EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le 2 juillet 2014, sous la présidence de M. Philippe Marini, président, la commission a entendu une communication de MM. Yves Krattinger et Dominique de Legge, rapporteurs spéciaux de la mission « Défense », sur les externalisations en opération extérieure .

M. Dominique de Legge , rapporteur spécial. - Les militaires considèrent qu'il faut distinguer l'externalisation, qui est une conséquence de la réduction du format des armées, et la sous-traitance, terme qu'ils préfèrent employer lorsqu'ils sont en opération extérieure et qu'ils recourent à des moyens non patrimoniaux.

Quelle que soit la pertinence de cette subtile distinction, nous emploierons le terme « externalisation » de manière très large pour désigner ce phénomène, qui n'est d'ailleurs pas nouveau.

En effet, en 1795, Ritter, commissaire du gouvernement près l'armée d'Italie, écrivait : « Le volontaire est nu et réduit, la majeure partie du temps, au quart de la ration de pain. Toujours à la merci de la compagnie Lanchère qui a si bien servi jusqu'ici à affamer nos armées ! ». De manière plus contemporaine, on rappellera que la marine nationale recourt depuis 1978 à l'affrètement de remorqueurs de haute mer auprès de la compagnie « Abeilles International », dans le cadre de ses missions d'action de l'État en mer.

Le recours à l'externalisation a pris de l'ampleur et fait l'objet d'une démarche plus systématique et volontariste.

On peut rapidement distinguer plusieurs périodes.

La première fait suite à la professionnalisation des armées et à la fin du service militaire. Elle a donné lieux à l'externalisation de nombreuses tâches, notamment l'alimentation, le blanchissage, le gardiennage...

La deuxième période a été initiée de manière plus centralisée, plus conceptualisée, dans le cadre de la réforme des armées et du ministère de la défense.

La volonté de recentrer les moyens de la défense sur les forces opérationnelles ne doit pas faire oublier que si l'intendance ne suit pas, c'est le front qui est exposé, ainsi que les hommes qui y sont.

Le risque majeur est d'entamer les capacités opérationnelles des forces : ce qui fonctionne en France et en temps de paix n'est pas forcément projetable sur un théâtre d'opération, notamment lorsqu'il faut entrer en premier sur un théâtre. Dès lors que les fonctions externalisées ont vocation, le cas échéant, à contribuer au soutien sur place d'une OPEX, il est nécessaire de conserver un minimum de savoir-faire et de moyens proprement militaires.

Par exemple, lors de notre déplacement au Mali, nous avons pu constater qu'à Bamako, la restauration était externalisée, alors que sur la base de Gao, la restauration est assurée par des militaires, en raison à la fois de la situation sécuritaire et de la nécessité de donner aux militaires chargés de cette fonction une expérience réelle d'un théâtre d'opération particulièrement difficile.

Ceci étant dit, je vous propose une typologie de l'externalisation.

Le premier type est l'externalisation que je qualifierai d' « additionnelle », qui a pour objet de répondre aux évolutions des besoins et des standards de soutien. Je pense à l'expérimentation CAPES France, ou au service Escale des Armées, qui offre aux personnels engagés en OPEX de nouveaux moyens de communication avec leur famille. Il s'agit de fournir une prestation nouvelle qui permet d'être plus efficace.

Un deuxième type est l'externalisation de substitution qui consiste à remplacer les personnels militaires et les moyens patrimoniaux existants par un prestataire extérieur.

Elle peut être motivée par la recherche d'économies au sens large ou la nécessité de respecter le plafond d'effectifs autorisés pour l'opération, tout en préservant au maximum le nombre de combattants.

Le but peut être double. L'externalisation du transport intra-théâtre sur la boucle arrière au Mali permet, en recourant à des transporteurs civils, à la fois d'éviter d'user le matériel militaire, dont le coût et les frais de maintenance sont particulièrement élevés, et de supprimer des effectifs dans le soutien au profit des forces opérationnelles.

Je mets cependant en garde contre le surcoût qu'engendrent les externalisations uniquement destinées à permettre le respect du plafond d'effectifs autorisés. Les prestations sur les théâtres d'opérations coûtent souvent bien plus cher qu'en métropole compte tenu des contraintes de ce type d'intervention.

Le troisième type d'externalisation est l'externalisation palliative. Il s'agit d'une externalisation subie, du fait que nos forces ne disposent plus de moyens propres suffisant pour assurer certaines fonctions. C'est le cas en particulier pour les transports. On a pu constater que la projection de la force Serval au Mali avait en large partie été réalisée grâce à l'affrètement d'avions russes et ukrainiens. Ce n'est pas forcément souhaitable en toute circonstance.

Je voudrais pour finir insister sur trois points.

Le premier est que l'externalisation est utile mais qu'il faut que nous gardions nos savoir-faire, notamment en situation dégradée.

Le deuxième est que l'externalisation ne doit pas être une réponse ponctuelle à des choix qui n'ont pas été faits par le passé. L'affrètement de moyens aériens fonctionne plutôt bien, mais cela pose problème quant à l'autonomie stratégique de nos armées.

Le dernier point, en lien avec la question de l'autonomie de la France, est la nécessité d'organiser la coopération européenne, afin de limiter notre dépendance à l'égard de certains prestataires privés.

M. Yves Krattinger , rapporteur spécial . - Je souhaiterai prolonger les propos de Dominique de Legge par quelques observations critiques sur la situation actuelle et proposer des pistes d'amélioration.

Tout d'abord, il est regrettable que certaines décisions d'externalisation soient motivées par une forme de « myopie budgétaire ».

En effet, l'intérêt budgétaire à long terme de l'externalisation n'est pas toujours avéré. Le choix de minimiser à court terme les investissements peut conduire à des surcoûts conséquents à moyen et long termes. La pénurie budgétaire d'aujourd'hui ne doit pas conduire à faire des choix qui aggravent les difficultés budgétaires de demain.

Comme le dit la Cour des comptes dans son rapport de 2011 sur les externalisations au ministère de la défense, l'externalisation ne doit pas servir à « contourner l'obstacle budgétaire, en remplaçant un investissement, lourd, immédiat pour lequel les financements budgétaires ne sont pas disponibles, de titre 5, par un flux, limité mais durable, de loyers de titre 3 ».

Lorsque les externalisations sont guidées d'abord par l'incapacité du ministère à financer des matériels dont il considère qu'il a un besoin urgent, les analyses économiques peuvent être biaisées.

Je donnerai en exemple la location avec option d'achat de deux Airbus A340 pour le transport à long rayon d'action.

Afin de faire face au retrait, programmé à courte échéance, des DC8 de l'armée de l'air, qui assuraient le transport de passagers, l'acquisition de deux Airbus A330 ou A340 a été envisagée en 2003. Au même moment, la réflexion était engagée sur le remplacement des avions ravitailleurs KC 135 par de nouveaux appareils multirôles, dits MRTT, capables de réaliser aussi bien du ravitaillement en vol et que du transport de passagers. Compte tenu de l'incertitude de ce programme, le ministère a retenu l'idée d'une location, avec option d'achat, de deux A340 d'occasion.

Cette opération était alors conçue comme une opération-relais. Les calculs indiquaient que l'achat d'appareils d'occasion était la réponse la moins onéreuse.

C'est cependant le scénario le plus onéreux, celui de location avec réalisation de l'option d'achat, qui a été retenu en 2006.

Le surcoût par rapport à une acquisition est estimé à 18,7 %, soit 16,7 millions d'euros, mais la dépense a pu être étalée dans le temps...

On peut également s'interroger sur le contrat passé avec une société luxembourgeoise par la direction du renseignement militaire pour la surveillance aérienne du nord Mali. Faut-il recourir à l'externalisation pour ce type de mission, en particulier une société étrangère, même si le personnel est constitué majoritairement d'anciens militaires français ? Ne devrait-on pas disposer de moyens en propre pour effectuer ce genre de mission ? À défaut, ne s'expose-t-on pas à surpayer des prestations que peu de sociétés peuvent fournir dans des conditions de confiance suffisantes ?

Au-delà du coût, se pose la question de l'autonomie stratégique de la France.

Comme Dominique de Legge l'a souligné, les forces françaises souffrent de deux lacunes essentielles :  le ravitaillement en vol, qui conditionne les capacités d'intervention de nos avions de chasse et pour lequel nous devons fréquemment nous appuyer sur les États-Unis ; le transport aérien stratégique, qui conditionne la projection de nos troupes sur le théâtre d'opération et pour lequel nous dépendons de nos alliés (Américains et Canadiens notamment, qui nous ont aidé pour l'opération Serval) et, surtout, de sociétés privées.

L'A400M, dont les premiers appareils livrés ont pu être testés au Mali, est un début de solution pour le transport stratégique. Cet appareil a de nombreuses qualités et va considérablement améliorer nos capacités de projection. Mais il n'est pas un gros porteur. La capacité d'emport de l'A400M est quatre fois inférieure à celle de l'Antonov 124 : 20 tonnes sur 6 390 km ou 30 tonnes sur 4 535 kilomètres, alors que l'Antonov emporte 120 tonnes d'emport maximal pour l'An-124 sur 4 800 kilomètres ou 80 tonnes sur 8 400 kilomètres.

Même lorsque les A400M auront tous été livrés, nous aurons encore besoin de gros porteurs.

Or leur location est très coûteuse et leur disponibilité dépend de la demande mondiale, militaire et civile.

Le constat est là : pour ces fonctions essentielles et pour d'autres, l'externalisation n'est pas une solution satisfaisante dans la durée, tant sur le plan financier que stratégique.

Quelles solutions ?

Bien sûr, sur le plan national, il y a des choses à faire.

Le ministère de la défense doit continuer à se moderniser pour dégager les marges de manoeuvre budgétaires permettant de développer ou d'acquérir les capacités qui lui manquent. Je ne reviens pas sur la question du manque de maîtrise des dépenses de personnel.

Le ministère de la défense doit également mieux évaluer ses propres coûts pour pouvoir arbitrer de manière plus pertinente entre moyens patrimoniaux et moyens externalisés. Pour cela, la mise en place d'une comptabilité analytique semble indispensable.

Il faut également, comme le rappelait Dominique de Legge, mieux définir le socle incompressible des moyens et compétences qui doivent être conservés même en cas d'externalisation, sous peine d'entamer la capacité opérationnelle des armées.

De même, il faut mieux définir les fonctions qui ne doivent, par principe, pas faire l'objet d'une externalisation. La notion de « coeur de métier » ou de « fonctions régaliennes » employée par le ministère, reste floue. La participation directe aux combats de sociétés privées est exclue par le ministère, mais entre cette extrémité et le pur soutien, il existe une zone grise, qui semble de plus en plus investie par l'externalisation.

Tout ceci permet d'encadrer, de rationaliser et trouver quelques ressources, mais cela reste insuffisant.

Compte tenu de la contrainte budgétaire, si la France souhaite un avenir comme puissance militaire complète,  la seule solution à la hauteur du problème est la coopération européenne.

D'après l'Agence européenne de défense (AED), en mutualisant leurs efforts, les pays européens pourraient réaliser 1,8 milliard d'euros d'économies dans le domaine du spatial militaire, 2,3 milliards d'euros sur les navires de surface, 5,5 milliards d'euros sur les véhicules blindés sur dix ans.

La toute première lacune capacitaire à combler est celle du ravitaillement en vol. Jean-Yves Le Drian a d'ailleurs annoncé qu'il « s'apprêtait à lancer le programme » le programme MRTT.

S'agissant du transport stratégique, l'A400M ne peut totalement remplacer les gros porteurs de type Antonov ou C17. Faut-il prévoir un programme européen ou opter pour l'acquisition commune de gros porteurs ? En tout cas, on ne peut se satisfaire de la situation actuelle, qui nous met à la merci des Russes et des Américains. Il convient également de mettre en commun le soutien des A400M, la formation des pilotes et des mécaniciens : des flottes isolées coutent beaucoup plus cher.

La coopération et la mutualisation sont également essentielles en matière de cyber défense et, plus largement, dans le secteur des technologies de l'information et de la communication. Il s'agit d'un enjeu important pour les OPEX.

Il faut également d'utiliser au mieux les matériels et capacités dont nous disposons déjà : il faut développer les mécanismes permettant, le cas échéant, lorsque le besoin s'en fait sentir en OPEX, de trouver chez nos partenaires européens les ressources militaires qui nous font défaut.

Un embryon de solution a été trouvé sur le plan des transports aériens, mais cela est très insuffisant. Il s'agit de l 'European Air Transport Command (Commandement du transport aérien européen, abrégé EATC), qui est un commandement opérationnel régulant les mouvements de transports aériens militaires de la Belgique , l' Allemagne , la France , les Pays-Bas , le Luxembourg et, depuis peu, l'Espagne. Il vise à une utilisation plus efficace des moyens de transport aérien et de ravitaillement en vol dont disposent les quatre pays membres. En gros, il s'agit de faire du covoiturage aérien. C'est bien, mais insuffisant. Aller au-delà pose des problèmes politiques.

De fait, la mise en commun de capacités exige au préalable de traiter les sujets de gouvernance et de financement, mais il faudrait au moins concevoir un « droit de tirage » sur les capacités européennes existantes ou en cours d'acquisition.

Les possibilités techniques sont là. Les moyens financiers également, pour peu qu'on les mette en commun. Le reste est une question de volonté politique.

Sans l'Europe, la France n'a pas les moyens de ses ambitions militaires. Sans capacités militaires, même portées par quelques pays en son sein, l'Europe ne sera jamais une véritable puissance mondiale.

Si la solidarité européenne ne s'exerce pas alors qu'un de ses membres est engagé dans des actions de guerre pour des motifs légitimes, voire d'intérêt commun, alors quel sens peut bien avoir le projet européen aux yeux des citoyens ? Ceux-ci expriment une incompréhension de plus en plus nette quand la France s'engage seule dans la lutte contre le terrorisme, quand on constate que nos partenaires européens disposent de certains moyens qui nous manquent et pour autant ne nous les prêtent qu'au compte-goutte.

C'est à partir d'un sujet aussi fondamental que celui de notre sécurité commune que l'on peut redonner du sens au projet européen.

Cela passe bien sûr à court-terme par des relations privilégiées avec les puissances industrielles et militaires européennes, comme les accords bilatéraux que l'on a signés ces dernières années avec le Royaume-Uni, mais la constitution d'un Eurogroupe de la défense paraît de plus en plus indispensable pour sortir de l'impasse.

M. Philippe Marini , président . - Merci chers collègues ! Je remarque que même si son mandat de sénateur a pris fin hier, l'ombre tutélaire de notre collègue Jean Arthuis continue à planer sur la commission et sur les convictions européennes de beaucoup de ses membres. Cet exposé a le grand mérite de poser avec beaucoup de clarté de vrais sujets et d'être dit avec franchise et fermeté. Je suppose que ceci va susciter quelques questions parmi les membres de la commission.

M. François Trucy . - Ce rapport remarquablement précis et documenté a le mérite d'expliquer clairement un certain nombre de choses. Le recours aux externalisations a commencé avec la disparition du service militaire. Il s'agissait de parer au plus pressé pour assurer la restauration, le gardiennage des installations militaires. En définitive, pendant quelques temps, cela a joué un rôle assez limité de placebo. Aujourd'hui, la situation est beaucoup plus compliquée. Vous avez d'ailleurs attaqué le problème par son aspect le plus complexe, celui d'une OPEX. Il est certain que les problèmes posés par une externalisation en OPEX ne sont pas les mêmes que ceux rencontrés dans une caserne ou une base métropolitaine. Vous avez bien mis l'accent sur plusieurs points. Je n'en retiens qu'un : la dépendance nationale dans plusieurs secteurs clefs. Il est certain qu'une OPEX bénéficie des meilleurs armements, des meilleurs effectifs, de la meilleure logistique, des meilleurs moyens, quitte à ce que les bases métropolitaines en souffrent parfois. Pourtant, cela fait plusieurs années que l'on est totalement dépendants des Américains pour le ravitaillement en vol ou des Russes pour les gros porteurs Antonov. Je souhaiterais que les rapporteurs spéciaux ne perdent pas la main sur un tel dossier parce qu'il sera de plus en plus difficile à gérer. Il faut absolument qu'ils l'approfondissent.

M. Serge Dassault . - Monsieur le président, chers collègues, je ne peux qu'approuver entièrement ce rapport qui rentre tout à fait dans une gestion normale de défense des intérêts de l'Europe. La France ne peut assurer seule la police du monde. Elle a les moyens offensifs, mais n'a pas les moyens de transport, de ravitaillement en vol, comme vous l'avez indiqué justement. Il faut absolument ce que vous avez appelé « un Eurogroupe de la défense », que chaque pays européen participe selon ses moyens à la défense de l'ensemble. Il est anormal que nous soyons seuls en Afrique. Nous ne pouvons pas assumer les dépenses et nous n'avons pas les moyens nécessaires. Donc, il faut soit réduire le nombre de ces actions extérieures, soit le faire dans un cadre européen qui seul permettrait d'avoir d'autres possibilités financières et d'autres possibilités de louer ou d'acheter des matériels que nous ne fabriquons pas malheureusement en Europe.

M. Philippe Dallier . - Mes propos ne seront pas très différents. Je veux saluer le travail de nos collègues. Malheureusement depuis des années, on entend la même chose sur le sous-investissement et ses conséquences, et sur la dépendance de la France vis-à-vis de pays beaucoup plus grands. Tout le monde sait que la solution ne peut être qu'européenne, pourtant cela n'avance qu'à petits pas. Je voulais poser une question à Yves Krattinger qui a indiqué que les moyens financiers existent. Cela signifie-t-il qu'il existe des moyens européens qui pourraient être utilisés pour cela et qui ne le sont pas ou faudrait-il qu'il y ait une décision politique de faire ?

M. Philippe Marini , président . - Des moyens européens issus de nos contributions !

Mme Nicole Bricq . - Je voudrais faire un commentaire de portée européenne. Jusqu'à présent, il y a eu un partage des rôles. La France s'occupe de l'Afrique. Comme si le terrorisme n'était pas l'affaire de tous les européens qui peuvent être visés ! Et depuis la chute du mur de Berlin, on laisse la question du partenariat oriental aux Polonais et aux Allemands. Mais ce n'est plus possible, l'Histoire est là. Elle nous rappelle qu'on ne peut plus sous-traiter aux uns ou aux autres la défense européenne. Nous allons avoir une nouvelle Commission européenne et un poste extrêmement important va être renouvelé, celui de Haute Représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et vice-président de la Commission européenne. Il était jusqu'à présent occupé par Catherine Ashton, qui a utilisé uniquement le volet diplomatique. Je serai très attentive au choix qui sera fait, car c'est l'un des sujets essentiels qui aurait dû occuper les débats pendant la campagne des élections européennes. Mais on le sait, on ne tire jamais les leçons de l'Histoire immédiate. Je crains que si l'on ne s'occupe pas de la politique extérieure, ce rapport puisse de nouveau être écrit dans quelques années.

M. Philippe Marini , président . - Je souhaiterais à mon tour me livrer à un commentaire. Je ne suis pas un thuriféraire inconditionnel du Président Hollande, mais je pense qu'il a eu raison d'engager l'OPEX au Mali. Il ne pouvait pas attendre un comité à vingt-huit et les délais de décision de l'Europe dans la situation où elle est. C'est un constat réaliste. Nous avions ce devoir. Mais on ne peut pas non plus incriminer les autres États qui n'ont pas la même sensibilité, la même tradition avec l'Afrique et qui nous suspectent toujours de vouloir entretenir notre pré carré, malgré ce qu'il nous en coûte. On me dit que l'on serait plus indépendants si l'on se soumettait au système de décision à vingt-huit, qu'on ne l'est en louant des avions aux Américains ou aux Russes. Je n'en sais rien. Est-on plus indépendants, ou moins indépendants ou plus interdépendants ? On ne peut considérer que l'Europe serait une plus grande France. L'Europe est quelque chose de différent qui obéit à son système de décision, son mode de gouvernance, à ses priorités qui ne sont pas les nôtres. Il y a bien ici une contradiction forte qu'il faut assumer. Avant que vous ne réagissiez aux propos tenus, messieurs les rapporteurs spéciaux, pourriez-vous nous rappeler ce que représentent sur le plan budgétaire ces prestations extérieures par rapport au total annuel des OPEX ? Je terminerai en disant que j'ai été très sensible aux citations qui ont été faites de sociétés luxembourgeoises. C'est bien une forme de mercenariat, même si ce terme n'a pas été utilisé. Il y a des prestations paramilitaires demandées à des sociétés spécialisées, susceptibles de s'installer sous des cieux fiscaux favorables, rémunérées par l'État français et indispensables aux opérations de défense elles-mêmes. Vous avez eu raison de mettre l'accent sur ces bizarreries, ces incongruités, sur nos contradictions finalement. Il serait utile que vous puissiez indiquer dans votre rapport écrit la quantification sur quelques années de ces différentes prestations d'externalisation par rapport au total des OPEX.

M. François Marc , rapporteur général . - Je partage les propos louangeurs que vous avez exprimés. Ils nous instruisent sur un sujet extrêmement sensible.

M. Yves Krattinger , rapporteur spécial . - Je vais essayer de répondre à la question de Philippe Dallier. C'est la question essentielle des moyens affectés. C'est pour cela que j'ai souhaité illustrer mes propos d'exemples qui relèvent d'une analyse objective. L'Agence européenne de défense dit qu'en mutualisant leurs efforts, plutôt que de concevoir, réaliser et lancer séparément, dans leur coin, leur propre satellite, les Européens pourraient économiser 1,8 milliard d'euros dans le domaine spatial.

La mise en commun est réalisée dans d'autres domaines, le programme européen de radionavigation par satellite Galileo par exemple. Pas dans celui-là, c'est un problème culturel. L'économie serait de 2,3 milliards d'euros dans le domaine des navires de surface. Chacun a un bout de flotte. Or regrouper, adroitement organiser les moyens à plusieurs, les concevoir en une fois, les réaliser à un endroit donné de façon partagée avec une plus grande productivité, cela permet des économies. Fabriquer huit fois le même bateau, même avec quelques évolutions technologiques, coûte moins cher que de fabriquer chacun un bateau. L'économie serait de 5,5 milliards d'euros dans le domaine des véhicules blindés, qui sont extrêmement chers. Lorsque nous sommes en opérations, courageusement et légitimement, nous en cassons. Ce matériel souffre énormément. Comme nous sommes les seuls à les mettre en oeuvre en situation réelle, c'est nous qui sommes confrontés aux réparations, aux améliorations à apporter. Si l'on mutualisait la production des véhicules blindés, celle-ci serait très importante sur toute l'Europe car il y a des blindés de toute nature.

Toutes ces mutualisations engendreraient des économies qui sont estimées à un total de près de 10 milliards d'euros en dix ans. Si l'on nous annonçait aujourd'hui 10 milliards d'euros d'économie sur dix ans dans un domaine, nous nous en réjouirions. Cela n'est qu'une part de ce qui pourrait être fait en commun.

On a parlé des gros porteurs Antonov dont la location coûte très cher, car une intervention ne se prévoit pas à l'avance, mais se décide rapidement, et qui sont indispensables car ils ont des capacités quatre fois supérieures aux Airbus A400M. La rareté fait le prix, on le sait tous. Il n'est pas indispensable d'en fabriquer de nouveaux, mais il faudrait en acheter pour en disposer de façon partagée pour intervenir lors d'un tremblement de terre ou d'une opération décidée par le chef de l'État. Si chaque pays doit acheter ses Antonov, cela ne va pas marcher compte tenu de leur coût très élevé.

Il faut partager ces programmes. À l'heure actuelle, cela ne peut pas se faire en amputant la capacité de décision stratégique de chacun. Il faut concevoir un modèle qui permette de disposer d'un « magasin mutuel », avec des entrées différentes car certains pays n'interviendront jamais sur des théâtres extérieurs. Cela éviterait qu'il y ait vingt-huit lois de programmation militaire, indépendantes ou quasiment indépendantes les unes des autres. Compte tenu de ces économies de mutualisation, nos budgets militaires n'auraient pas forcément à augmenter. S'équiper chacun n'est d'ailleurs pas crédible budgétairement.

Il y a également un aspect citoyen. Je n'ai fait ni l'ENA ni Polytechnique, mais j'entends parler les gens. Ils ne sont pas contre nos interventions et sont plutôt fiers de l'armée française. Mais en même temps, ils constatent qu'on est toujours tout seuls. L'Europe ne sert à rien à leurs yeux. On s'étonne du manque de crédibilité de l'Europe, mais elle se rend non crédible en ne partageant rien, conduisant la France à assumer seule.

Ce sentiment que l'Europe ne remplit pas ses missions conduit à la dégradation progressive de l'image de l'Europe. On a évoqué ce matin la fiscalité. L'absence d'harmonisation est dévastatrice en France sur le plan de notre légitimité en tant qu'hommes ou femmes politiques à régler les problèmes. Cela nous est reproché. La situation est la même dans le domaine de la défense. Je terminerai avec un point qui n'est pas dans le rapport et auquel Nicole Bricq a fait référence. Mon sentiment est qu'au moment de la rupture de la fin du bloc soviétique, on n'a pas mesuré l'état d'esprit des nouveaux États dont la première obsession a été immédiatement de se mettre sous le bouclier américain. Ils avaient peur de toute forme de solidarité interne, des systèmes sociaux organisés, car le communisme les avait menés à une telle impasse qu'ils se méfiaient de toute coopération. Ils reviennent en arrière maintenant là-dessus. Mais ils ont le souvenir de ce qui s'est passé en Hongrie et en Tchécoslovaquie et craignent toujours les Russes.

Mme Nicole Bricq . - Les frontières ont été mouvantes !

M. Yves Krattinger , rapporteur spécial . - L'interrogation des années à venir est là ! Les Américains redevenant autonomes, exportateurs sur le plan des hydrocarbures, ne porteront pas la même attention au Moyen-Orient. La réorientation que le Président Obama opère dans les partenariats du Pacifique, considérant que le monde du XXI e siècle se construit là-bas, nous met nous, Européens, en face d'un questionnement sur le plan tant de notre organisation, que du partenariat oriental que Nicole Bricq évoquait. Si l'on fait défaut là-dessus, notre nanisme politique apparaîtra encore plus clairement sur la scène internationale.

M. Dominique de Legge , rapporteur spécial . - Pour tenter de répondre à la question du Président Marini, à peu près 25 % du surcoût OPEX correspond à de l'externalisation. On le précisera dans le rapport. En écho à ce qu'a dit François Trucy, il est vrai que la question de l'externalisation est d'autant plus sensible en OPEX. Un exemple m'a frappé : lorsque nous sommes allés à Gao, on nous a expliqué que la chaleur extrême empêchait certains équipements de fonctionner. Cela n'est pas prévu lorsque l'on est sur le territoire français. Il faut donc garder en tête qu'en opération, on tombe sur des situations dégradées et des situations imprévues, dont la solution ne se trouve pas sur les étagères du marché à bons de commande du ministère de la défense.

Sur la question européenne, je ne suis pas un spécialiste, mais il faut être très pragmatique. Pourquoi voudriez-vous que des pays qui aujourd'hui ne dépensent pas d'argent pour leur défense aient envie d'aller demain engager une dépense au motif que nous, patrie des droits de l'Homme, avons le souci de garder notre armée.

La question qui nous est posée est celle de notre statut par rapport aux autres pays européens lorsque nous intervenons. Dans une certaine mesure, nous sommes leur sous-traitant. Ils sont tellement contents de donner leur bénédiction et de ne pas payer. Au fond, il est très facile pour eux de dire : « la France s'en occupe, on n'a pas à s'en mêler ». Il n'y aura d'Europe de la défense que s'il y a une véritable Europe diplomatique et je ne suis pas certain que celle-ci à vingt-huit va être très opérante. Regardons le processus de décision pour entrer en opération en Allemagne. Il est complètement différent du nôtre puisqu'ils sont obligés de passer devant leur Parlement alors que la Constitution de la V e république permet au président de la République de prendre cette décision.

M. Jean Germain . - Nous n'avons pas le même passé !

M. Dominique de Legge , rapporteur spécial . - Ce n'est pas un jugement de valeur ou historique, c'est un constat. Il faut que nous soyons conscients que, bien évidemment, l'Europe peut être une réponse au problème que nous rencontrons, mais le préalable est de mettre en place une Europe diplomatique et sans doute de revoir le rapport que tous les pays ont avec leur armée et leur volonté de peser diplomatiquement sur la place internationale.

La commission a donné acte de leur communication à MM. Dominique de Legge et Yves Krattinger, rapporteurs spéciaux, et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information.

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