VI. LE FRET : UNE DEMANDE DES TERRITOIRES, UN SECTEUR EN RECUL
A. LE FRET FRANÇAIS, PARENT PAUVRE DU FERROVIAIRE
1. Une activité en perte de vitesse
Le transport de marchandises par voie ferrée connaît en France une baisse continue depuis la fin des années 1970. Dans la dernière décennie, entre 2002 et 2009, le trafic de fret a été divisé par deux. Il ne représente que 10% du transport de marchandises en 2009, alors qu'en 1950, près des deux tiers des marchandises étaient transportés en France par le train.
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En outre, ce mode de transport est très impacté par la crise économique. Ainsi, en 2009, l'activité fret a chuté de 26 % par rapport à 2008 32 ( * ) , comme dans la plupart des pays européens.
Par ailleurs, on constate un décrochage du fret ferroviaire français par rapport à d'autres pays européens . Alors que le trafic du fret français était à peu près équivalent au trafic allemand dans les années 1990, aujourd'hui, il est quatre fois plus faible qu'outre-Rhin.
Le trafic fret allemand a connu une augmentation de 50 % sur la période 2000-2008. Cette vitalité s'explique par la densité industrielle, mais également par la desserte de l'ensemble du territoire : « Si l'on prend le ratio du nombre de gares par rapport à la superficie du pays, l'Allemagne dispose de 4 gares pour 1 000 km², tandis que la France n'en a que la moitié » 33 ( * ) .
Cette constatation haussière est également visible en Suisse, où le trafic a augmenté d'un tiers entre 1990 et 2007, et au Royaume-Uni, où le fret a cru de 11 % depuis 2002 34 ( * ) .
Face à ce constat, la SNCF a mis en place depuis plusieurs années des plans de restructuration, sans toutefois parvenir à inverser la tendance baissière du fret.
Tel est notamment le cas du plan fret 2004-2006 et du plan Marembaud de 2007. Partant du constat qu' « aujourd'hui, en France, le transport de marchandises marche sur la tête : le projet de haut débit vise à remettre les choses à l'endroit : le ferroviaire ne doit plus mobiliser des moyens importants (locomotives, triages, aiguillages, systèmes de sécurité...) pour rassembler, aux quatre coins de territoires « désindustrialisés », des petits lots de marchandises, alors que la route assure les grands flux de fret entre Paris, Lyon, Marseille et ceux qui traversent la France d'un pays à l'autre », Olivier Marembaud, alors directeur général délégué au fret de la SNCF, est chargé d'une restructuration de l'activité.
Ce plan a pour but, dans un contexte d'ouverture du fret à la concurrence, de reconquérir des parts de marchés sur les segments où elle est la plus performante, notamment les grands axes de fret. Par conséquent, la SNCF a renoncé à utiliser 262 gares pour le trafic de « wagons isolés ». En effet, alors que le trafic « wagon isolé » de ces 262 gares ne représente que 20 % du trafic transitant par les gares concernées et 2,5 % des wagons chargés acheminés chaque année par Fret SNCF, il génère des coûts élevés par rapport au chiffre d'affaires dégagé .
Cette nouvelle stratégie a conduit à une forte inquiétude de nombreux élus locaux 35 ( * ) .
2. Les raisons structurelles de ce recul
Plusieurs raisons structurelles expliquent ce recul du fret et l'écart dans le recours au fret pouvant exister entre la France et d'autre pays européens.
• L'absence de ports et d'aéroports
d'importance sur le territoire français
Lors des auditions, a été évoquée comme raison du déclin du fret en France l'absence de ports et d'aéroports. Cette affirmation peut paraître surprenante au regard des trois façades maritimes que possède la France. Toutefois, un examen du tonnage de marchandises transitant par les ports français montre que les grands ports français ne représentent qu'une part mineure du tonnage européen de marchandises.
Les ports de Marseille (84,5 millions de tonnes) et du Havre (63,4 millions de tonnes) sont loin derrière Rotterdam (370 millions de tonnes), Anvers (169 millions de tonnes) et Hambourg (114 millions de tonnes). Le tonnage de l'ensemble des ports français (340 millions) est en 2011 équivalent au tonnage du seul port de Rotterdam. En outre, l'on constate une dégradation de la part de marché des ports français par rapport aux ports étrangers.
De plus, comme le souligne le rapport de notre collègue Francis Grignon 36 ( * ) , « les ports français sont insuffisamment reliés aux voies de chemins de fer et aux connexions fluviales. Alors qu'une marchandise sur trois transite par voie ferrées à Hambourg, seulement 10 % en moyenne des marchandises sont acheminées à destination ou en provenance des ports en France ».
Ainsi, dans un colloque organisé par le CESER du Rhône-Alpes, il était souligné que « la couverture de l'hinterland [du port de Marseille] est limitée, notamment en raison de l'insuffisance des modes alternatifs, surtout le fret » , et ceci pour trois raisons :
- » le réseau ferroviaire régional présente des saturations locales et est contraint par des insuffisances extérieures : région lyonnaise, Nîmes-Montpellier » ;
- » la région est moyennement équipée en installations terminales embranchées (ITE) (hors port) avec 7,3 ITE pour 100 km de voie ferrée » ;
- » la région dispose uniquement de liaisons Nord-Sud, sauf Toulouse et Bordeaux ».
Il est ainsi frappant de constater que le recours au fer pour les échanges de marchandises ne représente que 7 % des tonnages transportés en Provence-Alpes-Côte d'Azur, soit moins que la moyenne nationale 37 ( * ) .
• Le développement du réseau
routier
La France dispose d'un réseau routier très dense et de très bonne qualité. L'ensemble du territoire est aujourd'hui irrigué par des autoroutes ou des routes rapides, permettant l'acheminement des personnes et des marchandises. On comptait en 2008 près de 30 000 kilomètres de voies ouvertes à la circulation ferroviaire, contre un million de kilomètres de routes. Comme le souligne le rapport du groupe de travail sur l'avenir du fret ferroviaire, présidé par notre collègue Francis Grignon, « Les autoroutes, à elles seules, représentent un tiers de linéaire du réseau ferré national » 38 ( * ) .
En outre, le transport routier de marchandises coûte moins cher, particulièrement sur les petites et moyennes distances, notamment en raison des péages RFF, alors que sur le réseau routier, ceux-ci sont inexistants sur le réseau non autoroutier.
Les coûts salariaux jouent également un rôle. Dans le rapport du cabinet Bain & Compagny sur la pertinence du fret ferroviaire , réalisé en 2009 à la demande de la SNCF, il est souligné que les coûts salariaux de la SNCF ont connu une augmentation plus rapide que ceux du transport routier. Entre 2003 et 2008, le salaire annuel moyen a augmenté de 6,2 % à la SNCF, contre 3 % pour le mode routier 39 ( * ) .
• La désindustrialisation
La désindustrialisation que connaît la France explique également le recul du recours au fret ferroviaire par rapport au fret en Allemagne. En trente ans, la part de ce secteur dans le PIB national est passée de 34 % à 24 %. La part de l'industrie française dans la valeur ajoutée industrielle de l'Union européenne s'élève à 11 % pour la France en 2006, contre 25,5 % en Allemagne. En outre, la densité industrielle moyenne de l'Allemagne est trois fois plus forte qu'en France.
• Une priorité accordée aux
transports de voyageurs
À partir des années 1980, un choix a été fait de privilégier le transport des voyageurs, et notamment sur des lignes grande vitesse, par rapport aux lignes locales de transport de voyageurs et surtout des lignes fret. Ainsi, les entreprises ont le sentiment qu'une priorité d'attribution des sillons est donnée au transport de voyageurs , entraînant des délais de livraisons longs, et parfois des retards importants. Or, outre le coût, la fiabilité dans le transport est une demande essentielle.
Le transport de marchandises par train est également confronté à une saturation du réseau et doit éviter certains noeuds, comme le noeud ferroviaire parisien. Dans le couloir rhodien, où la rive droite est réservée au train fret, une certaine pression est exercée afin que soient libérés quelques sillons pour des trains de voyageurs, jusqu'alors cantonnés sur la rive gauche (audition de M. Blayau). En outre, les trains de marchandises ne circulent pas à la même vitesse que les trains de voyageurs, conduisant à une articulation difficile à gérer. Enfin, la nuit est mise à profit pour procéder aux travaux, réduisant ainsi les possibilités d'utilisation nocturne du réseau pour le fret.
• Un service proposé ne
répondant plus à la demande des entreprises
De nombreuses personnes auditionnées ont souligné l'insatisfaction des entreprises face au service proposé par la SNCF et le fret en général. Plusieurs motifs sont évoqués : le coût très cher du transport, le manque de ponctualité, l'absence de régularité qui est selon M. Even le point le plus décrié. En outre, le transport ferroviaire de marchandises, historiquement, ne sait faire que du « gare à gare » et non du « porte à porte », nécessitant pour l'entreprise de recourir, une fois sa marchandise arrivée en gare, à un deuxième transporteur pour finir l'acheminement 40 ( * ) .
• L'état dégradé des
infrastructures ferroviaires
Le réseau ferroviaire français se dégrade. Ce constat a été mis en évidence en 2005 par le rapport de l'École polytechnique de Lausanne. Comme le souligne le rapport de nos collègues Jacques Mézard et Rémy Pointereau sur les infrastructures de transport 41 ( * ) , cette étude démontre que les ressources allouées au cours des trois dernières décennies à la maintenance du réseau ferroviaire classique n'ont pas suffi à garantir l'état de la totalité du patrimoine. Les lignes fret, et notamment les lignes secondaires, ont particulièrement été concernés.
En outre, le réseau est vieux . L'électrification des lignes de fret est loin d'être aboutie en France 42 ( * ) . Or sur certains trajets, les locomotives diesel et électriques n'étant pas interchangeables, un changement est nécessaire, ce qui induit des retards ou des délais de trajet plus longs.
La ligne fret entre le port du Havre et Paris : exemple des marges de progression dans la desserte ferroviaire du deuxième plus grand port de marchandise français Le rapport Grignon met en évidence l'absence de ligne directe électrifiée dédiée au fret entre le port du Havre et la région parisienne. « Il n'existe pas de lignes électrifiées directes dignes de ce nom entre le port du Havre et la région parisienne. La ligne Le Havre-Paris par Rouen est bien entendu électrifiée depuis plus de cinquante ans. Il en va de même pour la ligne Le Havre vers Amiens, qui passe par Motteville-Monterolier-Buchy (cette section ayant été inaugurée en 2008). Par ailleurs, la section entre Port Jérôme et Breauté est aussi électrifiée. Mais ces lignes sont saturées et le projet de création d'un itinéraire alternatif Le Havre/Serqueux et Gisors vers Paris tarde à voir le jour. La section de ligne comprise entre Serqueux et Gisors, qui doit faire l'objet d'une régénération entre 2011 et 2013, puis d'une modernisation (signalisation) entre 2014 et 2016, pourrait être électrifiée au plus tôt en 2017, si les financements sont réunis ». |
La situation du fret varie fortement d'une région notamment pour deux raisons : la densité et l'état des infrastructures 43 ( * ) . Ainsi, l'état du réseau en Midi-Pyrénées interroge. Sur ces lignes, un risque de casse existe ; or les investissements occasionnés par cette maintenance sont trop onéreux par rapport au trafic, ce qui conduit à un abandon des lignes. Pour y remédier, la région a décidé en 2007 d'émettre un emprunt destiné à accélérer la modernisation des voies de son territoire. Le 25 juin 2007, un accord a été signé avec RFF et la SNCF afin d'assurer la rénovation de 500 km de voies entre 2008 et 2013, pour un coût total de 870 millions d'euros, dont 500 millions d'euros à la charge de la région.
Au contraire, les régions Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne bénéficient d'un très bon réseau. L'un des facteurs d'explication est leur passé minier. Les lignes de chemins de fer devaient être capables de supporter un trafic lourd et intense. En outre, l'intérêt stratégique et militaire de ces régions a conduit à de nombreux investissements.
Le Grenelle de l'environnement a été l'occasion d'un regain d'intérêt pour les infrastructures ferroviaires , notamment celles destinées à faire passer du transport de marchandises. En effet, la loi prévoit que la part modale du non-routier et du non-aérien atteigne 25 % en 2022, contre 14 % actuellement. Afin d'atteindre cet objectif et face à l'état des infrastructures ferroviaires, un engagement national pour le fret ferroviaire a été signé en 2009 entre l'État, RFF et les opérateurs ferroviaires. Il correspond à un investissement public en faveur du fret ferroviaire de 7 milliards d'euros d'ici 2020, en complément des 13 milliards d'euros prévus dans le cadre du Grenelle de l'environnement et du contrat de performance de RFF. En comparaison, début juillet 2010, le groupe ferroviaire public allemand a annoncé vouloir investir près de 41 milliards d'euros d'ici 2014, dont un quart serait consacré à l'achat de trains, le reste devant servir à améliorer le réseau ferré et à moderniser les gares.
Les huit axes de l'engagement national pour le fret ferroviaire (2009) 1) Créer un véritable réseau d'autoroutes ferroviaires cadencées en France afin de mettre des camions sur les trains. 2) Aider massivement le développement du transport combiné afin de mettre plus de conteneurs sur les trains. 3) Développer les opérateurs ferroviaires de proximité : créer des PME ferroviaires pour desservir les territoires et les zones portuaires avec des organisations légères et adaptées. 4) Développer le fret ferroviaire à grande vitesse entre les aéroports en utilisant des lignes à grande vitesse en dehors des heures de pointe pour le transport de marchandises. 5) Créer un réseau à priorité d'utilisation fret, dit réseau orienté fret (ROF). 6) Supprimer les goulets d'étranglement, notamment pour l'agglomération lyonnaise et entre Nîmes et Montpellier, principaux points de congestion du réseau ferré national. 7) Améliorer la desserte ferroviaire des grands ports français, condition essentielle de leur développement. 8) Moderniser la gestion des sillons par une amélioration des temps de parcours et du respect des horaires des trains de fret. |
* 32 Rapport financier SNCF, 2009. Pierre Cardo, président de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), estime que les faiblesses du fret ferroviaire en France sont dues surtout à « un problème de coût » et non à l'ouverture à la concurrence. « Le déclin a commencé en 2000, alors que l'ouverture du marché date de 2006... La concurrence n'a pas empêché le fret ferroviaire de se développer en Allemagne. ». Il met en cause la priorité donnée aux passagers, la rigidité et la complexité de l'attribution des sillons (créneaux de réservation sur le réseau). AFP, 18 septembre 2013.
* 33 Christine Raynard, « Analyse : le fret en Allemagne : du redressement à la stratégie continentale », La Note de veille du Centre d'Analyse Stratégique, n°95, avril 2008.
* 34 Rapport d'information n° 55 de M. Francis Grignon, sur l'avenir du fret, session 2010-2011.
* 35 En témoignent les interventions parlementaires suivantes : question parlementaire n° 0030S de Mme Marie-France Beaufils, sénatrice-maire de Saint-Pierre-des-Corps, 13 septembre 2007 ; question écrite n° 4742 de M. Joël Giraud, député des Hautes-Alpes, 18 septembre 2009 ; question écrite n° 12439 de M. Gérard Hamel, député d'Eure-et-Loir, 4 décembre 2007 ; question écrite n°6095 de M. André Chassaigne, député du Puy-de-Dôme, octobre 2010 ; question écrite n° 17442 de M. Jean-Michel Clément, député de la Vienne, 19 février 2008.
* 36 Rapport n°55 « L'avenir du fret français », session 2010-2011, Sénat.
* 37 Colloque sur le fret et la logistique en PACA, « Situation, enjeux et perspectives du fret et de la logistique en région PACA », Philippe Duong, directeur de Samarcande, 4 novembre 2011.
* 38 Rapport n° 55 « L'avenir du fret français », session 2010-2011, Sénat.
* 39 Rapport n° 55 « L'avenir du fret français », session 2010-2011, Sénat, p. 25.
* 40 Audition de M. Delebarre, 11 juin 2013.
* 41 Rapport n° 617 « Les collectivités territoriales et les infrastructures de transport », MM. Mézard et Pointereau, Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, 2012-2013, Sénat.
* 42 Rapport n° 55 sur l'avenir du fret français, 2010-2011, Sénat.
* 43 Voir cartes en annexe.