CONTRIBUTION DE MME MARIE-HÉLÈNE DES ESGAULX, PRÉSIDENTE DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

Les travaux de la commission d'enquête ont permis tout d'abord une réponse aux six questions soulevées lors de sa constitution. Les auditions ont permis à la commission de s'interroger non seulement sur le coût du contrat signé par l'État mais aussi plus encore sur l'équilibre général du contrat. Il en ressort certaines réflexions et critiques sur un contrat indiscutablement exceptionnel. Enfin la commission s'est saisie de la décision de suspension de l'écotaxe prise dans l'urgence et partant mal préparée à tout le moins par rapport au contrat.

I. RÉPONSES AUX SIX QUESTIONS POSÉES DES LE DÉPART.

Pourquoi avoir privatisé totalement cette nouvelle taxe, de la conception à l'encaissement ?

Il n'est tout d'abord pas tout à fait exact de parler de « privatisation totale » de la taxe. L'État a certes confié à un consortium privé des missions de conception, de réalisation et d'exploitation d'un dispositif automatisé de collecte de la taxe, mais il serait faux d'affirmer qu'il s'est retiré totalement de la gestion et du suivi de l'écotaxe.

Tout d'abord, conformément à un avis du Conseil d'État de 2007, l'État conserve les missions de recouvrement forcé de la taxe pour lesquelles il doit être recouru à la force publique. Ce point est important puisque les services des douanes restent centraux dans la mise en oeuvre de la politique de répression de la fraude.

Ensuite, l'État assure un contrôle permanent de l'action d'Écomouv', qui est soumis à des exigences de performances particulièrement strictes. Les objectifs de performance sont sanctionnés par des pénalités financières qui prennent la forme d'un bonus/malus.

Au surplus, Écomouv' est tenu de transmettre ou de mettre à disposition des services des douanes l'ensemble de ses données. Le service taxe poids lourds de la douane, implanté à Metz, à quelques kilomètres du centre de traitement d'Écomouv', est chargé de l'exploitation et du contrôle de ces données.

Pourquoi confier le recouvrement d'une taxe à une société privée Écomouv', une première en France ?

Le recouvrement d'une taxe dans le cadre d'un partenariat public-privé (PPP) est effectivement une première en France. Il s'agit d'un PPP technologique, beaucoup plus délicat à mener que les traditionnels PPP d'infrastructures ou de bâtiments. Par sa complexité, il est, à bien des égards, hors normes.

L'opportunité de recourir à un contrat de partenariat a fait l'objet d'un examen attentif de la part de la commission d'enquête. Il ressort de ses auditions que l'administration ne disposait pas des capacités de mener seule un tel projet. Le recours à des partenaires privés s'est dès lors imposé comme une évidence qui n'a jamais été contesté par les personnes entendues par la commission d'enquête.

Le choix devait alors être fait entre une maîtrise d'ouvrage publique (MOP) ou un contrat de partenariat. La première a été écartée pour plusieurs raisons : elle ne coûtait pas sensiblement moins cher ; elle ne permettait pas de reporter vers le prestataire privé une part importante des risques ; elle emportait des coûts de coordination substantiels pour la personne publique ; elle obligeait l'État à financer la conception et la construction du dispositif avant qu'il ne soit opérationnel, c'est-à-dire avant de percevoir l'impôt.

En conséquence, le recours à un contrat de partenariat est apparu comme la seule solution rationnelle pour l'État.

Sans remettre en cause ce constat, certains experts ont estimé que l'exploitation du dispositif aurait pu relever de la personne publique et non du prestataire privé. Les services de l'État ont toutefois contesté cette affirmation en arguant du fait qu'il est plus vertueux de faire exploiter le dispositif par celui qui l'a construit afin d'éviter notamment tout « renvoi de responsabilité » et d'inutiles coûts de coordination.

Le système français est en réalité très proche de celui en oeuvre en Allemagne depuis 2005 (recours à un PPP, délégation de l'exploitation au prestataire privé, contrôles manuels et recouvrement forcé réalisés par le Gouvernement fédéral).

Qui se cache derrière l'actionnariat de cette société italienne qui a gagné l'appel d'offres ?

Le consortium Écomouv' est une société de droit français dont le siège social est établi à Paris. Ses actionnaires sont une société italienne, Autostrade per l'Italia (70 %), mais aussi quatre sociétés françaises, Thales (11 %), SNCF (10 %), SFR (6 %) et Steria (3 %).

Autostrade per l'Italia est un gestionnaire d'autoroutes - tout comme l'est la Sanef, son principal concurrent lors de l'appel d'offres - dont l'actionnariat est détenu à 100 % par la société Atlantia (également spécialisée dans la gestion des autoroutes), elle-même contrôlée in fine par la famille Benetton au travers de deux structures holding (Sintoria et Edizione).

Les partenaires français d'Autostrade per l'Italia sont des spécialistes reconnus dans leur domaine et sont également les sous-traitants d'Écomouv'. Par exemple, Thales a conçu l'ensemble du système de contrôle automatique (les portiques notamment).

Pourquoi, ensuite, avoir offert une rémunération fixe, colossale, et pas un pourcentage des recettes ?

La rémunération du prestataire est, pour l'essentiel, fixe. Elle comprend aussi une part variable qui dépend du nombre d'opérations réalisées par Écomouv', en fonction notamment de l'intensité du trafic.

La rémunération totale est également modulée par des critères de performances sanctionnés par un système de bonus/malus. Enfin, le prestataire peut se voir infliger diverses pénalités financières en cas de non-respect de ses engagements contractuels.

Dans le cadre d'un PPP, la rémunération doit couvrir les coûts du prestataire privé et lui assurer un bénéfice raisonnable. Or, une rémunération calculée en pourcentage du produit de la taxe comporte le risque soit de ne pas assurer la couverture de l'ensemble des coûts (et donc de fragiliser la conduite du projet), soit, au contraire, de faire augmenter sans raison valable le bénéfice du partenaire privé.

Quant à l'affirmation selon laquelle la rémunération fixe est colossale, elle doit être relativisée ( cf. infra ).

Pourquoi l'État s'engage à verser 250 millions d'euros par an ?

Dans le cadre du contrat signé avec Écomouv', l'État s'est engagé à lui verser une rémunération - les loyers - à compter de la mise à disposition du dispositif de collecte. Cette somme comprend à la fois une part fixe et une part variable. La rémunération du prestataire privé sera donc amenée à varier d'un trimestre sur l'autre.

Plusieurs estimations ont pu être réalisées sur le montant moyen versé chaque trimestre. Les services du ministère de l'écologie ont ainsi calculé que la redevance devrait s'élever à 52 millions d'euros par trimestre hors taxes, soit 250 millions d'euros par an TVA comprise. En effet, sur cette somme, environ 40 millions d'euros correspondent à la TVA qui revient à l'État. Le coût net pour l'État est donc plus proche de 210 millions d'euros.

La rémunération permet de couvrir les coûts d'investissement et de fonctionnement du dispositif de collecte, mais aussi les frais financiers. Il assure également un bénéfice raisonnable à l'exploitant.

Il est certes apparu que le taux de retour sur investissement de ce projet, pour les actionnaires d'Écomouv', est supérieur à celui habituellement constaté pour d'autres PPP (15,5 % au lieu de 10 % à 12 %). Le PPP écotaxe est toutefois plus innovant et plus complexe et se caractérise par un important transfert de risques vers le prestataire privé, qui doit en particulier garantir le paiement à l'État de toute taxe facturée (qu'elle ait été effectivement recouvrée ou non).

Il faut également rappeler que l'offre retenue par l'État était à la fois la moins chère mais aussi la mieux classée d'un point de vue technologique. Sur le seul critère du coût, elle était clairement mieux placée que celles des deux autres concurrents.

Les comparaisons avec d'autres PPP ou même avec des PPP d'écotaxe conduits à l'étranger sont soumises à des limites méthodologiques. Le critère de comparaison le plus pertinent est celui du coût de perception rapporté au véhicule par kilomètre. Pour la France, ce ratio serait de 2,3 centimes d'euro pour une fourchette européenne comprise entre 2 et 3 centimes d'euro.

Au total, il est possible d'affirmer que la somme acquittée par l'État n'est pas excessive au regard des exigences qu'il a imposées au prestataire privé. La rémunération est en grande partie la traduction de ce transfert de risques.

L'appel d'offres a-t-il été fait selon les règles ?

Aux termes de ses investigations et de l'étude des très nombreux documents qui lui ont été transmis, la commission d'enquête n'a relevé aucun élément qui permettrait d'affirmer que l'appel d'offres ne se serait pas déroulé selon les règles en vigueur.

Il faut également rappeler que le Conseil d'État s'est prononcé sur la procédure d'appel d'offres et qu'il a débouté le requérant de sa demande d'annulation.

II. ANALYSE FINANCIÈRE DU CONTRAT DE PARTENARIAT

La somme des loyers prévus au contrat ressort au maximum à 3 246 millions d'euros soit pour une durée d'exploitation de 11,5 années. Il est à noter que les loyers peuvent faire l'objet de modulations. En effet ils comprennent une part variable en fonction de l'intensité du trafic et la rémunération du prestataire est soumise à des objectifs de performance sanctionnés par un système de bonus ou de malus. Le contrat prévoit également des pénalités quand les engagements ne sont pas tenus notamment en cas de retard.

La rentabilité est importante aux termes du contrat pour le prestataire. La société Écomouv' est financée pour 20 % par des fonds propres amenés par les actionnaires et pour 80 % par de la dette bancaire. Le taux de retour sur investissement (TRI) qui mesure la rémunération des fonds propres est ainsi de 15,5 % alors qu'il est plutôt de 10 % à 12 % dans les autres PPP.

Malgré son montant l'offre retenue était cependant la moins coûteuse pour l'État, précision faite que le critère du coût était pondéré à 25 % et la qualité technique à 30 %. À aucun moment il n'a été envisagé de déclarer l'appel d'offres infructueux puisque trois candidats ont remis une offre finale et que le dialogue compétitif a permis de faire baisser les coûts.

Il est certain que le caractère hors normes du projet limite toute possibilité de comparaison réelle notamment en matière internationale. Le système français est le seul interopérable et tous les pays n'ont pas adopté la solution satellitaire. Le recours à un ratio coût de perception par véhicule au kilomètre permet néanmoins de lisser ces différences. On arrive en Europe à des fourchettes de 2 à 3 centimes. La France se situerait à 2,3 centimes. Il faut toutefois noter que les coûts à la charge de la personne publique en dehors du contrat ne sont pas comptabilisés. La collecte de l'écotaxe nécessite l'intervention d'agents des douanes. L'État français a dû investir dans des dépenses d'immobilier pour les services de la douane à Metz et dans la formation de personnels.

La rémunération doit être regardée aussi en fonction du transfert de responsabilité assumé par l'État. Les tableaux de l'évaluation préalable comme ceux de la notice de présentation du projet montrent que les responsabilités transférées à Écomouv' sont nombreuses et parfois complexes. L'article 5 du contrat stipule que le titulaire assume l'intégralité des risques liés au financement, à la conception, à la réalisation, à l'exploitation, à l'entretien et à la maintenance de l'ensemble des biens composant le dispositif... L'externalisation poussée est apparue à l'administration comme la seule manière d'aboutir à un système cohérent de responsabilités.

III. REFLEXIONS ET CRITIQUES

Si la commission d'enquête n'a relevé aucun fait d'une particulière gravité, la gestion du projet et la mise en place du dispositif de collecte appellent néanmoins quelques réflexions et critiques.

Tout d'abord, il est apparu devant la commission d'enquête que le changement conceptuel opéré par la mise en place de l'écotaxe poids lourds n'a pas été vraiment pris en compte tant par les ministres que par les services de l'administration.

D'un côté, l'écotaxe devait être la première pierre d'une fiscalité écologique innovante promue par le Grenelle de leEnvironnement. De l'autre, les autorités politiques successives ont surtout souhaité que la taxe rapporte un milliard d'euros pour le financement des infrastructures de transport.

Le second objectif l'a donc emporté sur le premier avec pour conséquence d'enserrer l'écotaxe dans le cadre de la fiscalité douanière, qui est particulièrement rigide.

Dès lors, l'État a eu le souci de la perfection allant parfois au-delà des exigences européennes. À cet égard, la mise en service de l'écotaxe a été retardée pour que le système soit totalement opérationnel. À l'inverse, en 2005, l'Allemagne avait fait le choix de lancer un système pas complément abouti. En tout état de cause, une phase de tests « grandeur nature » aurait probablement dû être organisée.

Le fait que le contrat de partenariat soit rémunérateur a sans doute contribué à faire perdre de vue des impératifs d'économie. Le souci de rentabilité (taux de fraude minimalisé) a pris le pas sur le réalisme et la comparaison des rapports coûts/bénéfices.

Le caractère exceptionnel de ce PPP, tant par son objet que par les technologies mises en oeuvre, n'a pas été clairement appréhendé en particulier par les différents ministres qui se sont tenus à l'écart de l'exécution du projet. On peut regretter un défaut de pilotage politique. La mission de la tarification semble avoir porté l'essentiel de la responsabilité des choix opérés qui, parce qu'ils étaient jugés techniques, n'ont été que formellement validés par le pouvoir politique. On peut le regretter et la question de l'inclusion du recouvrement dans le périmètre du contrat illustre l'absence de décision politique alors qu'il s'agissait au-delà des aspects juridiques d'une question éminemment politique.

Au surplus, le choix de recourir à un PPP aurait dû s'accompagner d'une grande stabilité du cadre législatif et réglementaire puisque l'État et le partenaire privé ont signé un contrat qui établit les obligations des deux parties. Cette stabilité est importante pour que l'équilibre contractuel ne soit pas perpétuellement remis en cause. Ce ne fût pas tout à fait le cas.

Par exemple, en février 2013, à l'occasion de l'examen du projet de loi portant diverses dispositions en matière d'infrastructures et de services de transports, le Parlement a voté - et le Gouvernement l'a accepté - de nouvelles exonérations applicables à l'écotaxe, en fonction de zones géographiques ou de catégories de véhicules.

L'écotaxe met la France au défi de résister à la tentation permanente de l'instabilité fiscale. C'est une responsabilité partagée du Parlement et du Gouvernement.

Enfin, il faut aussi noter que la communication sur le projet est restée embryonnaire. Bien sûr, les fédérations professionnelles de transporteurs ont été régulièrement et correctement informées de l'avancée du projet. En revanche, l'opinion publique a découvert cette taxe en octobre 2013, soit quelques semaines avant son entrée en vigueur.

Le vote à la quasi-unanimité de la loi Grenelle I qui a posé le principe de l'écotaxe a probablement conduit les autorités ministérielles à sous-estimer l'enjeu soulevé par cette nouvelle fiscalité écologique auprès de nos concitoyens.

IV. SUSPENSION DE L'ECOTAXE : AUCUN FONDEMENT JURIDIQUE

Depuis le 29 octobre 2013, l'écotaxe est « suspendue » par décision du Premier ministre. En réalité, cette décision n'a pas de fondement juridique. Certes, en droit, le Gouvernement a abrogé les arrêtés du 2 octobre 2013 relatif à la date d'entrée en vigueur de l'écotaxe et de mise en oeuvre du dispositif de collecte. Mais ces arrêtés étaient prescrits par l'article 153 de la loi de finances pour 2009 et le Gouvernement n'a pas le pouvoir de suspendre l'application d'une loi. Dès lors que l'écotaxe a été votée par le Parlement, elle ne saurait être modifiée ou a fortiori supprimée, sans qu'il soit à nouveau saisi.

La décision de la « suspension » a été prise en urgence et, partant, mal préparée. Ses conséquences, sociales et financières, n'ont pas été pleinement mesurées. En particulier, le contrat liant l'État et Écomouv' n'est pas suspendu et il n'a donc jamais cessé de produire ses effets, ce qui a suscité de nombreuses tensions entre les deux co-contractants.

Au total, l'État et les départements doivent faire face à l'absence du produit d'écotaxe, soit une perte financière globale estimée à environ 1 milliard d'euros pour l'année 2014.

Les conséquences financières liées au contrat sont, elles aussi, très importantes. En cas d'abandon de l'écotaxe - et donc de rupture du contrat - l'État pourrait être amené à verser 950 millions d'euros à raison de 850 millions d'euros d'indemnité versée à Écomouv' et de 100 millions d'euros au titre des frais financiers et de la rupture des contrats liant Écomouv' avec les SHT.

Il convient d'attirer aussi l'attention des pouvoirs publics sur les conséquences en matière de crédibilité de la parole publique s'agissant d'une décision qui s'apparentent plus à des motifs plus politiques que juridiques. Un risque que les entreprises ne souhaitent plus présenter leur candidature à des marchés publics de l'État, effrayées par l'incertitude politique.

Il devient en tout état de cause urgent que le Gouvernement clarifie ses intentions et décide soit de mettre en oeuvre l'écotaxe telle qu'elle a été votée fin 2008, soit de proposer au Parlement de la modifier ou de la remplacer.

En tout état de cause l'incertitude de la période de « suspension » doit cesser au plus vite. La suspension de l'écotaxe fait courir un grand risque à nos finances publiques dont le contrat ne peut être tenu pour responsable. Les travaux de la commission d'enquête invite le Gouvernement à prendre en compte l'ensemble des difficultés liées à une décision mal préparée et sans fondement juridique.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page