B. ADAPTER LES OUTILS JURIDIQUES PERMETTANT AU JUGE DE MIEUX SANCTIONNER LES INTERMÉDIAIRES
Si le droit pénal permet d'appréhender de façon appropriée les complices d'une fraude avérée, la question est plus délicate lorsqu'il s'agit de poursuivre et de punir les personnes qui incitent à la fraude, en amont de la commission de tels agissements.
1. La possibilité d'appréhender les intermédiaires sur le fondement de la complicité
Le juge pénal dispose, avec la notion de complicité, d'un outil puissant et efficace lui permettant d'appréhender les intermédiaires financiers qui organisent la fraude fiscale de leurs clients.
L'article 121-7 du code pénal dispose en effet qu' « est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation.
« Est également complice la personne qui par don, promesse, menace, ordre, abus d'autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre ».
L'état de complicité expose l'intéressé à des peines identiques à celles encourues par l'auteur de l'infraction.
En outre, la jurisprudence admet que les complices d'un fraudeur puissent être poursuivis selon des conditions très souples. En effet, la complicité, pour être punissable, doit être rattachée à un fait principal punissable, mais elle n'implique pas en revanche nécessairement que l'auteur de celui-ci soit effectivement puni ni même poursuivi 74 ( * ) . Le droit actuel permet même de poursuivre le complice d'un fraudeur, y compris si ce dernier n'a pas eu l'intention ou la conscience de commettre une fraude 75 ( * ) .
Cet état du droit est clairement rappelé dans la circulaire commune de la DGFIP et de la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice en date du 5 novembre 2010.
Celle-ci insiste notamment sur le fait que « le ministère public n'est pas tenu par les mentions relatives aux personnes visées par la plainte de l'administration et peut étendre la recherche de la responsabilité du délit de fraude fiscale à d'autres personnes que celles qui y sont directement visées.
« Ainsi, lorsqu'il s'avère que les personnes visées dans la plainte de l'administration n'ont pu commettre seules les infractions, la mise en oeuvre, par le parquet, d'investigations supplémentaires pour rechercher les véritables instigateurs de la fraude paraît indispensable.
« En particulier, il est important que soient mises en oeuvre les procédures les plus adaptées à la recherche des véritables auteurs de l'infraction notamment lorsqu'il apparaît que les personnes dénoncées par l'administration sont en fait, compte tenu de leur compétence, de leur expérience ou de la complexité des procédés de fraude, de simples prête-noms ou gérants de paille mis en place pour permettre aux véritables instigateurs de la fraude d'échapper à toutes sanctions et, bien souvent, de contourner une condamnation antérieure ayant prononcé une interdiction de gérer.
« De la même façon, lorsque l'élément matériel du délit est avéré, la pratique consistant à classer sans suite les affaires dans lesquelles l'administration n'a pas été en mesure d'identifier les véritables instigateurs de la fraude (cas par exemple des usurpations d'identité) doit être évitée. À cet égard, il est rappelé qu'en application d'une jurisprudence constante de la Cour de cassation, les personnes convaincues d'avoir apporté leur concours à la réalisation d'une fraude dont les auteurs ne sont pas identifiés peuvent être poursuivies et sanctionnées au titre de la complicité ».
En dépit de ces directives de politique pénale, il apparaît que, dans les faits, à l'exception des enquêtes réalisées sur le fondement de la nouvelle procédure judiciaire d'enquête fiscale (voir supra ), peu d'investigations sont réalisées et peu de poursuites sont engagées à l'encontre des intermédiaires .
Cet état de fait, que votre commission regrette vivement, pourrait évoluer à la suite de l'adoption prochaine du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière.
Ce dernier, qui élargit les circonstances aggravantes susceptibles d'être retenues contre le fraudeur, prévoit également la création d'un délit de fraude fiscale commise en bande organisée . Cette notion, définie par l'article 132-71 du code pénal, permet de viser « tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'une ou de plusieurs infractions ».
Non seulement ce nouveau délit de fraude fiscale aggravée ou commise en bande organisée devrait permettre d'appréhender plus facilement les intermédiaires les plus impliqués dans les schémas de fraude, mais, de plus, il autorisera les enquêteurs à faire usage des « techniques spéciales d'enquête » créées par la loi « Perben II » du 9 mars 2004 (surveillance, infiltration, garde à vue de quatre jours, interceptions de correspondances téléphoniques, sonorisations, captations de données informatiques, etc.). En particulier, les possibilités qu'offrent une sonorisation des locaux du fraudeur ou l'infiltration de son environnement et celui de ses complices, ou l'observation de son système informatique comptable en temps réel, devraient offrir aux enquêteurs les moyens de mieux identifier les montages sophistiqués de fraude.
Un problème plus général devra être traité : celui de la cohérence des délais de prescription des infractions financières et fiscales.
Proposition n° 29 : inciter les parquets et les services d'enquête à procéder systématiquement, dès lors que des indices sérieux laissent présumer une fraude complexe, à des investigations permettant d'identifier et de traduire devant la justice les intermédiaires qui contribuent en pleine connaissance de cause à la fraude fiscale de leurs clients. |
2. Un droit pénal partiellement démuni en amont de la fraude
Si le recours à la notion de complicité - et, sans doute prochainement, à la notion de bande organisée (voir supra ) - permet de poursuivre les intermédiaires impliqués dans une fraude fiscale avérée, le droit pénal est en revanche plus démuni dès lors qu'il est question d'agir, en amont de la fraude, contre les intermédiaires financiers qui démarchent des clients ou font la promotion de montages frauduleux. En effet, la complicité ne peut être retenue à l'encontre d'une personne que si un « fait punissable » a été commis.
Sans doute diverses incriminations sont-elles susceptibles d'être retenues dans certaines circonstances (démarchage illicite, etc.).
En outre, l'incitation à commettre un délit constitue un manquement aux obligations déontologiques de certaines professions : l'article 1 er du Règlement national intérieur de la profession d'avocat dispose par exemple que « lorsqu'il a des raisons de suspecter qu'une opération juridique aurait pour objet ou pour résultat la commission d'une infraction, l'avocat doit immédiatement s'efforcer d'en dissuader son client. À défaut d'y parvenir, il doit se retirer du dossier ».
Il apparaît toutefois nécessaire d'aller plus loin, comme l'a indiqué devant la commission d'enquête Bruno Bézard, directeur général des finances publiques : « je pense qu'il serait souhaitable que la France puisse, dans son champ domestique, expliquer que les promoteurs de la fraude fiscale ne peuvent rester impunis. [...] Il existe des dossiers où on a le sentiment que les contribuables se sont vus proposer des schémas de fraude fiscale. Certes, ils n'étaient pas obligés de signer, mais on ne leur fait pas de cadeau pour autant ! Se voir proposer un schéma de fraude fiscale ?clés en main?, réputé sans problème, et en monter un soi-même ne relève pas de la même démarche... Nous poursuivons les fraudeurs au pénal pour complicité, mais nous n'avons aujourd'hui pas assez d'outils juridiques pour avancer. L'état actuel du droit ne nous permet pas, collectivement, de donner aux agissements de certains opérateurs les suites qu'ils méritent. Je pense qu'il faut réfléchir à la façon de mieux appréhender l'incitation à la fraude fiscale . Je parle ici de montages qui permettent de percevoir 20 millions d'euros sans être taxé, grâce à trois trusts, quatre sociétés panaméennes, cinq comptes offshore, avec des titres hybrides, qui masquent en fait une distribution de revenus illégale ! ».
Au terme de ses travaux, la commission d'enquête ne peut que souscrire à cette proposition tendant à créer, dans notre droit, un délit d'incitation à la fraude fiscale .
Comme l'indiquait lors de son audition Bernard Petit, sous-directeur à la DCPJ du ministère de l'Intérieur : « nous avons été confrontés [à la problématique du démarchage illicite en France par des banques étrangères] ; ce n'est plus le cas aujourd'hui, mais je n'écarte pas l'hypothèse que nous rencontrions ce problème dans un avenir plus ou moins lointain. Il est des services clientèle très agressifs, qui identifient immédiatement les personnes à la recherche de solutions particulières. Sur la place de Paris, aussi, se trouvent des spécialistes des montages complexes, qui offrent un service complet à leurs clients, avec une banque à l'étranger, l'ouverture d'un compte et la carte bancaire correspondante, et cela se sait ».
Proposition n° 30 : créer un délit spécifique d'incitation à la fraude fiscale comportant notamment la répression du démarchage et de la publicité pour des dispositifs d'évasion fiscale. |
Les conditions dans lesquelles un tel délit pourrait être poursuivi et sanctionné soulèvent des difficultés particulières lorsque le démarchage et l'offre de services frauduleux émanent de sites Internet consultables en France mais installés à l'étranger , comme votre rapporteur a pu en consulter très aisément. Dans ce cas se pose en effet la question de l'application territoriale de la loi française .
Cette difficulté s'inscrit dans le cadre plus général de la régulation d'Internet et de la définition des moyens - à la fois juridiques et techniques - permettant de limiter l'accès à des contenus frauduleux ou illicites.
À ce jour, le cadre juridique de régulation de l'Internet est fixé par l'article 6 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, qui définit les obligations susceptibles d'être imposées aux fournisseurs d'accès et aux hébergeurs, notamment en présence de certains contenus particulièrement choquants (pédopornographie, etc.).
Dans ce cadre, votre commission d'enquête ne peut qu'appeler de ses voeux une réflexion sur la définition de moyens pertinents de restreindre l'accès du public aux sites Internet offrant des montages « clés en main » d'évasion fiscale illégale ou proposant l'ouverture de comptes bancaires à de telles fins dans des territoires complaisants.
Proposition n° 31 : réfléchir, dans le cadre d'un débat sur la régulation de l'Internet, aux moyens pertinents de restreindre l'accès du public à des sites commerciaux offrant des montages « clés en main » d'évasion fiscale illégale ou proposant l'ouverture de comptes bancaires à de telles fins dans des territoires complaisants. |
* 74 Cass. Crim., 28 novembre 2006.
* 75 Voir par exemple Cass. Crim., 8 janvier 2003, qui a considéré que, dès lors que l'existence d'un fait principal punissable (exportation illicite de stupéfiants) a été souverainement constatée par la cour d'appel, la relaxe en faveur du prévenu principal pour défaut d'intention coupable n'exclut pas la culpabilité du complice.