B. UN RECUEIL DE DONNÉES SUR L'ORIGINE DES PERSONNES FORTEMENT ENCADRÉ

Depuis la loi « Informatique et libertés » 21 ( * ) , les données personnelles font l'objet de règles particulièrement protectrices pour les personnes, grâce notamment au contrôle de la CNIL. En matière de données personnelles liées à l'origine ethnique et raciale, ces règles ont été récemment complétées par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui a posé une limite supplémentaire à la collecte de ces données.

1. L'interdiction constitutionnelle d'un référentiel ethno-racial

La question des « statistiques ethniques » a connu un regain d'intérêt à la suite de la censure par le Conseil constitutionnel d'une disposition visant à modifier la législation applicable à la collecte de données relatives à l'origine ethnique et raciale 22 ( * ) .

Examinant un article modifiant la loi « Informatique et libertés » 23 ( * ) et contenue au sein de la loi n° 2007-1631 du 20 novembre 2007 relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile, le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition tendant à permettre, pour la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines, de la discrimination et de l'intégration, et sous réserve d'une autorisation de la CNIL, la réalisation de traitements de données à caractère personnel faisant « apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques » des personnes.

Pour justifier la censure, le juge constitutionnel a fait droit au grief soulevé par les requérants et tiré de la méconnaissance de la procédure parlementaire : la disposition ayant été introduite par voie d'amendement à l'Assemblée nationale, le Conseil constitutionnel a estimé qu'elle était dépourvu de tout lien avec le projet de loi en discussion. Cependant, alors qu'il aurait pu se borner à ce constat, le Conseil a ajouté, par un obiter dictum , que « si les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l'article 1 er de la Constitution, reposer sur l'origine ethnique ou la race ».

Cette précision a suscité plusieurs réactions d'approbation mais aussi de scepticisme. Commentant cette décision, M. Ferdinand Melin-Soucramanien, professeur de droit, estimait que le Conseil constitutionnel avait indiqué « jusqu'où ne pas aller trop loin en poursuivant une logique différentialiste telle qu'elle a pu prospérer aux États-Unis », considérant que « le droit français, qui s'est établi sur une conception universaliste de l'égalité, reste aveugle à la couleur et postule donc une forme de droit à l'indifférence ». À l'inverse, M. Dominique Turpin, professeur de droit, notant que cette censure revenait « à casser le thermomètre de la mesure des discriminations sans faire disparaître ces dernières », estimait que le Conseil constitutionnel reste « accroché à un « modèle républicain universaliste et égalitariste », qui persiste à ne considérer les citoyens abstraits représentables que comme des clones ou des « petits pois » dépourvus de toute spécificité sexuelle, sociale ou ethnique ».

Le comité de réflexion sur le préambule de la Constitution présidé par Mme Simone Veil a également fait montre de réserve sur cette décision « à la vérité surprenante ». Le comité refusait de la considérer comme une décision qui aurait « complètement fermé la porte au principe même de statistiques permettant de connaître les handicaps dont souffrent les minorités visibles ». Au contraire, selon la lecture du comité, cette décision ne s'opposait pas « à la collecte de données objectives telles que le nom, l'origine géographique ou la nationalité antérieure à la nationalité française, ni même au traitement de données subjectives comme fondées sur le « ressenti d'appartenance » ».

Cette interprétation s'appuyait sur le commentaire de la décision aux Cahiers du Conseil constitutionnel qui est traditionnellement réalisé par le secrétariat général du Conseil. Fait notable, ce commentaire a été complété quelques semaines après sa parution sur le site internet du Conseil, sans doute pour lever les doutes sur la portée de la position arrêtée par le Conseil.

Ce commentaire précise que « serait contraire à la Constitution la définition, a priori , d'un référentiel ethno-racial » mais, dans sa version amendée, que « le Conseil n'a pas jugé pour autant que seules les données objectives pouvaient faire l'objet de traitements : il en va de même pour des données subjectives, par exemple celles fondées sur le « ressenti d'appartenance » ».

2. Le cadre précis de la loi « Informatique et libertés »

Les enquêtes statistiques doivent respecter la loi « Informatique et libertés » dans la mesure où elles permettent la collecte de données personnelles et, dans certains cas, également la loi n° 51-711 du 7 juin 1951 sur l'obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques lorsqu'elle s'applique,. Cette notion est définie par son article 2 comme « toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement, par référence à un numéro d'identification ou à un ou plusieurs éléments qui lui sont propres ».

Imposant des règles plus contraignantes, l'article 8 de la loi « Informatique et libertés » pose un principe d'interdiction de collecte et de traitement des données dites sensibles, parmi lesquelles figurent celles « qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions [...] religieuses [...] » mais non la nationalité. La méconnaissance de cette règle est punie par l'article 226-19 du code pénal de cinq ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende.

Cependant, cette interdiction de principe connaît plusieurs dérogations, dont certaines intéressent les « statistiques ethniques ».

Le recueil de telles données est possible avec le consentement exprès de l'intéressé (article 8-II, 1°), ce qui signifie un accord explicite et écrit. La loi peut cependant prévoir une dérogation à la dérogation prévoyant que l'interdiction de traiter ces données ne peut être levée par le consentement 24 ( * ) . Dans ce cas, le traitement de données est soumis à une simple déclaration auprès de la CNIL.

Une dérogation existe également si le traitement de données assure l'anonymat à la source des données collectées (article 8-III). Dans son contrôle, la CNIL veille scrupuleusement à ce que cette anonymisation soit assurée :

- à la source, par la destruction à un bref délai, soit en quelques secondes, des données permettant d'identifier la personne ;

- pour les résurgences également, c'est-à-dire lorsque le croisement a posteriori de données permettent l'identification, même indirecte, de la personne.

Il est également dérogé à cette interdiction si l'intérêt public (article 8-IV) le justifie et que la CNIL l'autorise. La CNIL apprécie « au cas par cas » l'intérêt public qui s'attache à la conduite d'une collecte de données sensibles. Sans pouvoir affirmer que tous les travaux de recherche publique ou privée satisfont à ce critère, la CNIL a autorisé des enquêtes liées à l'origine sur ce fondement.

Les dernières enquêtes statistiques sur l'origine autorisées par la CNIL

La CNIL a autorisé des enquêtes portant directement sur l'origine ethnique des individus. Il en est ainsi des recensements réalisés en 1983 dans les territoires d'outre-mer, en 1989 en Nouvelle-Calédonie, en 1991 et 2002 à Mayotte, qui comportaient des questions sur la communauté d'appartenance, la tribu d'appartenance, le statut civil coutumier ou encore dans le cas de Mayotte, sur la polygamie.

De manière plus générale, les enquêtes démographiques permettent de recueillir des informations sur les origines de personnes à travers des données d'état civil sur la date et le lieu de naissance, la nationalité, la date d'arrivée en France, le pays de naissance des parents. La CNIL n'a jamais remis en cause cette collecte dans le cadre du recensement qui a justement pour finalité la mesure de la population. La CNIL a ainsi accepté le « tronc commun des enquêtes » auprès des ménages, c'est-à-dire les questions systématiquement posées quel que soit le thème de l'enquête. Outre la nationalité, l'INSEE collecte ainsi le pays de naissance en précisant la nationalité avec les mentions « Français de naissance » et « Français par acquisition ».

Avec l'enquête « histoire de vie » réalisée en 2003 par l'INSEE, avec le concours de l'INED, la CNIL a autorisé des questions complémentaires au « tronc commun », sur les langues, les discriminations vécues, la nationalité et le pays de naissance des parents.

S'agissant de l'enquête portant sur la diversité de la population en France, dénommée « Trajectoires et origines » (TeO), la CNIL a estimé que si cette enquête permettait bien la collecte de données objectives, aucune d'elles ne reposait sur l'origine raciale ou ethnique des personnes interrogées. Deux questions d'auto-définition avaient été initialement prévues, mais elles ont été retirées par l'INSEE et l'INED. La première portait sur la couleur de la peau des personnes interrogées ; la seconde les invitait à indiquer leurs origines, en s'appuyant sur leur histoire familiale. La CNIL a considéré qu'il s'agissait là du traitement de données subjectives relevant de ce que le Conseil qualifie de « ressenti d'appartenances ».

La CNIL a également autorisé l'enquête sur les migrations entre l'Afrique et l'Europe (MAFE) qui portait sur les migrations internationales entre le Sénégal et l'Espagne, la France et l'Italie. À cette occasion, elle a souligné que « cette étude n'a

pas pour objet, direct ou indirect, de classer, recenser ou comptabiliser les personnes interrogées en fonction de leur origine ethnique déclarée ».

Pour l'enquête portant sur la représentation des populations « minoritaires » et « majoritaires » en France (REMINA), la première partie du questionnaire était consacrée à la collecte du ressenti des personnes interrogées et, selon la CNIL, aucune des données objectives collectées dans sa seconde partie ne reposait sur l'origine ethnique ou raciale de personnes interrogées.

Enfin, avec la réalisation d'une étude relative aux facteurs et aux pratiques de discrimination en matière de demande de logement social, la CNIL a autorisé une enquête portant sur l'éventuel impact de la consonance du nom et prénom sur l'instruction des demandes de logement.

On constate donc que si la décision du Conseil constitutionnel n'a pas bouleversé la pratique de la CNIL en la matière, elle l'a toutefois conduite à renforcer son contrôle pour vérifier si les enquêtes statistiques qu'elle était appelée à autoriser ne contrevenaient pas à cette dernière.

Source : informations transmises par la CNIL

Une dernière dérogation existe au bénéfice de l'INSEE et des services statistiques ministériels. Dispensés de recueillir le consentement des personnes, ils doivent cependant obtenir l'autorisation de la CNIL.

En mai 2007, le groupe de travail de la CNIL chargé de réfléchir à la mesure de la diversité et à la protection des données personnelles concluait à l'ajout d'une dérogation permettant le recueil de données en faveur d'études sur la mesure de la diversité des origines, de la discrimination et de l'intégration qui n'aurait plus requis le consentement exprès des personnes interrogées sous réserve d'une autorisation préalable de la CNIL. En d'autres termes, il était proposé d'abandonner le recueil simultané du consentement écrit des intéressés et des données car il pouvait paraître fastidieux et inciter à des refus de réponse. En contrepartie, la CNIL aurait accru son contrôle, son autorisation devenant obligatoire.

Cette recommandation formulée par la CNIL avait été introduite à l'Assemblée nationale 25 ( * ) . Pour les raisons rappelées précédemment, cette disposition fut censurée par le Conseil constitutionnel.


* 21 Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés.

* 22 Décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007.

* 23 Le Conseil constitutionnel n'avait statué au fond sur cette question ni avant la promulgation de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, ni à l'occasion de son importante révision par la loi n° 2004-801 du 6 août 2004.

* 24 Les articles L. 1141-1 à L. 1141-3 du code de la santé publique interdisent aux compagnies d'assurance de prendre en compte les résultats des tests génétiques même si ceux-ci leur ont été transmis par la personne concernée ou avec son accord.

* 25 En première lecture à l'Assemblée nationale, la disposition avait été introduite au sein du projet de loi par un amendement de Mme Michèle Tabarot et M. Sébastien Huyghe, députés siégeant au sein du collège de la CNIL.

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