N° 669

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2013-2014

Enregistré à la Présidence du Sénat le 1 er juillet 2014

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la perspective européenne du Monténégro ,

Par M. Simon SUTOUR,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Simon Sutour, président ; MM.  Alain Bertrand, Michel Billout, Jean Bizet, Mme Bernadette Bourzai, M. Jean-Paul Emorine, Mme Fabienne Keller, M. Philippe Leroy, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Georges Patient, Roland Ries, vice-présidents ; MM. Christophe Béchu, André Gattolin, Richard Yung, secrétaires ; MM. Nicolas Alfonsi, Dominique Bailly, Pierre Bernard-Reymond, Éric Bocquet, Mme Françoise Boog, Yannick Botrel, Gérard César, Mme Karine Claireaux, MM. Robert del Picchia, Michel Delebarre, Yann Gaillard, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Joël Guerriau, Jean-François Humbert, Mme Sophie Joissains, MM. Jean-René Lecerf, Jean-Jacques Lozach, Mme Colette Mélot, MM. Aymeri de Montesquiou, Bernard Piras, Alain Richard, Mme Catherine Tasca.

AVANT-PROPOS

Indépendant depuis 2006, le Monténégro s'est vu reconnaître le statut de candidat à l'adhésion à l'Union européenne en décembre 2010. Les négociations se sont ouvertes un an et demi plus tard et mettent en avant conformément à la nouvelle approche promue par l'Union européenne les questions relatives à l'État de droit et au fonctionnement de la justice. Si le Monténégro a été relativement épargné par les guerres de sécession qui ont déchiré l'ancienne Yougoslavie au cours des années quatre-vingt-dix, il reste aux plans juridique et économique un pays en transition vers les standards européens. S'il donne l'image d'un pays résolument tourné vers un avenir euro-atlantique, celui-ci suscite encore des réserves au sein de l'opinion publique qui semble crispée sur la question de son identité, huit ans après la séparation d'avec la Serbie.

La question de l'adhésion à l'Union européenne mais aussi à l'OTAN n'est par ailleurs pas anodine au sein d'un pays dont le premier partenaire économique reste la Russie. La crise ukrainienne n'est ainsi pas sans incidence sur la scène politique monténégrine alors que le gouvernement a opté pour un discours de fermeté à l'égard de Moscou.

C'est à l'aune de ces événements, que le président de la commission des affaires européennes s'est rendu au Monténégro du 27 au 30 mai 2014, à l'invitation de son homologue du Parlement monténégrin, M. Slaven Radunoviæ. Ce rapport tire les enseignements des entretiens organisés sur place.

Le Monténégro en quelques chiffres

Superficie : 13 812 km 2

Population : 620029 habitants

Densité : 44,9 habitants au km 2

PIB (2013) : 3 milliards d'euros

Part des principaux secteurs d'activités dans le PIB (2010) :

- Agriculture : 10 %

- Industrie : 20,1 %

- Services : 69,9 % (dont tourisme 15 %)

PIB par habitant en SPA (2013) : 4 838 euros 1 ( * )

Taux de croissance (2013) : 3,5 %

Solde budgétaire (2013) : - 3,9 % du PIB

Taux d'endettement (2013) : 73 % du PIB

Taux d'inflation (2013) : 2,1 %

Taux de chômage (2013) : 15 %

I. UNE JEUNE DÉMOCRATIE FRAGILISÉE PAR LA CRISE ÉCONOMIQUE

L'indépendance du Monténégro, acquise en 2006, ne tire pas directement parti de conditions géographiques, démographiques ou ethniques spécifiques. Petit territoire (13 812 km²), le Monténégro est, en effet, avec 620 000 habitants, moins peuplé que la province autonome serbe de Voïvodine. La réalité d'un groupe ethnique monténégrin est également sujette à caution.

Lors de leur conquête des territoires balkaniques au VII ème siècle, les Serbes s'installèrent dans une vaste région qui s'étend de l'actuelle Belgrade aux côtes de l'Adriatique. Les victoires ottomanes de la fin du XIV ème siècle séparent Serbes du nord placés sous domination directe de la Sublime Porte et Serbes du sud, protégés par le relief montagneux (massif du Durmitor). Isolés autour de Cetinje, au pied du mont Lovtchen, et placés au XV ème siècle sous suzeraineté théorique des Turcs, les Serbes mettent progressivement en place une théocratie élective, destinée à fédérer les trente tribus qui peuplent la région. Le XVIII ème siècle est marqué par l'établissement d'un pouvoir central fort et moderne, autour de la dynastie des Njego. Pierre I er , dont le règne s'étend de 1782 à 1830, promeut ainsi une assemblée représentative et une organisation judiciaire codifiée et novatrice. Sa politique étrangère est fondée sur la poursuite de l'alliance poussée avec la Russie et la lutte contre Istanbul, obtenant des Ottomans une reconnaissance de l'indépendance de son territoire en 1799. Le développement du pays, reconnu par la France et l'Autriche et dont le régime est désormais laïc, est poursuivi par ses successeurs Pierre II et Nicolas Ier. Ce dernier obtient du Congrès de Berlin de 1878 la reconnaissance internationale de sa principauté et des extensions territoriales au Nord, à l'Est (annexion de Podgorica) et au Sud (ports d'Antivari et Dulcigno). Le Monténégro est officiellement érigé en royaume en 1910. Allié aux Serbes dans les guerres balkaniques, son territoire est envahi par l'armée autrichienne en 1915, puis intégré au Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes (rebaptisé royaume de Yougoslavie en 1929) créé à l'issue du premier conflit mondial, sans autre forme de reconnaissance. Parenthèse faite du régime fantoche mis en place par les Italiens en 1941, le Monténégro ne retrouve son autonomie qu'en 1945, date à laquelle il devient une des six Républiques fondatrices de la Yougoslavie titiste.

La spécificité monténégrine tient, de fait, plus à son autonomie préservée contre l'envahisseur (les Monténégrins sont alliés des Russes lors des guerres d'Illyrie contre les armées napoléoniennes) et au développement concomitant de structures politiques, économiques et juridiques propres, qu'à des critères ethniques ou culturels. Le XIX ème siècle a, par ailleurs, légitimé le décalage entre la taille de ce territoire et son poids sur la scène internationale. Cet orgueil national fut en 2006 un des arguments importants du courant indépendantiste.

L'opposition frontale de certains membres du gouvernement monténégrin au régime de Slobodan Miloeviæ après les accords de Dayton en 1995 a réveillé le sentiment patriotique, permettant d'ériger le Monténégro en contre-exemple d'une Serbie jugée ultra-nationaliste et nostalgique, embourbée dans le conflit au Kosovo. Cette option largement autonomiste a été légitimée par la communauté internationale au travers des aides financières étrangères accordées durant la guerre au Kosovo en 1999.

L'accord de Belgrade du 14 mars 2002, conclu sous les auspices de l'Union Européenne, prévoit le remplacement de la République Fédérale de Yougoslavie, réduite à un binôme Serbie-Monténégro, par un État Commun, garant de l'autonomie de chacun des membres et interlocuteur privilégié en vue dans un premier temps de la signature d'un Accord de Stabilisation et d'Association, prélude à l'intégration européenne. La communauté d'États est instaurée pour trois ans. À l'expiration de ce moratoire, le gouvernement de Milo Djukanoviæ, homme fort du pays depuis 1991, organise un référendum qui débouche sur l'indépendance du Monténégro, 55,5 % des électeurs s'étant déclarés favorables à la séparation d'avec la Serbie. L'indépendance est officiellement proclamée le 3 juin 2006, le Monténégro étant admis à l'ONU le 28 juin suivant.

A. VERS UNE RECONFIGURATION DE LA SCÈNE POLITIQUE ?

1. Un paysage politique figé depuis l'indépendance

Le paysage politique monténégrin est marqué depuis 1991 par une très grande stabilité et l'hégémonie du parti démocratique des socialistes (DPS) de Milo Djukanoviæ, nommé pour la sixième fois Premier ministre à l'issue des élections législatives anticipées du 14 octobre 2012. L'ancien Premier ministre, M. Igor Lukiæ, a été, quant à lui, nommé vice-Premier ministre, en charge notamment de l'intégration européenne. Le président de la République, Filip Vujanoviæ, également issu du DPS, a été réélu au premier tour des élections organisées le 7 avril 2013. Il s'agit de son troisième mandat consécutif. Si la Constitution ne prévoit que deux mandats successifs, des juristes ont estimé que le premier mandat de M. Vujanoviæ avait débuté en 2003, date à laquelle le Monténégro n'était pas encore indépendant, et rendu ainsi possible sa candidature.

Cette permanence à la tête de l'État et du gouvernement ne saurait occulter une tendance au renouvellement de la classe politique. Les dernières élections législatives n'ont, ainsi, pas permis au DPS et à ses alliés - le parti social démocratique (SDP) de M. Ranko Krivokapiæ, président du Parlement et le parti libéral (LP)- d'obtenir la majorité absolue au Parlement qui comprend 81 sièges. La coalition gouvernementale doit de fait s'appuyer sur les représentants des minorités albanaise, bosniaque et croate. Dans le même temps, l'opposition jusque-là incarnée par le parti du peuple socialiste (SPS), mouvement pro-serbe, s'est pour partie recomposée avec la réunion de plusieurs petites formations également pro-serbe au sein du Front démocratique de M. Miodrag Lekiæ, ancien ministre des affaires étrangères et enseignant à l'université La Sapienza de Rome, et l'émergence du mouvement pro européen « Monténégro positif ». Cette reconfiguration de l'opposition s'est traduite jusqu'au 1 er juin 2013 par un boycott par le Front démocratique des travaux parlementaires. Cette pratique, dénoncée par l'Union européenne, masque les difficultés d'une opposition divisée à proposer un programme ambitieux pour le pays.

2. Vers un renversement d'alliance ?

L'annonce, le 20 février dernier, d'un accord de coalition au niveau local à Podgorica entre le SDP, partenaire du DPS au plan national, et Monténégro positif constitue une nouvelle étape de cette recomposition de la scène politique. Cette alliance, mise ne place dans l'optique des élections municipales du 25 mai 2014, se veut ouverte à tous les acteurs aspirant à l'État de droit et à la promotion des valeurs-euro-atlantiques. La stratégie du SDP reste cependant aléatoire, comme en témoigne son alliance avec le DPS au sein de la ville de Zabljak. Le parti de M. Krivokapiæ est aujourd'hui accusé par le DPS d'être « contre le pouvoir, bien qu'il en fasse partie ». Le SDP avait déjà manifesté son opposition à la troisième candidature de M. Vujanoviæ à la tête de l'État. Le SDP s'est par ailleurs allié le 21 mars au SNP pour voter contre le projet de loi amendant la loi-cadre relative aux élections des députés et conseillers municipaux. Ce texte introduit, à l'initiative du parti Bosniaque, des mesures de discrimination positive en faveur des minorités représentant entre 1,5 et 15 % de la population. Le SDP estime que la discrimination positive n'est pas conforme à la Constitution. Cette formation avait également voté contre deux textes sur la liste électorale unique et le financement des partis politiques. Le DPS a, de son côté, contesté devant la Cour constitutionnelle le dispositif adopté en matière de financement, estimant néfaste à l'emploi l'interdiction des embauches dès la convocation des élections et jusqu'au mois suivant celles-ci. La Cour n'a, pour l'heure, pas encore statué. Ce texte intervient dans un climat particulier, marqué par une affaire d'enregistrements de sessions de travail du comité directeur du DPS et de documents tendant à mettre en avant une politisation et un traitement clientéliste des procédures de recrutement dans le secteur public et un possible trafic d'influence dans la gestion des listes électorales.

Les hésitations du SDP ne sont pas sans conséquence sur le DPS, désormais enclin à se tourner vers les formations pro-serbes. C'est dans ce contexte que le gouvernement souhaite désormais assouplir ses relations avec l'église orthodoxe serbe du Monténégro. Le pouvoir avait favorisé au moment de l'indépendance l'émergence d'une église autocéphale monténégrine, considérée comme un signe fort de la souveraineté du pays. Un contentieux fiscal et des décisions de refus de séjour visant les popes serbes ces dernières années avaient contribué à accentuer l'opposition de l'église orthodoxe serbe au pouvoir. Le DPS peut, en outre, profiter des divisions au sein du Front démocratique sur certaines questions à l'image de l'intégration atlantique. Si Miodrag Lekiæ est favorable à un référendum sur l'adhésion à l'OTAN, le Mouvement pour les changements (PzP) est favorable à cette intégration tandis que NOVA (soit la moitié de l'électorat du FD) privilégie la neutralité militaire. Le SNP s'est montré, de son côté, ouvert à un dialogue avec la majorité, estimant qu'il ne fallait pas bloquer les négociations d'adhésion avec l'Union européenne, sans toutefois envisager une coalition avec le parti majoritaire.

3. Quelle alternative possible ?

Au-delà de cette question des alliances, l'opposition reste, selon certains observateurs, affaiblie par la permanence de la question de la sécession d'avec la Serbie. Cette crispation sur la question de l'identité aurait empêché les formations d'effectuer leur aggiornamento et se constituer en alternative crédible. Elle fige en quelque sorte le clivage né à l'occasion du referendum. Il n'est pas étonnant que la loi sur la citoyenneté et les emblèmes nationaux présentée au parlement au printemps 2013 n'ait, dans ces conditions, jamais pu être votée. La situation semble néanmoins aujourd'hui évoluer à l'aune du rapprochement avec l'Union européenne, même si, pour l'heure, les ONG semblent les plus à même de proposer une réflexion sur les incidences des négociations d'adhésion.

Plus largement, l'intégration européenne devrait, selon certains analystes, déboucher sur la disparition d'une certaine pratique du pouvoir et donc de ceux qui l'incarnent, à l'image du Premier ministre, inquiété par le passé aux plans judiciaire et fiscal, sans toutefois qu'il ne soit condamné.

La question de la corruption n'est, en effet, pas anodine. Les conditions dans lesquelles se sont déroulées les privatisations effectuées au cours des années 2000 n'ont pas été éclaircies. Néanmoins, les ONG, exclusivement dépendantes des financements étrangers faute de législation favorisant les dons, et les médias, peuvent éprouver quelques difficultés à trouver un écho à leur dénonciation dans un pays où le corps électoral semble figé sur ses positions depuis 2006 et rétif au changement porteur d'incertitude voire d'instabilité. Les crises politiques traversées par les pays voisins, Bosnie-Herzégovine ou Macédoine ont, à cet égard, un effet indéniable.

Les élections organisées le 25 mai 2014 au sein de 12 municipalités (sur les 23 que compte le pays) devaient avoir valeur de test pour évaluer l'impact des changements d'alliance. Ces villes concentrent 60 % de la population et sont fragilisées par d'importantes difficultés économiques. Les partis serbes, mais aussi albanais y sont bien implantés. Les résultats tendent à démontrer que la carte électorale n'a en rien été bouleversée, les équilibres mis en place en 2006 ne variant pas considérablement. Le DPS reste le parti majoritaire, même s'il n'obtient jamais la majorité absolue. Ses alliés au Parlement, le SDP et le Parti Bosniaque enregistrent des résultats contrastés. S'il est en situation d'arbitre pour former des coalitions municipales, le SDP subit un recul qui devrait le conduire à relativiser ses exigences au niveau national. Son partenaire, Monténégro positif, n'a pas capitalisé au niveau local son score national. Le parti Bosniaque a lui remporté la ville de Roúaje, au détriment du DPS. La situation de l'opposition est marquée par une progression du SNP et un affaiblissement du Front démocratique.


* 1 Exprimé en standard de pouvoir d'achat, c'est à dire corrigé des effets de change et de prix.

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