III. DÉVELOPPER LA COOPÉRATION ET LA MUTUALISATION EUROPÉENNE
La coopération militaire européenne, constamment invoquée comme remède aux lacunes capacitaires des États membres et aux contraintes s'exerçant sur leurs dépenses militaires, suscite un légitime scepticisme eu égard aux difficultés politiques auxquelles elle se heurte.
Elle n'en reste pas moins incontournable, les États européens faisant face à des menaces et à des contraintes financières similaires.
Des progrès, lents mais réels, ont été accomplis et tracent la voie qui, contrairement à la seule externalisation, permettra à la France d'échapper à l'aporie de contraintes budgétaires incompatibles avec ses ambitions militaires.
Le pragmatisme est de mise en la matière. Comme l'ont déjà expliqué nos collègues Daniel Reiner, Jacques Gautier, André Vallini et Xavier Pintat, dans leur rapport Pour en finir avec l' « Europe de la défense » fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat : « À défaut d'une capacité propre, qui pourrait apparaître comme un voeu pieu, on pourrait au moins concevoir un `droit de tirage' sur les capacités européennes existantes ou en cours d'acquisition. »
Faute d'une véritable politique étrangère commune et unique, il importe dès à présent de partager la pénurie avec ceux de nos partenaires qui le souhaitent et ne pas attendre la mise en place d'une armée européenne, pour l'instant utopique.
Si la mutualisation à vingt-huit semble très difficile à mettre en oeuvre, des démarches réalisées dans un cadre plus restreint, entre quelques partenaires, avec une forte implication politique et des scénarios d'emploi communs, ont été des succès.
L'Agence européenne de défense (AED), créée en juillet 2004 pour favoriser la coopération européenne, constitue le cadre privilégié du développement de tels programmes de coopération, qu'elle a d'ailleurs pour vocation de rechercher, de préparer et d'impulser des programmes en coopération. Face risques induits par les réductions des budgets militaires, l'AED a décidé, en 2010, de mettre l'accent sur la mutualisation et le partage des capacités (« pooling and sharing » 10 ( * ) ).
Le principal dispositif de partage de capacité militaire mis en place en Europe est Commandement européen de transport aérien (EATC - European Air Transport Command ). Le principe est de mettre à la disposition d'un commandement européen unique une flotte d'avions de transport appartenant aux pays participants. Un C-160 Transall allemand peut ainsi être mobilisé pour emporter du fret français, même dans le cadre d'une opération à laquelle ne participe pas l'Allemagne.
Le Commandement européen de transport aérien (EATC) Le Commandement européen de transport aérien (EATC - European Air Transport Command) a été inauguré le 1 er septembre 2010. Ce commandement basé à Eindhoven, aux Pays-Bas, permet aux armées participantes (allemande, belge, française, hollandaise, rejoints par le Luxembourg et l'Espagne) de partager leurs moyens de transport aériens. Les avions des différents pays répondent de l'autorité de l'EATC, et non de leur commandement national. Cependant les États sont autorisés à utiliser leurs avions pour des missions particulières (évacuation de ressortissants, mission spéciale...) Le fonctionnement peut être comparé à un covoiturage. Par exemple, lorsqu'un avion français se rend en Afghanistan, il peut revenir avec des soldats allemands, ce qui évite un voyage à vide. L'objectif principal est de réaliser des économies. Outre le besoin de transport de chaque nation engagée, cette structure permet également de répondre à celui des opérations militaires de l'Union Européenne ou de l'OTAN. L'EATC bénéficie de tout ou partie des flottes de transport des nations engagées. La participation est ouverte à d'autres nations européennes. Le commandement est assuré de manière tournante. Source : ministère de la défense |
Ainsi, lors de l'opération Unified protector en Libye, toutes les nations EATC ont participé au soutien de la mission, même s'ils ne participaient pas à la mission directement. 347 missions ont ainsi été coordonnées par l'EATC, dont 249 assurées par la France, 56 par la Belgique, 29 par l'Allemagne et 13 par les Pays-Bas, qui ont permis de transporter 12 400 passagers, 3 500 tonnes de cargo et ont représenté 3 846 heures de vols. Dans le cadre des missions Serval et AFISMA 11 ( * ) au Mali, 207 missions ont été assurées, pour 33 272 passagers et 2 410 tonnes de fret.
Suivant une démarche identique, il est prévu la mise en place, d'ici 2020, d'une capacité européenne commune d'avions MRTT. S'inspirant du succès de l'EATC, la France a signé le 19 novembre 2012, aux côtés de la Belgique, de l'Espagne, de la Grèce, de la Hongrie, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Pologne, du Portugal et de la Norvège 12 ( * ) , une lettre d'intention afin de lancer une coopération européenne dans ce domaine où les pays européens souffrent d'un déficit capacitaire significatif.
Le ministère de la défense indique que les signataires se sont engagés à faire « l'acquisition » ou à utiliser « en commun une flotte d'aéronefs destinée à répondre au besoin de ravitaillement en vol des Européens ». La participation de certains pays pourrait consister en une simple location d'avions ravitailleurs, faute de pouvoir en acheter.
Le projet prévoit dans un premier temps de mutualiser les moyens existants, chaque pays disposant d'un droit de tirage sur le ravitaillement en vol fourni par les autres, avant, dans un second temps, de lancer un programme d'acquisitions.
Les accords de Lancaster House conclus entre la France et le Royaume-Uni se fondent également sur la nécessité de développer coopération et mutualisation afin que les deux principales puissances militaires d'Europe puissent préserver leurs capacités malgré un contexte budgétaire très défavorable. Ces accords prévoient notamment la conduite commune de nombreux programmes d'armement, une coopération dans le domaine du nucléaire militaire et la mise en place, d'ici 2016, d'une force expéditionnaire commune interarmées.
Ce type de démarche est un des moyens essentiels pour préserver et développer les capacités militaires françaises et européennes. Cependant, la mutualisation des capacités militaires pose à la France des questions spécifiques compte tenu de son statut revendiqué de puissance militaire complète, stratégiquement autonome, et de puissance nucléaire. La mutualisation trouve ses limites quand est en jeu la souveraineté nationale, en particulier en matière de dissuasion nucléaire.
* 10 Le pooling consiste à mettre à disposition des partenaires de l'accord des moyens dont le pays fournisseur conserve le contrôle opérationnel. Le sharing implique que les moyens soient mis en commun entre les différents partenaires, qui perdent dès lors une partie de leur indépendance.
* 11 Af rican-led International Support Mission.
* 12 Bien que non membre de l'Union européenne, la Norvège a établi une coopération avec l'AED.