la partie immergée de l'iceberg. On ne peut penser la télévision nationale sans penser à un système public européen, qui existe véritablement.

L'Union européenne de radiodiffusion est également un lieu d'inspiration et de réflexion sur l'avenir des services publics. L'ensemble des grandes chaînes publiques a lancé, il y a trois ans, une réflexion appelée « Vision 20-20 » sur les conditions de mutation et d'adaptation des services publics à un nouvel environnement. Cette nécessité d'adaptation se poursuit, ainsi que l'a souligné Marc Tessier.

Le débat que vous avez aujourd'hui est légitime. Il a lieu partout en Europe. Le sujet tel qu'il est posé dans la plupart des grands pays européens est de savoir comment adapter les moyens et les conditions de fonctionnement du service public à une nouvelle réalité sociale, économique, technologique, géopolitique et concurrentielle.

Les grandes évolutions du service public doivent se faire dans la perspective de 2020 - 2025. La mutation de la réalité sociale de nos pays est extrêmement rapide, y compris en France : vieillissement des populations le plus rapide de toute l'histoire de l'humanité, modification de l'équilibre entre actifs et inactifs, accroissement extrêmement rapide de la diversité des populations partout en Europe, de l'urbanisation et de l'isolement. La fragmentation économique, elle, n'a jamais autant augmenté depuis le début des années 1970.

La question de l'identité, dans un monde globalisé où l'occident ne domine plus le monde, pose des problématiques régionales, européennes et nationales. Cette évolution doit aussi nous faire réfléchir aux programmes que nous souhaitons. On ne peut réfléchir sans se poser la question de l'évolution de la société et de son impact sur les programmes.

La seconde mutation provient de l'accélération technologique et scientifique. On ne peut totalement s'en émanciper, comme le suggère Dominique Wolton. Il faut aussi l'étudier concrètement. On assiste à une numérisation du secteur audiovisuel extrêmement rapide, accompagnée par l'explosion du nombre et de la diversité des écrans mobiles, qui vont plus que quadrupler durant cette décennie. La consommation est désormais très différente, du fait du développement de la mobilité.

De nouveaux modes de consommation sociale ont un effet sur la manière dont nos concitoyens souhaitent consommer les médias. Même si l'offre est partageable et vise le plus grand public, il faut s'adapter aux modes de consommation, car si on ne peut les toucher, on ne remplit pas notre mission de service public. Les gens attendent également une évolution du rapport aux médias, avec plus d'interactions, ainsi qu'une capacité à coproduire et à participer et à mieux partager. Ce n'est pas forcément contraire à ce qu'a dit Dominique Wolton.

On assiste aussi à une explosion du rôle des données. Il existe en effet des dynamiques de personnalisation, mais on peut personnaliser avec intelligence et veiller à ce que les valeurs du service public soient présentes dans les contenus diffusés. Bien sûr, on assiste à une convergence des médias. Il ne s'agit pas de recréer l'ORTF, mais même les groupes « papier » se posent la question de posséder des radios et des télévisions. La convergence se fait aussi avec les opérateurs de télécommunications, qui ont des stratégies d'intégration verticales.

Hier, la concurrence des médias était essentiellement nationale ; aujourd'hui, elle est de plus en plus internationale. Netflix, qui vient de s'installer en France, n'a fait que se positionner ; il n'a pas encore mis en oeuvre de stratégie de développement, ce qui n'est pas le cas dans des pays européens plus développés et plus connectés que le nôtre. On passe de marchés locaux à des marchés de plus en plus mondiaux.

Dès lors se pose la question de la production. On assiste à des consolidations tous azimuts. Par ailleurs, les GAFA ont une véritable ambition de leadership culturel, avec des formats et des valeurs qui ne sont pas forcément les nôtres. Cela renvoie au sujet de la taille critique des alliances et des coproductions au niveau européen, et suppose également une certaine agilité, ainsi qu'une certaine souplesse. En effet, Netflix peut, du jour au lendemain, décider d'investir 300 millions d'euros par an dans de nouvelles séries.

Le dernier élément concerne bien entendu le contexte économique contraint des pays européens, avec des perspectives de croissance très faibles pour les cinq à dix ans à venir. Cela pose un problème concret en matière de développement des ressources des services publics et leur acceptabilité par les citoyens. Sans croissance, acceptera-t-on, comme le suggère Dominique Wolton, d'augmenter la redevance ? Tout un travail politique doit être mené en la manière de façon transpartisane.

Ces évolutions posent des défis majeurs aux médias de service public. L'Union européenne de radio-télévision y travaille dans le cadre de « Vision 20-20 ». J'ai moi-même mis en place un groupe de directeurs de la stratégie des grands groupes publics, qui anticipe ces sujets à l'horizon 2025, pour réfléchir aux médias publics de demain. Il s'agit de se concentrer sur nos fondamentaux, tout en anticipant et en épousant les évolutions que j'ai évoquées. Il y a là plusieurs défis à relever. L'un d'eux consiste à adapter nos contenus en conservant le niveau d'ambition, de qualité et de différence qui constitue le marqueur du service public.

Par ailleurs, si nous n'adaptons pas nos outils de production, nous ne pourrons pas en transformer la gestion, ni mettre en oeuvre les processus de changement nécessaires. Ainsi, ce que France Télévisions est en train de réaliser dans le cadre de son projet de fusion des rédactions a déjà été effectué par la radiotélévision canadienne en 2005. La France a donc dix ans de retard, notamment en matière numérique, du fait des facteurs objectifs évoqués par Marc Tessier.

Il nous faut donc nous adapter, adapter nos modes de financement, notre capacité d'exposition des oeuvres et des productions, dans une logique de contenu et de catalogue numérique. Cela pose également la question du partage de la valeur, qui est tout à fait légitime, les producteurs et les producteurs indépendants ayant un rôle majeur dans la création.

Il faut en second lieu réaffirmer et actualiser les missions de service public. Un travail a été également mené dans le cadre de l'UER. Une de ces missions demeure d'ordre général, mais elle est plus que jamais fondamentale : assurer le lien social, à l'heure où apparaît un nouvel équilibre entre le linéaire, le non linéaire, et la fragmentation de nos sociétés.

Les autres missions sont plus spécifiques, mais majeures. Elles doivent permettre de contribuer au débat démocratique, pluraliste, riche et constructif, dans une période de repli sur soi.

En troisième lieu, le service public doit demeurer un point de référence de qualité impartial en matière d'information, face à l'abondance de celle-ci.

Quatrièmement, les missions doivent refléter la diversité et la richesse de nos sociétés, alors que se développent de plus en plus de contenus globaux, même s'ils ont souvent un ancrage local.

La cinquième mission consiste à essayer de soutenir la culture, la création et la diversité des productions nationales et européennes.

La sixième mission, de plus en plus importante, a pour but d'accompagner les mutations de nos sociétés numériques, mais aussi la révolution industrielle que nous sommes en train de connaître.

La différence du service public, dans son approche et son management , tient au fait qu'il intègre à ses programmes les valeurs que sont l'universalité, l'indépendance et l'innovation. Si le service public n'est pas en avance en matière d'innovation, il n'est plus légitime ! Parmi ces valeurs, figurent également la diversité et la nécessité de rendre des comptes aux citoyens.

Dans un monde globalisé, où des ressources importantes sont nécessaires, il convient de développer des synergies, d'aborder de manière différente la relation avec les producteurs, de créer les conditions d'une prévisibilité de revenus et de ressources, de sécuriser l'environnement de la distribution. C'est la question du spectre, de la visibilité et de la présence du service public sur une plateforme numérique et mobile.

Dans le domaine des médias, une entreprise de service public doit d'abord être une entreprise. Nous avons besoin de souplesse et d'agilité. Il est important de dépasser les clivages partisans, et de ne pas sous-estimer l'investissement digital.

Les pays où la relation est la plus forte entre les citoyens et les services publics sont ceux où l'indépendance, les ressources et l'ambition du service public sont les plus largement garanties.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente

Mme Michèle Reiser va maintenant évoquer la culture, élément identitaire fort de notre audiovisuel public.

Mme Michèle Reiser, ancien membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), réalisatrice, productrice et auteur de films de télévision

Je vais en effet modestement vous parler de culture.

Dominique Wolton a rappelé que l'élite méprisait la télévision. Or, la télévision publique a pour mission, depuis ses origines, de proposer une offre culturelle, libérée des contraintes publicitaires - ce qu'elle est aujourd'hui - visant à permettre au plus grand nombre d'accéder aux oeuvres de la création, souvent réservées à une élite.

C'est en cela, selon moi, que la télévision publique est indissociable de la démocratie. C'est pourquoi je crois nécessaire de penser le projet de France Télévisions au travers du prisme de la culture, car si le projet culturel de France Télévisons transparaît dans les émissions dédiées à la culture, qui représentent un quart de son antenne, suivant un rapport du CSA, il doit également apparaître dans toutes les émissions du groupe, de la fiction jusqu'à l'information.

Parler de culture à la télévision publique, ce n'est pas se limiter à un no man's land d'émissions nocturnes pour connaisseurs, mais revenir à la source d'une ambition qui ne doit pas se démentir, à l'heure où nous avons une conscience aiguë de la nécessité de partager les valeurs communes de notre société. Les événements récents nous permettent de mesurer la place de la culture à la télévision et l'enjeu qui se cache derrière celle-ci.

Un rapport du CSA consacré à l'exposition des programmes culturels sur les antennes de France Télévisions recense ainsi plus de 9 000 heures de programmes culturels sur un total de 35 000 heures diffusées sur les antennes de France 2, France 3, France 4 et France 5. Cette photographie est intéressante, même s'il est toujours possible de définir différemment les catégories de programmes.

Cette exposition correspond aux objectifs fixés par l'article 4 du cahier des charges du groupe, qui précise que France Télévisions doit diffuser au minimum un programme culturel par jour en première partie de soirée sur l'ensemble des antennes, obligation portée à 450 programmes annuels dans l'avenant au COM 2011-2013.

D'où vient cette impression que les émissions culturelles ne sont pas assez présentes sur les antennes du groupe ? La catégorisation des programmes dits culturels est assez large - peut-être trop. On peut distinguer ceux dédiés aux arts et aux lettres, comme « La grande librairie », la « Galerie France 5 », « D'Art d'Art », des émissions comme « Ce soir ou jamais », dans laquelle l'actualité culturelle occupe une large part, des émissions de culture contemporaine, comme « Alcaline » ou « Monte le son », des émissions de connaissance et de découverte, comme « Secrets d'histoire » ou « Thalassa ». En fait, 73 % des émissions dites culturelles appartiennent au genre des émissions de connaissance et de découverte. Ces émissions sont certes de grande qualité et nous apprennent beaucoup, mais ne correspondent pas forcément à la définition stricto sensu d'une émission culturelle.

Viennent ensuite les émissions de culture contemporaine, principalement musicales pour 14 % d'entre elles, alors que 8 % seulement des programmes culturels diffusés sont consacrés aux arts et aux lettres.

Les émissions dites de connaissance et de découverte réalisent souvent des audiences très importantes, se chiffrant en millions de téléspectateurs, alors que les autres types d'émissions peinent souvent à dépasser les 500 000 téléspectateurs. Mais pour un opéra, c'est magique !

Un autre déséquilibre tient aux chaînes sur lesquelles sont programmées ces émissions. France 5, sur le total des 9 000 heures de programmes culturels, en compte la moitié et bien plus si l'on ne considère que l'offre accessible entre minuit et 6 heures, car la programmation tardive est encore souvent la règle décrite par Catherine Clément dans son rapport : « La nuit et l'été ».

Ainsi, 75 % de l'offre dite « arts et lettres » se situe entre minuit et 6 heures. Ce constat n'est pas nouveau ; il n'en demeure pas moins, malgré les efforts importants de l'équipe dirigeante actuelle de France Télévisions, dont le succès en la matière ne doit pas être sous-estimé.

Malgré la programmation de musique classique, d'opéras en première partie de soirée, comme les captations à Orange, et malgré le fait que France Télévisions ait à sa tête un humaniste mélomane en la personne de Rémy Pflimlin, beaucoup de mélomanes et de professionnels de la musique ont l'impression que la musique classique est très peu présente à la télévision. Ce n'est guère étonnant, car la majorité des concerts classiques et des opéras sont diffusés entre minuit et 6 heures.

À ce noctambulisme effréné s'ajoute un manque d'identification dans la grille des programmes de rendez-vous culturels. C'est une façon de fidéliser et d'identifier le téléspectateur. Cela n'existe pas assez et doit, selon moi, faire partie de la révision des obligations de France Télévisions. Le système de points que l'on a mis en place pour le spectacle vivant - cf . l'article 6 du cahier des charges - est insuffisamment efficace. La qualification des émissions à contenu culturel, à l'article 5 est, selon moi, une classification très floue, qui permet de valoriser des émissions qui ne le sont pas forcément.

Aujourd'hui, il existe d'autres mondes que ceux liés à la musique. Des pans entiers de l'art, de la sculpture ou de l'architecture, ne sont pas exposés. La littérature me semble également insuffisamment représentée, particulièrement la littérature pour la jeunesse. J'ai débuté à vingt ans sur France 3, en présentant une émission littéraire pour la jeunesse, qui était diffusée à 18 heures 30 - une heure accessible - toutes les semaines. Je l'ai présentée durant huit ans, soit 300 numéros. C'était une époque où la littérature pour la jeunesse était en plein essor. Aujourd'hui, elle est devenue une littérature à part entière, qui représente un volume très important de la littérature générale, avec des auteurs et des éditeurs de très grande qualité. Il n'est qu'à voir le salon de Montreuil, qui fêtait ses trente ans cette année. Cette littérature intéresse à la fois les enfants, les adolescents et les parents. Elle concerne tout le monde. Or, aucune émission dédiée à la littérature pour la jeunesse n'existe sur les antennes de France Télévisions, ni sur les antennes de télévision en général, depuis que l'émission que j'avais créée il y a bien longtemps, « Des livres pour nous », a disparu.

Très souvent, les manques que je viens de souligner ne correspondent pas à une crise artistique ou à une désaffectation du public. La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM) note ainsi une augmentation de 16,6 % des droits liés au spectacle vivant, qui attire de plus en plus. Les musées ont connu une hausse de fréquentation de près de 40 % depuis 2005. Offrir une vitrine à la culture, c'est aller dans le sens du public, plus que ne le croient les responsables de programmes. Il est nécessaire de donner plus de place aux émissions d'art et de lettres, de ne pas les limiter à une exposition sur France 5 - même si cette chaîne est merveilleuse - mais de leur faire retrouver la lumière du jour.

Le deuxième élément sur lequel je voudrais m'arrêter est la création de Culturebox. Cette plateforme d'actualités culturelles et de diffusion de spectacles témoigne de l'importance du travail effectué ces dernières années pour faire prendre à France Télévisions un virage numérique. J'ai beaucoup aimé ce qu'a dit Dominique Wolton, lorsqu'il a affirmé qu'aucune technique ne déterminera jamais un contenu.

Le volume des investissements dans la captation de spectacles a ainsi doublé sous ce mandat. Cependant, il est regrettable que cette exposition soit réservée au non linéaire, alors que beaucoup de nos concitoyens, notamment les plus fragiles, n'y ont pas forcément accès aujourd'hui.

Il faut instaurer une véritable complémentarité entre le linéaire et le non linéaire, entre captation, recréation et présentation d'oeuvre. Il faut, par ailleurs, apporter des évolutions à Culturebox pour qu'elle constitue une plateforme de retransmission et de programmes culturels plus facilement accessibles. Elle pourrait d'ailleurs se développer demain grâce à un partenariat associant les grandes institutions culturelles de notre pays, dans le domaine de la musique, de l'art vocal, de la danse, mais aussi du cinéma. Je pense en particulier au court-métrage.

La disparition récente de Jacques Chancel nous a rappelé le temps où la télévision diffusait des émissions culturelles de qualité, populaires, à des heures de grande écoute. France Télévisions a eu raison de lui rendre hommage - même si l'heure de diffusion de l'émission était tardive, puisqu'elle débutait vers 23 heures.

Il faut rappeler l'importance de ces passeurs de culture qu'ont été en leur temps Pierre Dumayet, Bernard Pivot, Jacques Chancel, et bien d'autres, comme le sont aujourd'hui Frédéric Taddeï, Michel Field - bien qu'il ne soit plus sur France Télévisions - François Busnel et d'autres. Nous avons besoin de ces passeurs, nous avons besoin d'animateurs érudits, qui savent transmettre, nous avons besoin de responsables de programme audacieux qui font la part belle aux nouveaux talents et qui n'ont pas peur d'y amener le public, plutôt que de courir après lui. Il ne faut pas craindre d'exposer la culture, même celle dite « classique », mais qui est totalement contemporaine, à des heures décentes.

Cette révolution culturelle reste à entreprendre. Il faut bien sûr tenir compte des aménagements du cahier des charges, de la question des moyens financiers et du contrat d'objectifs et de moyens, mais c'est avant tout une question de volonté. France Télévisions possède une proximité avec le monde culturel qui pourrait permettre une croissance et un renouveau de l'exposition de la culture sur ses antennes. Elle en a la responsabilité. Elle doit faire mentir Groucho Marx, qui disait : « Je trouve que la télévision à la maison est très favorable à la culture : chaque fois que quelqu'un l'allume chez moi, je vais dans la pièce d'à côté, et je lis ». Demain, c'est parce que nous allumerons la télévision que nous aurons envie de lire, d'aller voir un spectacle ou de visiter un musée. C'est une ardente nécessité.

Je citerai pour terminer un grand ministre de la culture, André Malraux, car je pense que la culture est au coeur du projet d'identité de la République, au coeur de l'identité de notre Nation : « La culture ne s'hérite pas, elle se conquiert ». La télévision publique doit aider à cette conquête, qui devient une urgence.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente

Merci pour ce plaidoyer en faveur de la culture, auquel nous sommes sensibles.

Pour compléter ces propos, je cède la parole à Simone Harari, qui va nous entretenir du rôle de France Télévisions dans le financement de la création.

Mme Simone Harari, ancienne présidente de l'Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA)

J'ai prévu d'aborder le rôle du service public sous l'angle de la création plutôt que sous celui de son financement. Il me semble en effet qu'on a changé de monde, et qu'à travers les débats, c'est la relation entre l'offre et la demande, entre les programmes tels qu'ils sont diffusés et le public qui est remise en question.

Autrefois, il fallait bien sûr informer, cultiver et distraire, et chacun se devait de regarder la télévision pour s'élever. Aujourd'hui, le divertissement a pris le pas sur cette façon de voir. La question de courir après l'audience est également une chose fort ancienne. Chacun sait en effet que la légitimité provient de l'audience, qui est une condition nécessaire, mais en aucun cas suffisante : ce n'est pas parce que l'audience est élevée que l'émission est intéressante.

Ce rapport est tout à fait ambigu et remis davantage encore en question depuis que deux événements ont bouleversé le paysage audiovisuel. Le premier résulte de l'arrivée des chaînes de télévision numérique, qui sont désormais vingt-sept. En outre, la suppression de la publicité a eu pour effet de dégager le financement de France Télévisions, permettant ainsi une plus grande liberté d'offre.

C'est donc la conception du service public qui se trouve malmenée par l'État. Heureusement, le regard que portent les téléspectateurs sur le service public reste extraordinairement positif et favorable. La création, à la télévision, est présente dans l'ensemble des programmes originaux qui sont diffusés. L'avenir de la création audiovisuelle de la France dépend de la télévision publique.

Je voudrais souligner l'importance que représente la création télévisuelle en tant que valeur culturelle. Certes, celle-ci doit beaucoup aux artistes et aux oeuvres, mais il s'agit également de vivre ensemble et d'alchimie avec le public, au sens de ce qui fait une époque, et du rang que tient notre pays dans le monde. C'est en cela que les hommes politiques, qui considèrent que la télévision est juste bonne à se vider la tête, ont tort.

Je suis d'ailleurs ravie qu'un débat sur la télévision publique attire autant de sénatrices et de sénateurs. C'est à la télévision publique que se joue une part importante du climat de la société française, et c'est en cela qu'il faut ne pas la négliger.

La télévision publique joue un rôle social de représentation symbolique du pays, d'imaginaire collectif, mais aussi d'échanges entre générations. Il est certes d'actualité de considérer toutes les modalités d'intégration, mais on débat peu de l'échange entre les générations. À force de voir les chaînes privées se concentrer sur les cibles publicitaires - « la ménagère de moins de 50 ans »... - on finit par se demander, dans un pays où tout est segmenté, quel sera le sujet de conversation entre une personne de vingt ans et une personne de soixante ans, qui n'auront pas lu les mêmes livres, regardé les mêmes films, écouté les mêmes radios, tout en étant segmenté par génération. Si la télévision publique peut parvenir à fournir un centre d'intérêt commun entre générations, elle aura joué un rôle important dans le climat social du pays.

Par ailleurs, toute l'économie de l'immatériel se retrouve dans les programmes de télévision. J'ai tendance à considérer que la télévision de service public, ce sont d'abord les programmes qui sont diffusés par le service public. Toutefois, l'économie de l'immatériel est aussi représentée par tous les droits dérivés, les DVD, la télévision à la demande, les reprises et les ventes à l'étranger. J'ai la chance de produire deux jeux qui réalisent tous les jours la meilleure audience de France 2 et de France 3. Grâce aux présidents de France Télévisions, qui ont soutenu ces formats originaux et les ont considérés comme des créations, France Télévisions n'acquitte pas de royalties à des sociétés étrangères. Ce sont au contraire des pays comme le Japon ou la Slovénie, qui ont recréé nos formats, qui nous en versent. La création à la télévision a donc une dimension politique culturelle, sociale et économique, et devrait constituer un enjeu important.

La télévision publique est par ailleurs devenue responsable d'un rapport clé avec le monde de la création. C'est en cela qu'elle doit aussi se distinguer de la télévision privée. Le secteur privé travaille de manière privilégiée avec quelques sociétés, avec lesquelles il entretient des rapports confiants et professionnels. France Télévisions a toujours considéré que sa mission était de recourir à un grand nombre de producteurs et de sociétés de production, et de pousser à la création de nouvelles entités, comme si le saupoudrage était une garantie de diversité. D'autres modèles visent l'interne et l'intégration verticale entre sociétés audiovisuelles et sociétés de production.

Pour renouveler le vivier de la création, il faut selon moi jouer la carte de la professionnalisation. Seul le service public peut inciter de jeunes scénaristes, de nouveaux réalisateurs ou de jeunes producteurs à entrer dans le jeu, tout en considérant que c'est par leur professionnalisme et non parce qu'ils sont jeunes qu'ils doivent entrer dans la boucle. C'est le service public qui doit réfléchir à garantir ce professionnalisme et cette professionnalisation.

La télévision publique détient une responsabilité clé dans ce domaine par rapport aux autres chaînes. Elle constitue en effet un véritable benchmark dans ce domaine : à chaque fois que le service public prend des initiatives, qu'il s'agisse de diffuser des séries de 52 minutes en prime time , de créer des événements ou des formats, le privé innove. Si France Télévisions baisse la barre, cela ne se produit pas. Il y a donc là un effet d'entraînement doublement vertueux.

France Télévisions joue donc un très grand rôle dans la représentation du réel. La culture, dans le monde contemporain, doit faire une place importante à l'économie ou à la science, qui sont des éléments importants de la culture de notre époque. Il y a quinze ans, une chaîne comme M6, qui ne considère pas forcément que le service public soit sa première mission, a réussi à innover avec « Capital », en économie, ou avec « E = M6 », et a parlé le langage de son public et de son époque dans ces deux domaines, alors qu'on a tendance à voir la culture uniquement dans les domaines les plus classiques. Même si ceux-ci ont leur importance, on ne doit pas se limiter à une seule acception de la connaissance.

De ce point de vue, France Télévisions dispose de peu d'exemples d'innovation et d'intérêt pour ces sujets, qui sont soit traités comme de l'information, soit ignorés parce que ne remplissant pas les bonnes cases.

Il faut dire que le moment est particulièrement compliqué, France Télévisions devant à la fois faire lien et parler aux publics les plus divers. Je redoute le moment où des Français, estimant que la télévision publique ne leur apporte plus rien, décideront de ne plus payer la redevance. Que fera-t-on alors ?

Il est donc très important de parler à tous les publics, afin que chacun trouve une raison personnelle pour regarder des choses qui n'existent que sur France Télévisions. En ce moment, France Télévisions est écartelée entre les deux.

Enfin, Mme Ghali a protesté lorsque M. Wolton a évoqué l'augmentation de la redevance. Je comprends bien que ce n'est pas possible. Il me semble que la première mesure extraordinairement importante que vous pourriez prendre, mesdames et messieurs les sénateurs, serait de mensualiser la redevance, pour la rendre moins douloureuse, comme les abonnements aux opérateurs de téléphonie mobile, à Canal+, etc. Cela permettrait de remédier partiellement à ce sous-financement.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente

Merci.

Marc Tessier nous a dit que les mutations profondes que traverse notre audiovisuel questionnent son mode de gouvernance et son pilotage. Je propose de passer la parole à ce sujet à notre dernier intervenant, Serge Schick. Faut-il réinventer une gouvernance pour gérer la transition largement évoquée par les uns et par les autres ?

M. Serge Schick, directeur délégué au marketing stratégique et au développement de Radio France

Merci pour cette invitation, qui va me permettre d'exprimer un point de vue professionnel, mais aussi le point de vue du téléspectateur et du citoyen que je suis.

Tout d'abord, la perception que peut avoir le téléspectateur de la télévision publique a bien changé en dix ans. Le sondage qui nous a été présenté le montre bien, l'attachement des Français au service public télévisuel et à certaines de ses chaînes a progressé.

On va fêter les dix ans de la télévision numérique terrestre (TNT) en mars prochain. L'offre est donc beaucoup plus large mais, paradoxalement, elle a su montrer la différence qualitative du service public. On voit bien que les moyens investis par France Télévisions font finalement la différence. L'offre de service public, notamment en soirée, n'a rien à voir avec celle des autres chaînes. Le choix est bien plus important. On ne propose pas tous les soirs aux téléspectateurs de partir en expédition avec les pompiers, les policiers ou les CRS, pour voir ce qui se passe dans les coulisses. Le choix est varié et ceci est à mettre au crédit de la télévision publique.

L'information est également essentielle. Je partage l'avis de Marc Tessier sur ce point : s'il existe une mission que France Télévisions doit porter bien haut, c'est celle de l'information. Cette offre, ces dernières années, s'est enrichie à travers les magazines, grâce à des formules pérennes : le fait qu'un magazine comme « Envoyé spécial » soit encore là constitue une performance. D'autres types de magazines d'enquête ont été mis à l'antenne. Ils ont montré leur réussite.

Par ailleurs, aujourd'hui, le journal de France 2 est très différent du journal de TF1. On peut le démontrer très facilement. Ce vrai travail de différenciation est à mettre au crédit de l'ensemble des présidents qui se sont succédé depuis dix ans.

Autre élément fondamental : on a beaucoup parlé du retard de France Télévisions dans le domaine du numérique. Ce retard a été en partie comblé, même si beaucoup reste à faire. Certains investissements ont été réalisés. D'aucuns considèrent peut-être qu'ils sont trop importants. Ce n'est pas mon cas. Ils doivent être encouragés. Si l'offre de France Télévisions sur l'ensemble des réseaux numériques n'est pas suffisante, à l'instar de celle que nous devons développer pour Radio France, elle perdra en actualité. L'action de France Télévisions a montré son utilité en matière de contenus et de distribution et le public en a aujourd'hui une meilleure perception.

Les usages vont par ailleurs continuer à évoluer. On a peu parlé de la télévision de rattrapage, qui se développe beaucoup, notamment auprès des jeunes. Certains genres télévisuels sont massivement consommés de cette manière. On a évoqué les réseaux sociaux, mais il faut aussi parler du nombre d'écrans. En France, chaque foyer compte aujourd'hui en moyenne plus de six écrans. La télévision, comme la radio, se regardent sur l'ensemble de ces écrans. C'est pourquoi il est souhaitable de renforcer l'universalité de la redevance.

Le cadre économique n'est pas sur le point de se simplifier. Les ressources publiques ne vont pas croître dans l'avenir. C'est cet environnement qu'il va falloir avoir bien en tête à l'horizon de 2020. France Télévisions va devoir, plus encore que par le passé, faire la preuve de sa différence. Je ne suis pas sûr que l'on puisse maintenir ce qui ne fonctionne pas. Il faudra également encourager ce qui connaît un certain succès et innover. On ne pourra pas tout faire et des choix devront être arrêtés. Radio France est exactement dans la même situation. On s'y emploie. Il ne s'agit pas d'une paupérisation des moyens, mais de définir des axes stratégiques bien clairs et bien identifiés, afin de conduire ceux qui sont intéressés par la télévision publique, ainsi que la tutelle, à faire les bons choix.

Il existe un véritable enjeu par rapport au public ; en Europe, la plupart des médias de service public doivent résoudre le problème du vieillissement de leurs audiences, qui est structurellement plus important que le vieillissement de la population.

Par ailleurs l'homogénéité des publics qui regardent ces chaînes est encore trop importante : il ne compte pas suffisamment de jeunes, ni de classes moyennes. C'est un combat quotidien qu'il faut absolument continuer. On ne peut admettre qu'une catégorie de public disparaisse du spectre de la télévision ou de la radio publiques sous prétexte qu'ils sont plus difficiles à atteindre.

Radio France a fait le choix de relancer le Mouv'. C'est un choix raisonné, qui est également en rapport avec nos missions. On ne peut accepter de ne pas toucher les jeunes de milieux défavorisés.

L'audience n'est pas tout, mais je rejoins Marc Tessier sur un point : il n'existe pas de fatalité du déclin des audiences. Sans vouloir crier victoire trop tôt, depuis que la nouvelle équipe de Radio France est arrivée, les audiences ont progressé. Celle de France Info était en baisse depuis cinq ans, elle est repartie à la hausse.

En redonnant un nouveau souffle à la ligne éditoriale, on peut progresser dans ce paysage extrêmement concurrentiel, malgré une offre enrichie.

L'offre de la télévision s'est beaucoup élargie ces dernières années, mais les téléspectateurs vont s'y habituer ; il n'y a donc pas de raison que France Télévisions ne puisse pas retrouver une part de ses audiences et satisfaire son public.

S'agissant de la gouvernance, certains choix doivent être arrêtés. Je ne parlerai pas de la relation avec les pouvoirs publics ou les tutelles, qui est sans doute assez complexe, mais plutôt du management des entreprises. Il faut que les offres de télévision soient complémentaires, ainsi que leurs services numériques. Radio France travaille également beaucoup sur la complémentarité. Comment faire en sorte que le management et la gouvernance de France Télévisions soient mieux organisés pour aborder ces questions ? Plusieurs choix ont été faits, comme celui d'une forte centralisation de la programmation, lorsque Patrick de Carolis et Patrice Duhamel dirigeaient l'entreprise, ou du guichet unique. Une organisation harmonisée, plus décentralisée, correspondant mieux à la richesse des contenus, a également été retenue.

La ligne de gouvernance, pour la future direction de France Télévisions, devra absolument avoir ces éléments en tête. Les entreprises publiques, télévisuelles ou radiophoniques doivent opérer une révolution de la gouvernance et du management. C'est sur ce point qu'il conviendra de s'interroger. Cela nécessite des orientations stratégiques très claires sur la complémentarité des chaînes et de leurs services. Il s'agit d'un dossier certes technique, mais fondamental.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page