AUDITION DE MME MARIE SUZANNE LE QUÉAU
(mercredi 3 juillet 2013)
L'audition a eu lieu en huis clos
AUDITION DE M. JEAN-MARC SAUVÉ, VICE-PRÉSIDENT DU CONSEIL D'ÉTAT, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION POUR LA TRANSPARENCE FINANCIÈRE DE LA VIE POLITIQUE
(mercredi 3 juillet 2013)
M. François Pillet , président . - Nous auditionnons M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, président de la commission pour la transparence financière de la vie politique (CTFVP). Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je signale au public présent que toute personne qui troublerait les débats serait exclue sur le champ. Je vous informe en outre qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marc Sauvé prête serment.
M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat, président de la commission pour la transparence financière de la vie politique . - Je concentrerai mon propos sur les suites données par les textes qui sont ou viendront en discussion devant le Parlement au rapport de la commission de prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique que j'ai eu l'honneur de présider en 2010 et qui a remis au Président de la République un rapport intitulé Pour une nouvelle déontologie de la vie publique. En effet, les propositions contenues dans ce rapport, remis le 26 janvier 2011 au Président de la République, ont été en grande partie reprises : d'une part dans le projet de loi ordinaire et le projet de loi organique relatif à la transparence de la vie publique ; d'autre part dans l'avant-projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires qui sera présenté au conseil des ministres à la mi-juillet.
Une première série de nos recommandations s'articulait autour de la définition des principes et des valeurs. La proposition de donner une définition opérationnelle des conflits d'intérêts a été suivie d'effets. L'article 2 du projet de loi relatif à la transparence de la vie publique prend en compte les situations d'interférence entre deux intérêts publics et non plus seulement entre un intérêt public et un intérêt privé. Notre définition précisait également qu'il peut y avoir conflit quand un doute sérieux résulte des apparences. L'avant-projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires retient une définition analogue.
Notre deuxième proposition, visant à inscrire dans une loi relative à la déontologie des acteurs publics les principes fondamentaux en matière de prévention des conflits d'intérêts, figure à l'article 1 er du projet de loi sur la transparence, pendant devant le Sénat, et dans l'avant-projet de loi relatif à la déontologie des fonctionnaires. Celui-ci fait également référence aux principes d'impartialité, de probité et de dignité qui s'imposent aux agents publics. Il rappelle aussi les exigences de neutralité, d'égalité de traitement des personnes et de laïcité, consacrés de longue date par la jurisprudence administrative. L'article 1 er du projet de loi sur la transparence précise aussi que les membres du Gouvernement, les élus locaux et les parlementaires exercent leurs fonctions publiques avec dignité, probité et impartialité.
Troisième proposition : mettre en oeuvre des chartes et codes de déontologie. Quoiqu'ils ne procèdent pas d'une obligation législative, ces documents se sont multipliés depuis 2010. C'est une évolution heureuse.
Le deuxième axe était d'instaurer des mécanismes de prévention des conflits d'intérêts. Notre quatrième proposition incitait à généraliser l'obligation d'abstention ou de déport dans le traitement d'un dossier dans lequel les intérêts privés de l'acteur public seraient de nature à compromettre ou paraître compromettre son indépendance, son impartialité ou son objectivité. L'article 2 du projet de loi sur la transparence en précise le mode opératoire : déport des membres du Gouvernement, règles de suppléance des membres des collèges des autorités indépendantes ; intervention du bénéficiaire d'une délégation de pouvoir en lieu et place de l'autorité exécutive locale... L'avant-projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires fait de même pour les agents publics et modifie à cette fin l'article 25 du statut général des fonctionnaires.
Cinquième proposition : instaurer un dispositif de déclaration d'intérêts pour les titulaires de responsabilités particulières. Les textes en cours d'examen rendent obligatoires ces déclarations et leur actualisation si un changement significatif intervient dans la situation des assujettis. Ils sanctionnent les manquements à ces obligations. Ils détaillent les rubriques de ces déclarations d'intérêts en s'inspirant largement du modèle annexé au rapport de la commission pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique. Nous avions proposé un délai de déclaration rétrospective des intérêts professionnels de trois ans : il a été porté à cinq ans par l'Assemblée nationale. L'avant-projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires soumet à la même obligation les agents publics dont le niveau hiérarchique ou la fonction le justifie. Nous proposions en 2010, dans la liste des agents publics astreints à remplir une déclaration d'intérêts, d'inclure les directeurs d'administration centrale et les titulaires des autres emplois à la décision du Gouvernement, les titulaires des emplois les plus importants de la fonction publique territoriale, les directeurs généraux des CHU et des centres hospitaliers dotés d'un emploi fonctionnel, les directeurs de cabinet des membres du Gouvernement, les membres des collèges des autorités indépendantes compétentes en matière économique et, en tant que de besoin, d'autres agents publics sur décision du ministre. Le projet de loi sur la transparence de vie publique reprend ces catégories. Il y ajoute tous les membres des cabinets ministériels.
Sixième proposition : confier à un tiers la gestion de certains intérêts financiers des plus hauts responsables publics, sans droit de regard. L'article 7 du projet de loi sur la transparence le prévoit pour les membres du Gouvernement et les présidents et membres d'autorités publiques ou administratives indépendantes compétentes en matière économique ; l'avant-projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires, pour les agents publics dont les fonctions, par leur nature et leur niveau, les exposent à des risques particuliers.
Troisième ensemble de recommandations : adapter et étendre les régimes prohibitifs. Nous proposions ainsi de rendre la fonction de membre du gouvernement incompatible avec un mandat exécutif local et avec des fonctions de direction ou d'administration au sein de syndicats ou d'associations, notamment des partis politiques. Le projet de loi constitutionnelle relatif aux incompatibilités applicables à l'exercice de fonctions gouvernementales et à la composition du Conseil constitutionnel, déposé le 14 mars 2013 sur le bureau de l'Assemblée nationale, interdit ainsi aux membres du Gouvernement d'exercer des fonctions exécutives au sein des collectivités territoriales et de leurs établissements publics de coopération, mais reste muet sur la compatibilité des fonctions de membre du Gouvernement avec des fonctions dirigeantes au sein d'associations.
Huitième proposition : étendre la réglementation du cumul d'activité aux collaborateurs de cabinets et aux emplois supérieurs à la décision du gouvernement. L'avant-projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires y pourvoit pour les membres des cabinets ministériels et des autorités territoriales ainsi que pour les collaborateurs du Président de la République, et il étend la compétence de la commission de déontologie de la fonction publique en la matière.
D'autres propositions, plus techniques, n'ont pas encore trouvé d'écho dans les textes en cours de discussion. C'est le cas de la proposition n° 9, qui visait à harmoniser le régime d'incompatibilité des membres des autorités administratives ou publiques indépendantes, ainsi que de la proposition n° 10 relative à l'incompatibilité entre des fonctions dirigeantes dans des entreprises publiques et dans des entreprises privées.
Le quatrième ensemble de recommandations visait à adapter les régimes répressifs, notamment en rendant plus cohérents les dispositifs répressif et préventif. Le champ d'application de l'article 432-12 du code pénal est aujourd'hui plus large que celui des dispositions préventives existantes, dont celles du statut général des fonctionnaires : à l'évidence, c'est une malfaçon. L'Assemblée nationale avait souhaité amender le projet de loi sur la transparence pour que seule la prise d'intérêts de nature à compromettre l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction soit constitutive de la prise illégale d'intérêts, mais le Gouvernement a obtenu le maintien de la définition actuelle de cette infraction.
La treizième proposition consistait, d'une part, à inclure les membres du Gouvernement dans le champ de l'article 432-13 définissant la prise illégale d'intérêt, d'autre part à substituer à la simple consultation de la commission de déontologie des fonctionnaires un régime préventif d'autorisation délivrée par une autorité indépendante, dont la méconnaissance serait passible des peines prévues par cet article du code pénal. L'article 20 du projet de loi sur la transparence de la vie publique, adopté par l'Assemblée nationale le 25 juin dernier, étend aux membres du Gouvernement le champ d'application de l'article 432-12, qui ne s'applique qu'aux fonctionnaires qui « pantouflent », mais il maintient l'avis simple, favorable ou défavorable, de la commission de déontologie en cas de départ d'un agent public vers le secteur privé ou le secteur public concurrentiel.
D'autres propositions avaient pour ambition de renforcer les règles et procédures garantissant la déontologie des responsables et agents publics. Ainsi de l'interdiction des cadeaux autres que les cadeaux mineurs, et de l'obligation de remettre à la collectivité ceux dont la valeur dépasse 150 euros. Des règles ou chartes de déontologie ont depuis lors été édictées sur ces questions dans de nombreuses institutions publiques. Le projet de loi sur la transparence de la vie publique, tel qu'amendé par les députés, prévoit que figurent dans les déclarations d'intérêts les cadeaux ou avantages reçus susceptibles d'influencer le processus décisionnel. Les textes déontologiques applicables aux juridictions administratives ou aux membres du Gouvernement contiennent aussi déjà des dispositions analogues : nous ne sommes plus sur cette question dans un État de non droit.
La quinzième proposition consistait à introduire dans les codes et chartes de déontologie des recommandations de bonnes pratiques à l'adresse des responsables publics dans leurs relations avec les représentants d'intérêts, à savoir les lobbies. Sa mise en oeuvre ne devait pas relever, dans l'esprit de la commission que j'ai présidée, de la compétence du législateur, et les Bureaux des deux assemblées parlementaires ont d'ailleurs adopté de telles dispositions à partir de 2010. L'article 13 du projet de loi sur la transparence prévoit que la Haute autorité de la transparence de la vie publique définit les lignes directrices en la matière, ainsi que sur la pratique des libéralités et avantages donnés et reçus dans l'exercice des fonctions et mandats dont le texte dresse la liste.
Trois autres propositions visaient à encourager les administrations à tenir un registre des représentants d'intérêts, ce que prévoient désormais les instructions générales des assemblées parlementaires ; à édicter des chartes du parrainage, sujet qui ne fait pas encore l'objet d'initiatives transversales ; et à renforcer le contrôle du patrimoine des membres du Gouvernement et des dirigeants des entreprises publiques dans le cadre des activités de l'actuelle Commission pour la transparence financière de la vie publique que je préside en tant que vice-président du Conseil d'Etat. Cette dernière recommandation a été reprise et amplifiée par le projet de loi sur la transparence de la vie publique et elle sera transposée aux fonctionnaires et aux juges administratifs et financiers dans le projet de loi sur la déontologie des fonctionnaires. Les moyens d'investigation de la CTFVP, future Haute autorité de la transparence de la vie publique, qui sont aujourd'hui quasi-inexistants, vont être sensiblement accrus. S'y ajoute une obligation de publicité partielle des patrimoines, au travers de registres tenus par les préfectures.
Dix-neuvième proposition : mettre en place des mécanismes d'alerte permettant à tout agent public de signaler tout risque d'infraction pénale en relation avec les fonctions qu'il occupe. Cette proposition n'a été reprise que de façon limitée dans le projet de loi sur la transparence, puisque celui-ci limite le statut et la protection du déclencheur d'alerte à la seule prévention des conflits d'intérêts.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - Vous avez dit que le projet de loi relatif à la transparence de vie publique définissait le conflit d'intérêts comme l'interférence entre deux intérêts publics ?
M. Jean-Marc Sauvé . - Il ajoute ce cas de figure à la définition prévue par notre commission, qui ne visait que l'interférence entre un intérêt public et un intérêt privé.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - L'obligation de déport suffit-elle à assurer une réputation de non conflit d'intérêts dans tous les cas ?
M. Jean-Marc Sauvé . - Dans une situation de conflit d'intérêts, deux types de réponses sont envisageables. Le déport est la première : il permet de répondre à un conflit d'intérêts occasionnel. Si, cas exceptionnel, le conflit d'intérêts est plus structurel, deux options s'ouvrent à l'agent public : soit renoncer à la fonction publique, par exemple dans le cas hypothétique, évoqué dans le rapport, d'un dirigeant d'une agence de sécurité sanitaire dont un proche détiendrait des intérêts majeurs dans le secteur pharmaceutique ; soit renoncer aux intérêts privés qui sont source du conflit, comme dans le cas d'un ministre ou d'un haut fonctionnaire qui détiendrait un nombre important d'actions dans une entreprise du secteur qu'il est amené à surveiller ou contrôler ou qui, plus largement, relèverait de son champ de compétences. Pour éviter ce dernier cas de figure, il faut soit prévoir la répartition des compétences de sorte que l'intéressé - ministre ou haut fonctionnaire - n'ait pas à connaître de l'entreprise en question et/ou de ses concurrents, soit organiser dans les plus brefs délais la cession des intérêts générateurs de conflit. En tant que secrétaire général du Gouvernement, j'ai eu à faire face à une situation de cette nature : son règlement, de manière préventive et incontestable, n'a donné lieu à aucun commentaire et aucune polémique.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - L'Autorité des marchés financiers (AMF) s'appuie en partie sur des professionnels des secteurs que cette autorité régule. N'y a-t-il pas là un problème ?
M. Jean-Marc Sauvé . - Qu'il s'agisse du conseil général de la Banque de France, des collèges et commissions des sanctions respectifs de l'Autorité de contrôle prudentiel (ACP) et de l'AMF, la préoccupation est double: d'une part, associer des experts de chaque secteur à sa régulation, d'autre part prévenir les conflits d'intérêts. Deux objectifs également légitimes, mais assez contradictoires.
L'article 142-3 du code monétaire et financier encadre ainsi le cumul d'activités des membres du conseil général de la Banque de France ; ceux des collèges de l'AMF et de l'ACP sont soumis à des dispositions analogues. Ils comprennent à la fois des représentants de la sphère publique, membres du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation ou de la Cour des comptes, et des professionnels de l'assurance, des mutuelles ou du secteur bancaire. Ces derniers doivent informer de leurs intérêts le président de l'autorité à laquelle ils appartiennent, ils doivent se déporter en cas de conflit d'intérêts apparent ou avéré, et ils ne peuvent cumuler leurs fonctions avec une activité salariée ou un mandat dans une personne morale soumise à régulation. Les règlements intérieurs contiennent en outre des dispositions préventives des conflits d'intérêts.
Il ne s'agit pas pour autant de confier la régulation aux seuls experts des professions concernées, d'où la présence de représentants de la sphère publique : les décisions doivent être techniquement irréprochables et exemptes de tout soupçon de partialité. Le Conseil d'Etat comme la Cour de cassation censurent d'ailleurs les décisions de la commission des sanctions de l'AMF ou de l'ACP qui méconnaissent le principe d'impartialité. Il n'y a dans ces domaines aucun risque d'autorégulation : en cas de manquement à la loi et au principe d'impartialité, ce sont bien sûr les juridictions et les juges qui ont le dernier mot. Je ne peux apporter de réponse détaillée à votre question, mais ma connaissance de la loi et de la jurisprudence administrative comme judiciaire donne l'assurance raisonnable que les organes que vous mentionnez peuvent à la fois bénéficier de l'expertise technique de professionnels et délibérer en toute impartialité.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - En tant que président de la CTFVP, avez-vous eu connaissance de recours à des intermédiaires ou structures financières opacifiantes situées sur notre territoire ou à l'étranger ?
M. Jean-Marc Sauvé . - La CTFVP ne dispose pas de pouvoirs d'investigation intrusifs : elle reçoit les déclarations d'intérêts des 6 200 assujettis et elle contrôle l'évolution de leur contenu entre l'entrée et la sortie des fonctions publiques sur la base des documents qu'elle reçoit, des questions qu'elle pose et de l'exploitation de ces réponses. Elle ne peut accéder aux déclarations fiscales des assujettis que depuis une loi n° 2011-412 du 14 avril 2011, issue d'une proposition de loi parlementaire qui a été votée, à la demande insistante de la CTFVP, alors que le Gouvernement s'abstenait de son côté de toute réponse à ses propositions de réforme. L'absence de pouvoirs coercitifs d'enquête ou de droit de communication des documents et informations détenus par l'administration fiscale ne l'a toutefois pas empêchée, depuis 1988, d'adresser aux assujettis dont les déclarations faisaient apparaître des incohérences ou simplement des zones d'ombre des milliers de lettres comportant parfois plusieurs pages de questions, de solliciter des auditions et de déférer une douzaine de personnes au parquet, dont six membres du Parlement. Les causes de ces défèrements sont multiples : enrichissement inexpliqué ; prêts douteux assimilables à des libéralités dont l'origine ne pouvait être reconstituée ; et, plus rarement, soupçon d'évasion fiscale. Pour mener nos investigations, nous ne pouvions néanmoins faire davantage que de poser des questions. Mais certaines réponses se contredisaient instantanément ou dans la durée, car la CTFVP a des archives bien tenues et donc la mémoire longue. Les contradictions dans les réponses ont ainsi souvent permis d'approfondir les questionnements et de confondre des assujettis.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - Obtenez-vous réponse à toutes les questions que vous posez ? Sont-elles rendues publiques ?
M. Jean-Marc Sauvé . - La loi de 1988 interdit toute publication des déclarations de patrimoine, questions, réponses et décisions de déferrement au parquet dont nous prenons l'initiative. Nous ne sommes tenus que de publier un rapport tous les trois ans au minimum. En 25 ans d'existence, la CTFVP a rendu publics quinze rapports. Elle rendra le seizième et dernier au moment où elle remettra ses clés et ses dossiers à la Haute autorité de la transparence de la vie publique.
M. Éric Bocquet, rapporteur . - Avez-vous constaté des écarts significatifs entre les déclarations d'intérêts des ministres et les déclarations de patrimoine publiées à l'occasion des événements récents ?
M. Jean-Marc Sauvé . - La CTFVP confronte systématiquement les déclarations de patrimoine qu'elle reçoit aux informations disponibles publiquement, qu'elles émanent des assujettis eux-mêmes ou de la presse, qu'il s'agisse d'informations étayées ou de simples rumeurs. Lorsqu'un écart apparaît entre ces informations et les déclarations dont nous disposons, nous posons des questions. En revanche, les déclarations d'intérêts sont construites de telle sorte qu'elles offrent peu de prise à des comparaisons ou des confrontations utiles avec les déclarations de patrimoine. La CTFVP n'a eu à connaître des déclarations d'intérêts que des membres des seuls Gouvernements Fillon et Ayrault. Lorsqu'un assujetti déclare ne détenir aucun intérêt interférant avec sa mission publique, nous n'avons aucun moyen de le vérifier et nous ne pouvons en tirer aucune conséquence sur la consistance de son patrimoine. Mais s'il déclare un bien même dépourvu de conséquences sur sa fonction, alors la CTFVP peut vérifier la présence de ce bien dans sa déclaration de situation patrimoniale. En règle très générale, dans les rares cas où il a pu être procédé à cette confrontation, les deux déclarations ont coïncidé.
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx . - Le texte relatif à la transparence de la vie publique renoncerait à sanctionner pénalement ceux qui diffuseraient le patrimoine des assujettis aux obligations de déclaration. Qu'en pensez-vous ? Ces sanctions ne sont-elles pas indispensables pour garantir la bonne application de la loi ?
La déclaration fera apparaître les intérêts professionnels d'un assujetti dans les cinq années précédant sa nomination ou son élection. Votre rapport préconisait trois ans. Cinq, c'est davantage que le délai de prescription fiscale. Qu'est-ce qui le justifie ?
M. Jean-Marc Sauvé . - Je ne voudrais pas m'élever au-dessus de ma condition... Président de la CTFVP depuis 2006, je voudrais rappeler avec force que j'ai été sans cesse confronté à l'insuffisance de ses pouvoirs de contrôle et de ses moyens, qui contrastent avec la sensibilité de ses missions. Cela ne nous a pas empêchés de réaliser un travail aussi sérieux, méticuleux et approfondi que possible. Il reste que des personnes qui ont menti éhontément à la CTFVP n'ont pu être inquiétées... jusqu'à la loi du 14 avril 2011.
En effet, jusqu'alors, si l'absence de déclaration de patrimoine entraînait l'inéligibilité, une déclaration grossièrement mensongère ne pouvait pas être sanctionnée. Je suis reconnaissant au Parlement d'avoir comblé ce vide juridique, en créant, d'une part, l'infraction de déclaration mensongère et en ouvrant, d'autre part, à la CTFVP l'accès aux déclarations d'impôt sur la fortune et d'impôt sur le revenu, indispensables pour commencer à apprécier si un enrichissement est licite ou non.
Quelques jours après promulgation de la loi du 14 avril 2011, la CTFVP a demandé à la direction générale des finances publiques la communication des déclarations d'impôt de certains assujettis pouvant avoir fait l'objet de redressements fiscaux. Cette direction générale a refusé cette transmission, au motif, qui n'était pas erroné, que la loi ne le permettait pas. Il est par conséquent difficile de s'entendre brocardés comme la « commission des sourds, muets et aveugles », alors que c'est la loi qui a privé si longtemps la CTFVP de moyens d'action indispensables ! L'octroi de véritables moyens de contrôle et d'investigation à la Haute autorité qui doit succéder à cette commission est donc sans conteste l'enjeu de fond le plus important du moment, bien plus que la question de la publicité des patrimoines.
Je me suis toujours exprimé avec prudence sur cette dernière question. Je n'ai pas acquis la conviction que la publicité de ces déclarations rendrait les contrôles plus efficaces. Les patrimoines sont le plus souvent si peu visibles que les citoyens ne pourraient en règle générale rien conclure de la lecture d'une déclaration de patrimoine. Il reste que l'obligation de publicité peut être de nature à renforcer la sincérité des déclarations. Si certains assujettis mentent, il est clair aussi que l'immense majorité d'entre eux respecte loyalement leurs obligations légales. La publicité peut, à tout le moins, conduire à limiter les négligences.
L'Assemblée nationale a prévu de sanctionner pénalement la diffusion des patrimoines. Mais comment identifier le coupable ? Dans notre société de l'information, il sera impossible de dire qui, parmi ceux qui ont consulté le registre des déclarations, a rendu l'information publique. Les diffusions peuvent en outre partir de France, mais aussi de l'étranger. Je demeure donc très prudent et circonspect sur l'efficacité de la répression qui est envisagée. Le texte issu de l'Assemblée nationale comporte encore des lacunes : en tant que président de la CTFVP, j'ai exprimé devant la commission des lois du Sénat ses attentes concernant les pouvoirs d'investigation et les moyens de contrôle de la Haute autorité. Sur le reste, et en particulier sur la difficile question de la publicité des déclarations de patrimoine, c'est à la Représentation nationale de trouver par elle-même le juste équilibre entre des exigences contradictoires.
Je réponds à votre deuxième question. Le rapport de la Commission pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique préconisait un délai de cinq ans pour la déclaration des intérêts professionnels pour les seuls membres du Gouvernement, que cette commission considérait comme tenus à une particulière exemplarité, et un délai de trois ans pour la déclaration des intérêts professionnels des autres acteurs publics. Le délai de trois ans est en effet celui qui est retenu par l'article 432-13 du code pénal en matière de prise illégale d'intérêts. La vie moderne est faite de changements rapides. Un délai de trois années me semble raisonnable. Le degré d'exigence peut toutefois être plus élevé pour les juges ou les ministres que pour les membres du pouvoir exécutif ou les fonctionnaires. Ayant été membre du conseil d'administration du Louvre jusqu'en mai 2008, je me suis ainsi abstenu de participer au jugement par lequel le Conseil d'Etat s'est prononcé en 2012 sur la légalité du champ d'application de la gratuité pour les jeunes de moins de 25 ans.
M. François Pillet, président . - Y a-t-il des conflits d'intérêts non financiers qui mériteraient d'être relevés car ils pourraient en définitive avoir des incidences financières ?
M. Jean-Marc Sauvé . - Nous avons tous de multiples intérêts. Mais tous les intérêts ne sont pas générateurs de conflits. Ces intérêts peuvent être patrimoniaux, professionnels, personnels, ou même découler d'activités d'intérêt général. En tant que président ès-qualités du conseil d'administration de l'Ecole nationale d'administration (ENA), je serais en situation de conflit d'intérêts si, comme président de la juridiction administrative suprême, je me prononçais sur des contentieux relatifs à des admissions à concourir ou des redoublements décidés par l'ENA. Rappelez-vous qu'en 1953, le secrétaire d'Etat à la fonction publique avait interdit à certains jeunes gens soupçonnés d'appartenir au parti communiste de se présenter au concours de l'ENA, ce qui a donné lieu à l'arrêt Barel du 28 mai 1954. Si la question se posait aujourd'hui, je ne pourrais pas siéger.
Les intérêts de nature personnelle et affective permettent d'approcher des limites des intérêts générateurs de conflits. Il ne doit pas être obligatoire, dans les déclarations d'intérêts, de nommer ses proches, ni ses rapports de proximité. Mais leurs activités peuvent rentrer en conflit avec l'exercice de certaines fonctions publiques. Sans qu'il soit besoin de les nommer, il convient donc de tirer les conséquences de ces intérêts, dès lors qu'ils sont significatifs, sur l'exercice des fonctions publiques. Mon épouse est employée par le rectorat de Paris, et mes enfants respectivement par un cabinet de conseil, une réserve naturelle et un laboratoire pharmaceutique : j'ai en conséquence, dans ma déclaration d'intérêts, dressé la liste des sujets sur lesquels, dans mes fonctions, je m'abstiendrais de siéger ou de me prononcer. Les anciennes activités professionnelles peuvent aussi constituer une autre catégorie potentiellement génératrice de conflits, au moins pendant une certaine durée (trois, voire cinq ans).
En revanche, je considère que les opinions politiques, philosophiques, religieuses, syndicales des agents publics et les activités qui s'y rattachent ne peuvent en aucun cas constituer des intérêts qu'il faudrait déclarer et qui pourraient être générateurs de conflits, sauf pour les mandats et fonctions publiquement exercés dans ces domaines. La France a une tradition de liberté d'opinion et d'expression. Lorsque l'Italie et le Royaume-Uni ont obligé leurs juges et leurs agents publics à déclarer leur appartenance à la franc-maçonnerie, la Cour européenne des droits de l'homme a constaté un manquement à la liberté d'opinion et d'expression. En revanche, des mandats et fonctions dans l'ordre religieux, politique, philosophique ou syndical, qui sont publiquement exercés, méritent d'être déclarés. Je rappelle que les déclarations d'intérêt devront être remises par l'agent public à son supérieur hiérarchique : déclarer la simple appartenance à un parti ou à une religion risquerait par conséquent de nous ramener à une période encore plus ancienne que celle de l'affaire des fiches ! Les opinions doivent donc être mises à part. Nous sommes un pays de liberté et nous entendons le rester.
M. François Pillet, président . - Merci.