ANNEXES
Annexe 1 - Résolution 1966 (2014) : Refuser l'impunité pour les meurtriers de Sergueï Magnitski
(adoptée le 28 janvier 2014)
1. L'Assemblée parlementaire réaffirme son adhésion indéfectible à la lutte contre l'impunité et contre la corruption qui menacent l'État de droit, conformément à ses Résolution 1675 (2009) et Recommandation 1876 (2009) et à ses Résolution 1943 (2013) et Recommandation 2019 (2013), ainsi qu'à la protection des donneurs d'alerte, qu'elle a manifestée dans sa Résolution 1729 (2009) et sa Recommandation 1916 (2009).
2. Elle est consternée par le fait que Sergueï Magnitski, expert en fiscalité et en comptabilité au sein d'un cabinet d'avocats établi à Moscou, soit mort en détention provisoire à Moscou le 16 novembre 2009 et qu'aucune des personnes responsables de sa mort n'ait encore été punie.
3. M. Magnitski avait mené une enquête pour le compte d'un client sur une gigantesque fraude commise au détriment des autorités fiscales russes. Les suspects qu'il avait désignés avaient effectivement obtenu le remboursement de l'impôt acquitté par les sociétés de son client, qui avaient été frauduleusement réenregistrées au nom de délinquants notoires.
4. Les plaintes ont été adressées aux hauts représentants des autorités répressives russes, mais elles ont été transmises pour enquête à ces mêmes fonctionnaires du ministère de l'Intérieur qui étaient accusés de complicité. M. Magnitski a été placé en détention provisoire, dans des conditions de plus en plus dures, pour une fraude fiscale supposée commise en 2001 avec son client de l'époque, William Browder. Une pancréatite a été diagnostiquée à M. Magnitski après six mois de détention. Peu de temps avant que le traitement prévu ne lui soit administré, il a été transféré dans un autre établissement pénitentiaire dépourvu d'installations médicales adéquates.
5. Au terme de près d'un an de détention, le 16 novembre 2009, M. Magnitski, dont l'état de santé s'était encore détérioré, a été ramené dans un centre de détention équipé des installations médicales appropriées. Après être arrivé sur place, il a été frappé à coups de matraque de caoutchouc et est mort le soir même. Les médecins urgentistes civils, qui avaient été appelés par les fonctionnaires pénitentiaires, ont dû attendre plus d'une heure, après quoi ils ont trouvé le corps sans vie de M. Magnitski gisant sur le sol de la cellule où il était détenu.
6. L'heure exacte et les causes de la mort de M. Magnitski n'ont toujours pas été établies. Les témoignages et dossiers officiels contradictoires n'ont pas encore fait l'objet d'une enquête complète.
7. Deux agents pénitentiaires ont été mis en accusation pour négligence. Les poursuites engagées à l'encontre de l'un d'eux ont été abandonnées le 2 avril 2012 en raison de leur prescription, tandis que l'autre prévenu a été acquitté conformément à la demande du ministère public le 28 décembre 2012. Aucune des personnes présentes au moment de la mort de M. Magnitski, ni des personnes accusées par sa famille d'avoir orchestré les pressions dont il s'était plaint, n'a jamais été mise en accusation.
8. La procédure engagée à l'encontre de M. Magnitski, désormais accusé d'avoir participé lui-même à la fraude qu'il avait dénoncée et à la prétendue évasion fiscale de son client, se poursuit à titre posthume, en dépit des nombreuses protestations de sa veuve et de sa mère. Le droit russe autorise uniquement les procédures posthumes à titre exceptionnel, à la demande de la famille, en vue d'une réhabilitation.
9. Les avocats qui ont agi pour le compte des véritables propriétaires des sociétés frauduleusement réenregistrées, afin de leur permettre d'en reprendre le contrôle, sont à présent poursuivis pour avoir agi sur la base de faux mandats, parce que ces mandats ne leur avaient pas été délivrés par les faux propriétaires des sociétés.
10. La Commission de surveillance publique russe, chargée par l'État d'inspecter l'ensemble des lieux de détention de la Fédération de Russie, a mené une enquête sur les circonstances des mauvais traitements subis par M. Magnitski et de sa mort en détention. Elle a souligné les nombreuses incohérences, omissions et contradictions des dossiers officiels relatifs à cette affaire.
11. Le Conseil présidentiel pour les droits de l'homme a procédé, sur la base des conclusions de la Commission de surveillance publique, à une appréciation complète du cas de M. Magnitski et a invité instamment les autorités russes compétentes à amener les responsables de sa mort à rendre des comptes.
12. L'ancien client de M. Magnitski, William Browder, qui est à présent recherché par les autorités russes pour fraude fiscale, mène une campagne mondiale en faveur de l'interdiction de visa et du gel des comptes des personnes qui partageraient la responsabilité de la mort de M. Magnitski et des démarches faites ensuite pour étouffer cette affaire. À la suite de l'adoption de la «loi Magnitski» aux États-Unis d'Amérique, il fait campagne pour l'application de sanctions similaires en Europe.
13. En réaction à la loi Magnitski, la Douma d'État russe a adopté une loi qui prévoit l'application de mesures similaires aux fonctionnaires américains impliqués dans des actes de violation des droits de l'homme. La loi interdit également l'adoption des orphelins russes par les familles américaines et les hauts représentants du gouvernement ont publiquement félicité les fonctionnaires visés par les sanctions prévues par la loi Magnitski pour leur action.
14. Au vu de ce qui précède, l'Assemblée invite instamment les autorités russes compétentes :
14.1. à mener une enquête complète sur les circonstances et le contexte de la mort de M. Magnitski et l'éventuelle responsabilité pénale de tous les fonctionnaires concernés, et notamment :
14.1.1. sur les témoignages contradictoires donnés par les fonctionnaires pénitentiaires et les autres témoins au sujet des événements qui ont suivi l'admission de M. Magnitski au centre de détention provisoire de Matrosskaya Tishina le 16 novembre 2009 ;
14.1.2. sur l'existence de deux versions différentes de l'«acte de décès» du 16 novembre 2009, signé par le Dr Gaus et d'autres personnes ;
14.1.3. sur les raisons du transfert de M. Magnitski à la prison de Butyrka une semaine avant la deuxième échographie et l'opération prévues à la prison de Matrosskaya Tishina ;
14.1.4. sur le fait qu'une simple spécialiste de l'hygiène ait été chargée de dispenser des soins médicaux à M. Magnitski, auquel avaient été diagnostiquées auparavant de graves pathologies, notamment une pancréatite ;
14.1.5. sur la prescription et l'administration, à M. Magnitski, du médicament Dyclofenac, qui est suspecté notamment d'aggraver la pancréatite dans certaines situations ;
14.1.6. sur l'indisponibilité de la séquence de vidéosurveillance de l'admission de M. Magnitski à la prison de Matrosskaya Tishina le jour de sa mort, au vu du témoignage selon lequel des enquêteurs ont emporté l'enregistrement ;
14.1.7. sur le caractère incomplet du registre des plaintes imposé par la loi, tenu pendant une période cruciale à la prison de Butyrka, au vu du témoignage selon lequel les extraits du registre présentés au cours de la procédure semblaient avoir été réécrits d'une traite ;
14.1.8. sur les relations personnelles qui existent entre les personnes soupçonnées d'avoir participé à l'entente délictuelle dénoncée par M. Magnitski, y compris certains fonctionnaires et anciens fonctionnaires du ministère de l'Intérieur et des services fiscaux impliqués dans le remboursement d'impôt frauduleux, le propriétaire de la banque utilisée pour le blanchiment des produits de l'infraction et les avocats qui ont pris part aux actions en justice fictives, et notamment les cas de voyages communs à Dubaï, Chypre et Londres ;
14.1.9. sur l'origine de l'enrichissement considérable de certains fonctionnaires à la retraite du ministère de l'Intérieur et du fisc ;
14.1.10. sur les actions en justice frauduleuses intentées devant les tribunaux d'arbitrage de Saint-Pétersbourg, Moscou et Kazan, qui ont admis l'existence de dettes fictives annulant prétendument les bénéfices réalisés par les sociétés frauduleusement réenregistrées, en vue de préparer le remboursement d'impôt frauduleux dénoncé par M. Magnitski ;
14.1.11. sur la procédure suivie par les deux services fiscaux impliqués dans la fraude dénoncée par M. Magnitski pour l'approbation de remboursements d'un montant équivalant à $US 230 millions dans un délai de 24 heures à compter de la demande, en déterminant notamment si les vérifications essentielles requises ont été effectuées auprès du ministère de l'Intérieur, étant donné que celui-ci avait auparavant reçu des informations détaillées établies par M. Magnitski sur le réenregistrement frauduleux des sociétés qui demandaient ce remboursement ;
14.2. à coopérer pleinement avec les autorités compétentes de tous les pays, y compris Chypre, l'Estonie, la Finlande, la Lettonie, la Lituanie, la République de Moldova et la Suisse, qui ont ouvert des enquêtes judiciaires pour blanchiment de capitaux à la lumière des informations qu'elles ont reçues au sujet des transferts de fonds suspects, qui permettent de remonter jusqu'à la fraude dénoncée par M. Magnitski ou jusqu'à des délits similaires, commis auparavant ou par la suite ;
14.3. à amener à rendre des comptes pour leurs actes et omissions toutes les personnes qui partagent la responsabilité de la mort de M. Magnitski, notamment celles qui ont ordonné ses fréquents transferts d'établissements pénitentiaires et de cellules, qui se sont accompagnés d'une dégradation toujours plus importante des conditions de détention, de l'absence du traitement médical nécessaire et, juste avant sa mort à la prison de Matrosskaya Tishina, des coups qui lui ont été portés et de la manière dont on a laissé M. Magnitski seul dans une cellule, dans un état apparemment grave ;
14.4. à clore la procédure engagée à titre posthume à l'encontre de M. Magnitski et à cesser d'exercer des pressions sur sa mère et sa veuve pour qu'elles participent à cette procédure ;
14.5. à cesser de persécuter les autres avocats qui agissent pour le compte des véritables propriétaires des sociétés frauduleusement réenregistrées.
15. L'Assemblée félicite la Fédération de Russie d'avoir mis en place, en lui confiant un mandat solide et en assurant son indépendance, la Commission de surveillance publique, qui peut servir de modèle à de nombreux autres États membres du Conseil de l'Europe. Afin de renforcer encore ce précieux mécanisme de surveillance des établissements pénitentiaires, il convient d'accroître les moyens dont elle dispose et de permettre aux détenus d'y avoir plus facilement accès à des fins de prévention.
16. Elle appelle les autorités compétentes russes à persister dans la lutte menée contre la corruption à tous les niveaux :
16.1. en améliorant la coordination entre les instances qui détiennent des informations pertinentes, comme la Banque centrale, et les autres instances habilitées à mener des enquêtes judiciaires et à engager des poursuites à l'encontre des auteurs d'infractions ;
16.2. en promouvant davantage la transparence des relations d'affaires, surtout en améliorant l'accès du public aux informations relatives aux sociétés (bénéficiaires effectifs, directeurs, bilans et dossiers judiciaires et fiscaux) et en imposant à l'ensemble des banques d'informer la Banque centrale de tous les transferts de fonds supérieurs à un certain seuil ;
16.3. en promouvant une éthique de service public moderne, fondée sur la transparence (y compris pour les recrutements et les promotions), une rémunération équitable et une tolérance zéro à l'égard de l'extorsion, de la corruption et du trafic d'influence.
17. L'Assemblée invite tous les autres États membres du Conseil de l'Europe à réfléchir aux moyens d'encourager les autorités russes à amener les responsables de la mort de M. Magnitski à rendre des comptes et à mener une enquête complète sur les malversations qu'il avait dénoncées, dans l'intérêt de la Fédération de Russie et de l'ensemble de ses citoyens, qui travaillent durement et paient leurs impôts.
18. L'Assemblée s'engage à suivre attentivement la mise en oeuvre des propositions ci-dessus. Elle rappelle sa Résolution 1597 (2007) et sa Recommandation 1824 (2007) sur les listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies et de l'Union européenne. Elle décide en outre que si, dans des délais raisonnables, les autorités compétentes n'ont pas apporté de réponse, ou pour le moins de réponse satisfaisante, à la présente résolution, l'Assemblée devrait recommander aux États membres du Conseil de l'Europe de suivre en dernier ressort l'exemple des États-Unis, en adoptant des sanctions ciblées à l'encontre de personnes précises (interdiction de visa et gel de comptes bancaires), après avoir donné à ces personnes nommément désignées la possibilité de présenter des arguments appropriés pour leur défense.