C. REPENSER L'ÉCOSYSTÈME DE PRODUCTION DES DONNÉES

La gratuité de la réutilisation des données ouvertes soulève, comme on l'a vu, une difficulté pour certains opérateurs publics qui, jusqu'à présent, finançaient une partie des coûts de production de leurs données au moyen de redevances perçues sur les utilisateurs. Il en va de même pour ceux qui bénéficient, comme la direction de l'information légale et administrative (Dila), d'un monopole sur la diffusion de certaines informations.

Lors du 4 e comité interministériel pour la modernisation de l'action publique 342 ( * ) , le Premier ministre a défini, sur la base du rapport déjà mentionné de M. Mohammed Adnène Trojette, une nouvelle doctrine en la matière.

Il a tout d'abord réaffirmé le principe de gratuité de la réutilisation des données publiques et décidé de ne plus autoriser la création de nouvelles redevances. Il a ensuite supprimé plusieurs d'entre elles, en particulier celles portant sur la réutilisation à des fins commerciales des informations légales diffusées par la Dila. Enfin, il a décliné sa doctrine en matière d'exception au principe de gratuité en trois points :

§ l'absence de toute redevance pour les données résultant des missions de service public des administrations générales ;

§ la possibilité de conserver une redevance destinée à financer les mesures d'anonymisation des données mises en ligne (en cherchant toutefois à en réduire les coûts) ;

§ la non remise en cause, à ce stade, des redevances perçues par des opérateurs dont la mission même est, comme l'IGN ou Météo France, de produire des données. Ces opérateurs sont toutefois invités à conduire une réflexion sur l'évolution de leur modèle économique.

Les principales redevances existantes sont donc conservées pour l'heure, mais leur maintien à terme n'est pas acquis : la question du financement n'est en effet pas encore définitivement tranchée.

Il s'agit là d'une question difficile, parce que les opérateurs concernés accomplissent une mission de souveraineté, dont il convient d'assurer la pérennité. Des garanties doivent donc leur être données en contrepartie des efforts qui leur seront demandés (1). Leur modèle économique doit évoluer, en s'appuyant, autant que possible, sur un nouvel écosystème des données (2).

1. Tirer les conséquences budgétaires du principe de gratuité des données ouvertes : repenser le financement dans la durée de la production de certaines données publiques

La situation de l'IGN illustre parfaitement la triple difficulté à laquelle les opérateurs publics producteurs de données sont aujourd'hui confrontés.

Ils doivent tout d'abord faire face à l'érosion de certaines de leurs recettes propres, indépendantes de toute redevance. Ainsi, comme M. Pascal Berteaud, directeur général de l'IGN, l'a indiqué lors de son audition 343 ( * ) , la vente des cartes papiers ne rapporte plus aujourd'hui à l'établissement qu'il dirige que 30 millions d'euros, contre 45 millions d'euros il y a cinq ans.

Ils se trouvent ensuite concurrencés par de nouveaux acteurs sur les marchés qu'ils dominaient auparavant. Ainsi, M. Berteaud a observé que la seconde révolution d'internet, constituée par l'émergence des terminaux mobiles, ayant donné une composante géographique à la quasi-totalité des données échangées, « tous les secteurs économiques utilisent désormais l'information géographique. Le champ d'activité de l'IGN s'en trouve considérablement étendu, mais il s'y retrouve face à des acteurs tels que Google ou Apple . De surcroît, les technologies d'acquisition automatique de données ont beaucoup progressé : par exemple, l'utilisateur de GPS non seulement reçoit des données, mais également en renvoie automatiquement au fournisseur et ses traces permettent à celui-ci d'améliorer en permanence les données cartographiques. Du coup, les flux s'inversent : nous vendions dans le passé à ce type d'opérateur des mises à jour régulières, ce sont eux désormais qui affinent nos connaissances. Le développement d'outils collaboratifs comme Openstreetmap a fait chuter la valeur marchande des données, parfois divisée par cinq depuis cinq ans sur certaines couches de données ».

Enfin, les opérateurs sont soumis à une demande récurrente de suppression ou de réduction des redevances qu'ils perçoivent, alors même que cette redevance permettait jusqu'à présent de compenser l'érosion de recettes tirées de leurs activités commerciales traditionnelles.

La Dila se trouve en outre confrontée à une difficulté particulière : elle tire l'essentiel de ses ressources propres, non de redevances, mais de la publication d'annonces légales, activité pour laquelle elle bénéficie partiellement d'un monopole (en particulier sur toutes les annonces de marchés publics de niveau européen) 344 ( * ) . Mais cette recette est menacée par l'allègement, voire la disparition, de certaines obligations de publicité légale : la Dila devrait ainsi compenser par une hausse de ses tarifs sur les autres publications, l'exemption accordée 345 ( * ) aux très petites entreprises de dépôt de leurs comptes annuels aux greffes des tribunaux de commerce et de publication au bulletin des annonces civiles et commerciales (BODACC) 346 ( * ) .

Ces difficultés de financement ne sauraient certes contrecarrer une évolution qui semble inéluctable ou souhaitable, selon le cas, mais elles doivent être prises en compte pour organiser intelligemment la transition vers un nouveau modèle économique.

À l'engagement des opérateurs d'avancer résolument vers ce nouveau modèle doit répondre celui de l'État de leur conserver les ressources nécessaires à l'accomplissement de leurs missions.

Votre mission recommande par conséquent de retenir deux principes.

Le premier s'adresse aux opérateurs, qui devront anticiper la réduction de leurs ressources propres ou celle du monopole dont ils bénéficient. Il consiste à s'assurer de la solidité de la ressource dans un environnement concurrentiel.

À cet égard, le choix de favoriser la gratuité des données publiques sape forcément la possibilité pour eux de s'appuyer, pour conserver leurs recettes, sur la vente, sous une forme ou sous une autre, des données qu'ils produisent. Si des services payants associés à la production de ces données peuvent être proposés à leurs destinataires (extractions particulières des données, traitement préalable de celles-ci...), ils ne pourront pas nécessairement constituer une ressource pérenne, puisque, si la base de données est diffusée gratuitement, ils seront soumis à la concurrence des mêmes services proposés par des opérateurs privés.

Le second principe s'adresse à l'État : il doit garantir , le cas échéant, par une subvention budgétaire accrue, le maintien du budget d'exploitation de l'opérateur , à mesure que ses recettes seront rognées par la disparition des redevances ou la suppression du monopole dont il bénéficie. Telle a d'ailleurs été la politique suivie par l'État lorsque la décision a été prise de mettre gratuitement à la disposition de ceux qui assurent une mission de service public 347 ( * ) le référentiel à grande échelle de l'IGN.

Cette garantie ne dispense bien entendu pas d'une réflexion sur le périmètre d'intervention de l'établissement, la rationalisation de sa gestion et la recherche de mutualisation de moyens et de données avec d'autres organismes publics.

Recommandation principale n° 19

Anticiper la réduction des ressources propres actuelles des opérateurs producteurs de données, ou de celles résultant des monopoles légaux dont ils bénéficient. Dans ce but :

- poursuivre le mouvement de rationalisation de leurs coûts de fonctionnement ;

- développer des services complémentaires susceptibles de générer des ressources fiables dans un environnement concurrentiel.

Garantir dans les contrats d'objectifs des administrations et des établissements publics concernés, le maintien des ressources budgétaires nécessaires à la collecte et au traitement des données publiques dont ils ont la charge.

2. Prendre appui sur l'écosystème des données

L'engagement en faveur de la gratuité de l' open data repose sur un double pari : d'une part, que l'État profitera, in fine , des retombées économiques de cette ouverture ; d'autre part, que les opérateurs producteurs ou diffuseurs de données pourront développer, dans ce cadre, de nouvelles activités qui compenseront leurs pertes de recettes.

a) Susciter des travaux sur le potentiel de commercialisation de services à valeur ajoutée par les opérateurs publics

Votre mission a recherché les études scientifiques ou empiriques qui pourraient démontrer la justesse de ce pari. Elle ne peut que constater le caractère très succinct des travaux disponibles. Les démonstrations qui lui ont été présentées reposent avant tout sur des intuitions sensées, mais rarement étayées . C'est pourquoi il lui semble important que de telles études soient effectivement engagées, afin de ne pas s'avancer à l'aveugle sur le chemin de la gratuité.

Recommandation principale n° 20

Promouvoir des recherches de haut niveau sur les retombées de l'ouverture des données publiques, l'appréhension de la valeur ainsi créée et les modalités alternatives de financement de la production, par l'État, de ces données.

b) Rechercher des moyens de financement alternatifs

Au cours de ses travaux, plusieurs pistes, qui lui paraissent mériter attention, ont été présentées à la mission à l'appui du développement de nouveaux modèles économiques appuyés sur l'écosystème des données.

• Tirer parti d'une économie de la gratuité

C'est la première piste qu'a proposée M. Trojette, en évoquant la possibilité de financements coopératifs , pour des opérations ponctuelles de financement de services complémentaires détachables d'une mission de service public.

Il a ainsi pris l'exemple de l'ouverture d'un stock de données qui ne serait plus utilisé par l'administration et qu'il faudrait remettre en forme.

Une autre forme de retour sur investissement pourrait consister en la réutilisation, par la collectivité publique, des informations enrichies par ceux auxquels elles ont été gratuitement remises.

Tel est l'objet des exercices de stimulations inventives, ou hackathon , journées spéciales qui réunissent des programmeurs bénévoles auxquels sont fournis des jeux de données pour qu'ils en fassent un traitement susceptible de les enrichir du point de vue de la collectivité.

Plus largement, l'État pourrait diffuser certaines de ses données sous une licence qui lui garantisse la possibilité de réutiliser les données enrichies par ceux qui les auront traitées.

• Développer l'offre premium

La seconde piste de financement alternatif réside dans une distinction opérée entre l'accès standard aux données et un accès enrichi par des possibilités de traitement ou des services supplémentaires (offre dite " premium ").

M. Berteaud, directeur général de l'IGN, a ainsi défendu devant la mission, l'opportunité de prévoir une tarification progressive, nulle pour les utilisateurs ponctuels ou ceux qui n'en font qu'un usage simple, mais croissante à mesure que les utilisations se multiplient ou qu'elles deviennent plus complexes.

M. Trojette a admis la pertinence d'une telle approche, à la condition qu'elle « ne s'oppose pas à la possibilité d'accéder gratuitement à l'ensemble d'une base de données brutes, qui constitue un bien public informationnel ».

Il a cité comme exemples de tels services supplémentaires tarifés, « un débit accru, un accès anticipé aux ressources, un accès à des traitements supplémentaires, la mise à disposition d'espaces de stockage volumineux, la fréquence de mise à jour de la base de données ou encore la mise en place de hotlines. En ce qui concerne les droits supplémentaires, on peut penser à un droit de réutilisation dans le cadre de licences très permissives ».

• La récupération des externalités positives

La dernière piste évoquée devant la mission est celle d'un financement indirect par la récupération des externalités positives : il s'agirait, pour l'État de percevoir une partie de la valeur ajoutée que la diffusion gratuite des données a permis à certains acteurs de générer.

Le raisonnement est le même que pour la création d'une autoroute : en offrant des facilités de circulation, elle permet le développement économique et donc la perception de recettes fiscales sur l'activité des entreprises qui s'implantent à proximité, ce qui assure le remboursement des investissements consentis pour sa création.

Le concept d'économie de « plateforme » développé par MM. Nicolas Colin et Henri Verdier 348 ( * ) , est articulé autour de cette infrastructure immatérielle constituée par la mise à disposition des données publiques, qui permettrait, par exemple en hébergeant sur un site internet public les différentes réutilisations qui en seraient faites, d'en tirer parti de différentes manières : centralisation des réutilisations, émulation des contributeurs pour la création de services innovants, exploitation du flux des connexions à la plateforme...

En l'état des analyses disponibles ont peut toutefois s'interroger sur la récupération de ces externalités positives : sont-elles susceptibles d'avoir des retombées fiscales ? Comment l'État pourrait-il exploiter le flux des connexions sur sa plateforme, alors que nombre des procédés de valorisation propres aux entreprises privées (en particulier, l'exploitation des données personnelles des internautes, ou l'usage de la publicité) lui sont fermés ?

Recommandation principale n° 21

Réfléchir aux moyens de faire bénéficier la collectivité du nouvel écosystème créé par l'ouverture et la gratuité de leur réutilisation, dans trois directions :

- le recours aux financements et aux enrichissements de contenu coopératifs ;

- le développement de services ou de modes d'accès premium , soumis à tarification, à la condition toutefois que l'accès standard aux données demeure gratuit ;

- l'exploitation des retombées positives générées par l'infrastructure d'ouverture des données publiques.


* 342 Réuni le 18 décembre 2013.

* 343 Le compte rendu de l'audition du 27 février 2014 est reproduit dans le tome II.

* 344 Le directeur de la Dila, M. Xavier Patier, a ainsi présenté le modèle économique de sa direction : « notre chiffre d'affaires est d'environ 200 millions d'euros hors taxe. Il est constitué à plus de 80 %, 90 % par les bénéfices tirés d'un type particulier de publicité, celle des annonces des marchés publics et des annonces civiles et commerciales, auxquels s'ajoute la vente de produits déficitaires, comme le Journal officiel en version papier dont le coût de production est devenu très supérieur au prix de vente. Les fortes marges que nous faisons sur la publicité financent le développement de services gratuits comme le renseignement administratif par téléphone, qui ne sont pas financés par l'impôt. Les publications de la Documentation française sont également déficitaires ».

* 345 Cette exemption qui devrait être introduite par l'ordonnance prévue à l'article premier de la loi n° 2014-1 du 2 janvier 2014 habilitant le Gouvernement à simplifier et sécuriser la vie des entreprises.

* 346 Cf ., sur ce point, l'analyse de notre collègue Philippe Dominati dans le rapport général n° 156 (2013-2014), fait au nom de la commission des finances, sur le budget annexe « Publications officielles et information administrative », p. 22 et s. (disponible à l'adresse suivante : www.senat.fr/commission/fin/pjlf2014/np/np80/np80_mono.html).

* 347 Cette gratuité a été compensée, en 2011, par une augmentation de 4,2 millions d'euros de la subvention pour charge de service public versée à l'institut.

* 348 Cf. Nicolas Colin, Henri Verdier, L'âge de la multitude: Entreprendre et gouverner après la révolution numérique , Armand Colin, 2012.

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