C. DE NOUVAUX ACTEURS : LES OPÉRATEURS FERROVIAIRES DE PROXIMITÉ
Il existe en réalité deux types de fret :
- le premier répond à une demande de transport sur des longues distances et massifs sur les grands axes européens . Il s'agit typiquement du transport de fret à partir des zones de concentration de marchandises (ports du Havre et de Marseille) ou situées à des endroits stratégiques, traversées par des axes transfrontières (vallée du Rhône, Lorraine, Nord-Pas-de-Calais). Dès lors, il n'est pas étonnant que les régions Nord-Pas-de-Calais, Lorraine, Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d'Azur aient un tonnage transporté par fret ferroviaire supérieur à la moyenne nationale. C'est dans cette optique que le plan national d'engagement pour le fret prévoit, d'une part, la création d'autoroutes ferroviaires et, d'autre part, le développement de fret ferroviaire à grande vitesse ;
- le deuxième s'adresse à des marchés locaux, et vise à permettre le transport de quantités plus petites jusqu'à une gare plus grande où les marchandises seront prises en charge . Il s'agit de lignes ne présentant pas en termes de rentabilité un enjeu majeur pour les grands opérateurs. Les opérateurs ferroviaires de proximité (OFP) doivent permettre une collecte des marchandises dans des zones peu denses et les amener vers des points d'échange. Ce sont des « fédérateurs de trafic ».
1. Un ancrage juridique
L'idée du développement d'opérateurs ferroviaires de proximité apparaît en France en 2005, avec le rapport de M. Jacques Chauvineau « Transport ferroviaire du fret et développement territorial », alors que le fret SNCF est en pleine réforme. En effet, la crainte était alors qu'un resserrement de l'offre de la SNCF entraîne la fermeture d'infrastructures 45 ( * ) , et la fin de la desserte du territoire. Cette situation est caractérisée comme créant « une situation difficilement réversible privant certains territoires de l'accès aux futurs grands axes ferroviaires nationaux et européens, affaiblissant leur potentiel économico-industriel et diminuant leur attractivité 46 ( * ) ».
Les opérateurs ferroviaires de proximité sont évoqués dans le cadre de l'article 11 de la loi Grenelle I 47 ( * ) et ont été confortés par l'engagement national pour le fret de 2009, dont le point 3 appelle à « développer les opérateurs ferroviaires de proximité : créer des PME ferroviaires pour desservir les territoires et les zones portuaires avec des organisations légères et adaptées ». Dans ce cadre, de nombreux conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux ont travaillé sur ce sujet à partir de 2008, afin de réfléchir à la demande potentielle.
En outre, l'article 6 de la loi n° 2009-1503 du 8 décembre 2009 relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires et portant diverses dispositions relatives aux transports prévoit que « le Gouvernement remet, sous six mois à compter de la promulgation de la présente loi, un rapport au Parlement relatif aux modalités et à l'impact d'un transfert à Réseau ferré de France des gares de fret, y compris les voies de débord, les entrepôts et les cours de marchandises, dans le but de rendre ce transfert effectif avant le 31 décembre 2010 » « afin notamment de favoriser la création d'opérateurs ferroviaires de proximité spécialisés dans le fret » . Toutefois, ce rapport n'a pas encore été remis.
Enfin, on peut noter que depuis cette loi n°2009-1503 du 8 décembre 2009, « pour des lignes à faible trafic réservés au transport de marchandises, RFF peut confier par convention ces missions à toute personne selon les mêmes objectifs et principes de gestion » que ceux s'appliquant au gestionnaire actuel d'infrastructure, à savoir la SNCF à qui a été déléguée cette mission. Un opérateur ferroviaire de proximité peut ainsi se porter candidat pour devenir gestionnaire délégué de l'infrastructure qu'il exploite. Bien évidemment, il est soumis aux mêmes devoirs que tout gestionnaire d'infrastructures en termes d'accès non discriminatoire à son réseau 48 ( * ) .
2. Les précédents étrangers : États-Unis et Allemagne
À partir des années 1970, une profonde évolution réglementaire a conduit à une modification du paysage ferroviaire américain. Le Stagger Rail Act de 1980, notamment, avait pour objectif une simplification du réseau par un processus d'abandon et de cession de lignes, ainsi qu'une introduction facilitée d'opérateur sur des distances généralement inférieures à 400 km.
Entre 1980 et 1989, 230 nouvelles entreprises de shortliners ont vu le jour. En 2009, un quart des wagons transportés par les grandes compagnies de fret aux États-Unis ont été apportés ou récupérés par une entreprise de shortliners .
Impact des opérateurs ferroviaires de proximité aux États-Unis
Estimation des gains liés aux wagons transportés |
Estimation des gains liés aux camions évités |
Estimation des gains pour la maintenance routière |
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2004 |
10,6 M USD |
30,5 M USD |
1,3 M USD |
Source : American Short Line & Regional Railroad Association
Toutefois, ce modèle présente certaines formes de fragilité . Premièrement, les marges de bénéfices sont très faibles, ce qui ne permet qu'un réinvestissement limité dans les infrastructures et les matériels. Or, ces lignes du réseau secondaire qui ont été cédées à partir des années 1980 étaient déjà caractérisées par un sous-investissement chronique. Ce réseau est aujourd'hui vétuste. Deuxièmement, les shortliners sont, aux États-Unis, très dépendantes des grandes compagnies de fret, puisque 25 % des wagons transportés y sont directement liés.
En Allemagne, pays souvent utilisé dans le domaine ferroviaire pour les comparaisons avec la France, il existe une longue tradition de compagnies ferroviaires locales remontant à la révolution industrielle . Ainsi, de nombreuses collectivités ont fait construire leurs propres voies de chemin de fer, afin de relier les usines locales aux ports et grandes lignes de chemin de fer.
Ces opérateurs de proximité ont profité dans les années 1990 du recentrage de la Deutsch Bahn sur ses clients les plus rentables, permettant ainsi une doublement du nombre de kilomètres de ligne exploités par les OFP et, d'autre part, de l'ouverture à la concurrence leur permettant d'aller jusqu'à des gares de triage plus importantes.
Actuellement, près de 300 opérateurs de proximité ont réussi à développer un modèle économique rentable. Toutefois, comme en France, le réseau est également très vieux, mais les OFP, ne disposant pas des moyens financiers nécessaires pour effectuer les travaux, ne peuvent les faire, mettant en danger la viabilité de la moitié de ce réseau local.
3. Un intérêt des acteurs locaux pour les opérateurs ferroviaires de proximité
Depuis la parution du rapport de Jacques Chauvineau en 2005, plusieurs acteurs locaux se sont intéressés aux opérateurs ferroviaires de proximité. Ainsi, plusieurs conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux ont travaillé sur l'opportunité de développer des opérateurs ferroviaires de proximité sur leur territoire, comme le CESER du Limousin 49 ( * ) , le CESER de Champagne-Ardenne 50 ( * ) le CESER de Poitou-Charentes 51 ( * ) , le CESER d'Auvergne 52 ( * ) , ou encore le CESER d'Alsace 53 ( * ) .
Les chambres de commerce et d'industrie ont également été des éléments moteurs dans la réflexion sur le développement des opérateurs ferroviaires de proximité. C'est le cas de la CCI Midi-Pyrénées qui pilote un projet de création d'opérateurs ferroviaires de proximité, en partenariat avec la DREAL depuis 2007. Elle a animé plusieurs réunions de sensibilisation de l'ensemble des partenaires, notamment les chargeurs et les entrepreneurs. Ce projet a conduit au lancement en novembre 2012 d'un OFP en Midi-Pyrénées, le premier dans cette région, et le 26 ème en France.
Concernant le fret, certaines entreprises pourraient y avoir recours. En effet, le transport ferroviaire des marchandises peut véhiculer une image marketing intéressante pour l'entreprise 54 ( * ) . En outre, beaucoup d'entreprises ne travaillent pas en flux tendus et peuvent constituer des stocks.
Mais le transport ferroviaire de marchandises doit pouvoir se faire à un coût raisonnable, et doit être fiable et flexible. C'est ce que permettait notamment le wagon isolé. Or, l'abandon de cette politique a conduit les entreprises à recourir au transport routier.
Il est nécessaire d'instaurer de la flexibilité, de redonner une place au fer dans le transport des marchandises et expliquer aux entreprises les avantages qu'elles pourraient tirer du ferroviaire. La France souffre de ne pas avoir fait la « révolution technologique » durant ces dix dernières années. La mise en place d'opérateurs ferroviaires de proximité a été l'une des propositions faites afin d'améliorer l'organisation du système ferroviaire. Sur cette question, le comportement de la SNCF est paradoxal puisqu'elle réclame l'institution de ces opérateurs et, dans le même temps, elle fait tout pour limiter la formation d'entreprises réellement indépendantes.
L'un des problèmes réside également dans le fait que la SNCF s'estime propriétaire de la réglementation. Ainsi, il n'est pas possible de s'en éloigner. Le surcoût des normes de sécurité est cinq fois plus important qu'en Allemagne. Or, l'on ne peut pas dire qu'il existe une suspicion d'insécurité en Allemagne. Lorsque l'on souhaite, en France, faire des travaux sur une ligne de fret, c'est automatiquement la SNCF qui est en charge des travaux. Une application de standards européens serait un gage de simplicité et de réduction des coûts.
Il est nécessaire de mettre fin au monopole de la SNCF sur le transport, la régulation et la réparation des voies. La STRMTG est en charge de la sécurité pour les métros ou les remontées mécaniques. Elle pourrait être également sollicitée pour le transport ferroviaire. Les capacités pour faire autrement existent. La loi relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires (ORTF) permet à RFF pour le fret de faire appel à un prestataire autre que la SNCF mais, dans ce cas, c'est le directeur régional RFF qui assume la sécurité. Or, certains directeurs régionaux refusent de prendre cette responsabilité.
En outre, il est nécessaire d'avoir recours à des audits indépendants pour chiffrer les coûts de rénovation : ces derniers permettent de réduire fortement les coûts. Ainsi, pour le projet Proxirail de 300 km en région Centre, la SNCF avait chiffré le coût à 150 millions d'euros. RFF a fait un audit contradictoire, qui évaluait les coûts à 95 millions d'euros. La région disposait de 40 millions d'euros.
Les problèmes qu'a rencontrés la zone d'activité de la plaine de l'Ain, située au nord de Lyon, témoignent des difficultés que connaissent les entreprises dans les relations avec la SNCF en matière de fret. Cette zone d'activité représente 400 000 tonnes de fret. Toutefois, en 2009, les chargeurs ne pouvaient pas recourir à l'entreprise de leur choix, car c'est la SNCF qui était en charge du dernier kilomètre. Le syndicat a décidé de racheter le dernier kilomètre et de passer par une mise en concurrence. Au final, c'est la SNCF qui a remporté le marché, mais les coûts de maintenance sont beaucoup plus faibles.
En Auvergne, la chambre de commerce et d'industrie a mis en place, en associant les transporteurs routiers, un opérateur ferroviaire de proximité. La SNCF a essayé de faire avorter cette tentative en introduisant son propre transporteur routier qui ne coopérait pas avec les autres.
CCI France est en faveur d'un transfert des lignes aux régions. Toutefois, aujourd'hui, on est dans une dynamique inverse où l'on fait payer aux régions les wagons. CCI France croit au fret. En décembre, une manifestation importante en Nord-Pas de Calais consistant à expliquer aux entreprises ce qu'elles pouvaient tirer du fret a été faite. Face au succès de cette manifestation, un tour de France ferroviaire a été décidé.
La régie départementale des
Bouches-du-Rhône (RDT 13) :
La régie départementale a été créée en 1913 par le conseil général des Bouches-du-Rhône. Il s'agit aujourd'hui d'un EPCI qui assure des transports de voyageurs et de marchandises. En 2010, il a transporté près de 700 000 tonnes, pour un chiffre d'affaire de 3,36 millions d'euros. Le groupement associant RDT 13, Inexia (filiale ingénierie de la SNCF) et ETF (filiale de Vinci) a remporté en 2011 l'appel d'offres pour la gestion et la maintenance du réseau ferré portuaire du grand port maritime de Marseille. La régie départementale est chargée de la maintenance. |
Enfin, selon SudRail, « la relance du fret local nécessite deux conditions : d'une part avoir la garantie du fonctionnement des infrastructures mises en veilleuse il y a quelques années ; d'autre part, renforcer les compétences métiers. En effet, le fret local nécessite des plans de transport plus sophistiqués, une bonne correspondance dans les hubs 55 ( * ) ». En outre, les cheminots doivent pouvoir reformer un train à partir des wagons reçus, ce qui nécessite un savoir-faire particulier. Or, il n'est pas certain aujourd'hui que le savoir-faire soit encore présent dans les gares de triage, notamment les plus petites d'entre elles.
4. Pour répondre à la demande territoriale
Dans son rapport sur l'avenir du fret ferroviaire en France, le sénateur Francis Grignon, après avoir rappelé l'existence d'une « forte demande sociétale en faveur du fret ferroviaire » avançait 9 propositions :
Proposition n° 1 : Il convient de réaliser au plus vite les « corridors de fret » afin de faire émerger un réseau ferroviaire européen compétitif.
Proposition n° 2 : Les opérateurs ferroviaires, et en particulier la SNCF, doivent passer d'une « logique de l'offre » à une « logique de la demande » pour répondre aux attentes concrètes des entreprises clientes.
Proposition n° 3 : Une réflexion doit être menée sur la possibilité d'attribuer des aides publiques pour l'exploitation de certaines lignes de faible trafic de wagons isolés qui répondent à une logique d'aménagement du territoire.
Proposition n° 4 : Le Gouvernement doit prendre rapidement les mesures nécessaires pour garantir l'indépendance fonctionnelle de la direction de la circulation ferroviaire (DCF) au sein de la SNCF.
Proposition n° 5 : Le raccordement entre les grands ports maritimes, notamment normands, et le futur canal Seine-Nord-Europe, doit être érigé au rang de priorité stratégique.
Proposition n° 6 : La création de subventions publiques pour les voies de raccordement, en se fondant sur l'exemple suisse, permettrait de séduire les entreprises qui veulent recourir au fret ferroviaire.
Proposition n° 7 : Les opérateurs ferroviaires de proximité (OFP) doivent être rapidement mis en place, sans modifier le cadre législatif actuel.
Proposition n° 8 : Le Gouvernement doit assurer des ressources pérennes à l'agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) pour garantir la réalisation de l'engagement national pour le fret ferroviaire.
Proposition n° 9 : Il convient de relever progressivement le montant des péages ferroviaires afin de garantir des recettes commerciales suffisantes à RFF.
La relance du fret ferroviaire demandera du temps et tout n'est pas transférable de la route sur le rail, même si le transport combiné rail-route a augmenté entre 2008 et 2010.
La route a ses avantages (1 million de kilomètres pour 30 000 kilomètres de voies ferrées, souplesse, rapidité, importance des entreprises de fret routier) mais le rail n'en est pas dépourvu.
Si l'État veut prendre fait et cause pour le fret ferroviaire, il doit investir dans un réseau d'autoroutes ferroviaires, favoriser le développement du transport combiné, moderniser la gestion des sillons, établir de bonnes connexions.
Les collectivités territoriales ont aussi leurs responsabilités, Elles connaissent bien l'état des lieux, les offres, les demandes et les disponibilités 56 ( * ) .
* 45 Dans le cadre du plan Véron, l'objectif affiché est de se concentrer sur les grands axes de circulation des marchandises et de massifier le trafic.
* 46 « Transport ferroviaire de fret et développement territorial », Jacques Chauvineau, 2005.
* 47 « La création d'opérateurs ferroviaires de proximité sera encouragée afin de répondre à la demande de trafic ferroviaire de wagons isolés. »
* 48 Audition de Mme Marie-France Beaufils, le 17 avril 2013 : « Les petites et moyennes entreprises ont beaucoup de difficultés pour utiliser le fret. La commune de Saint-Pierre-des-Corps a tout fait pour garder les embranchements particuliers afin de faciliter l'accès au fret, mais la SNCF ne répond pas aux attentes des entreprises. Le précédent Gouvernement avait poussé à la mise en place d'opérateurs de proximité. Ces derniers n'ont pas vu le jour en raison d'un manque de rentabilité. »
* 49 » L'avenir du fret ferroviaire en Limousin : des enjeux économiques, sociaux et environnementaux CESER du Limousin », mars 2008.
* 50 « Fret ferroviaire : les opérateurs ferroviaires de proximité. Réalités et perspectives en Champagne-Ardenne » CESER de Champagne-Ardenne, juin 2010.
* 51 « Le fret ferroviaire : enjeux et perspectives de développement en Poitou-Charentes », CESER de Poitou-Charentes, juin 2010.
* 52 « Le fret ferroviaire en Auvergne » CESER d'Auvergne, septembre 2010.
* 53 « Optimiser le transport des marchandises en Alsace : concilier compétitivités et développement durable », CESER d'Alsace, novembre 2011.
* 54 Audition de M. Chauvineau, le 25 juin 2013 : « L'enjeu énergétique et de développement durable est très présent dans le tissu économique. Les entreprises seraient prêtes à entrer dans des réflexions logistiques qui donneraient une place au ferroviaire dans une optique de diminution de leur impact carbone ».
* 55 Audition de la fédération Sudrail Solidaires, le 2 octobre 2013.
* 56 Cf. « Le fret ferroviaire français : victime du manque de synergie des territoires », David Bayeux in Pouvoirs Locaux, n°96, 1/2013.