B. INDIVISIBILITÉ DE LA RÉPUBLIQUE
Le principe d'indivisibilité de la République, qui postule traditionnellement l'uniformité du cadre juridique applicable aux collectivités territoriales et dans les collectivités territoriales, est l'aboutissement de la construction multiséculaire de l'État. Il connaît des évolutions sensibles.
1. Progrès de la différentiation territoriale
Historiquement, une première atténuation lui fut apportée par la loi du 17 octobre 1919 prévoyant le maintien provisoire des dispositions législatives et réglementaires d'application du régime concordataire en vigueur dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle avant leur retour à la France. Le Conseil constitutionnel vient de confirmer la conformité de cet état du droit à la Constitution (décision 2012-297 QPC du 21 février 2013). De façon comparable, le statut de l'Église catholique reste régi en Guyane par une ordonnance royale du 27 août 1828. Ajoutons que, en application d'une loi du 13 avril 1900, les membres du clergé catholique de Guyane sont rétribués sur le budget départemental. Le pouvoir d'adaptation et la prise en compte des circonstances locales par le législateur ne sont donc pas nécessairement récents.
De façon plus actuelle, le titre XII de la Constitution met en place au profit des départements, régions et collectivités territoriales d'outre-mer les outils d'une véritable différentiation territoriale.
Pour ce qui est du territoire métropolitain, refuge de l'uniformité traditionnelle, le cas de la Corse montre que la création d'un statut particulier peut ne pas être regardée comme portant atteinte au caractère indivisible de la République (décision 82-138 DC du 25 février 1982) ; la même décision confirme aussi la possibilité pour le législateur d'habiliter, à sa demande, une collectivité à définir les modalités d'application d'une loi sur son territoire au cas où il serait nécessaire d'adapter les dispositions réglementaires nationales aux spécificités locales. Deux conditions sont prévues, d'une part, la demande d'habilitation ne peut concerner que les compétences dévolues à la collectivité territoriale demanderesse, d'autre part, l'adaptation demandée ne doit pas être de nature à mettre en cause l'exercice d'une liberté individuelle ou d'un droit fondamental (décision 2001-454 DC du 17 janvier 2002).
Pour ce qui est du territoire métropolitain continental, dernier pré-carré de l'uniformité, à y regarder de près, l'uniformité tend à reculer devant la différentiation territoriale des normes et des politiques : la loi montagne ou la loi littoral, ou les multiples politiques de zonage en témoignent, ainsi que la diversité croissante des formules de coopération entre collectivités territoriales. Le processus de différentiation territoriale s'est accentué encore dernièrement avec la création par la loi du 16 décembre 2010 des métropoles, qui reprennent de droit certaines compétences du département et de la région, et des pôles métropolitains.
Par ailleurs, le principe d'expérimentation mentionné ci-dessus ouvre une voie étroite à la différenciation des normes législatives ou réglementaires applicables dans les territoires.
Ces évolutions plus que significatives ne portent pas atteinte au principe d'indivisibilité de la République. L'encadrement par l'État de l'action territoriale garantit l'unité tout en laissant place à la diversité.
2. Obstacles à la différentiation territoriale
a) Subordination du pouvoir réglementaire des collectivités territoriales
Le refuge le plus efficace de l'uniformité, fille de l'indivisibilité, est peut-être la limitation, en France continentale tout au moins, du pouvoir réglementaires des collectivités territoriales mentionné au 3 e alinéa de l'article 72 de la Constitution. Conforté par la prégnance du principe d'égalité dans notre ordonnancement juridique, l'exercice centralisé du pouvoir réglementaire a pu être décrit comme un mode de « gouvernement à distance » discrètement négateur de la décentralisation.
Comme il est noté dans Les grandes Décisions du Conseil constitutionnel 3 ( * ) , « la frontière entre l'Etat indivisible et l'Etat divisible se détermine par référence à l'inexistence ou l'existence d'un pouvoir normatif autonome. (...) Le principe de libre administration ne confère pas en principe aux collectivités territoriales un pouvoir réglementaire autonome, en dehors du domaine de compétence du législateur » . D'où, réserve faite du cas de l'outre-mer, qui fait l'objet comme on l'a vu de dispositions constitutionnelles spécifiques, les limites posées, on l'a vu aussi, par la décision 2001-454 DC du 17 janvier 2002 à l'exercice par la collectivité territoriale de Corse d'un pouvoir d'adaptation de la réglementation nationale. Encore le cas de la Corse est-il parfois présenté comme la limite extrême et non réitérable de ce que le législateur peut concéder à une collectivité territoriale en application du 3 e alinéa de l'article 72 de la Constitution.
Quant au pouvoir d'adaptation du 4 e alinéa de l'article 72, il est « d'application peu évidente et délicate », ainsi, « lorsque les régions Alsace et Bretagne souhaitèrent expérimenter en définissant des politiques régionales dans le domaine de l'eau, l'Etat s'y opposa au motif que ces réglementations ne seraient pas conformes aux règles et aux normes en vigueur sur l'ensemble du territoire 4 ( * ) ».
À côté de ces cas particuliers, le régime juridique « de droit commun » du pouvoir réglementaire des collectivités territoriales est rappelé par la décision 2001-454 DC : le législateur peut confier à une catégorie de collectivités territoriales le soin de définir certaines modalités d'application d'une loi ; le pouvoir réglementaire ainsi créé ne peut s'exercer en dehors du cadre des compétences dévolues par la loi aux collectivités concernées ; les mesures prise par les collectivités n'ont ni pour objet ni pour effet de mettre en cause le pouvoir réglementaire d'exécution des lois de l'article 21 de la Constitution. Autrement dit, comme il est précisé dans Les grandes Décisions du Conseil constitutionnel , « les collectivités territoriales ne sont pas habilitées à prendre des décisions administratives sur le fondement direct de l'article 72 de la Constitution » .
La différentiation mise en oeuvre par les collectivités territoriales est plus difficile à appréhender car elle implique la prise en compte de spécificités locales plus diffuses, plus difficiles à identifier objectivement que celles qui justifient l'institution des politiques de zonage prioritaire ou la défense de la montagne et du littoral. Cette différentiation se heurte potentiellement au principe d'égalité. Elle n'en est pas moins nécessaire à la vitalité d'une action locale véritablement de proximité, serrant au plus près les besoins et les conditions du terrain.
En fin de compte, il existe actuellement une modalité largement pratiquée de différenciation territoriale : celle que l'État met en oeuvre en fonction de critères objectifs (population, revenu, environnement géophysique) pour compenser certaines inégalités territoriales. Ce type de différentiation tend en somme au rétablissement de l'unité battue en brèche par les inégalités territoriales. Il se combine donc aisément avec le principe d'indivisibilité.
b) Inflation normative et gouvernement à distance
L'Etat élabore un flux continu de normes dans le réseau desquelles les collectivités territoriales se trouvent étroitement enserrées. Votre délégation a examiné à plusieurs reprises cette inflation normative qui vient de donner lieu à l'adoption par le Sénat d'une proposition de loi portant création d'un conseil national chargé du contrôle et de la régulation des normes applicables aux collectivités locales.
Le problème est en effet sensible : il a souvent été souligné que l'Etat, regagne par l'exercice de son pouvoir normatif une large influence sur la mise en oeuvre des compétences transférées. C'est ce que l'on a appelé le « gouvernement à distance ».
La lutte contre l'inflation normative, la fin du gouvernement à distance, ces maux de la décentralisation, sur lesquels on reviendra dans la suite du présent rapport, sont largement conditionnées par la possibilité d'une différentiation accrue de l'ordonnancement juridique territorial.
La différentiation, composante désormais légitime de notre ordonnancement juridique, ne conduit pas à la destruction de l'État ni de la République. Il ne faut pas s'en effrayer mais en tirer le meilleur parti dans le respect scrupuleux de l'ensemble des principes ordonnateurs du système politique et administratif de la France.
En fonction de ces observations, votre délégation a souhaité conclure le premier chapitre du présent rapport en préconisant un recours plus large à la différentiation territoriale.
Proposition n° 2. Emprunter de façon dynamique, dans le respect du principe d'égalité, la voie de la différentiation du cadre juridique applicable aux collectivités territoriales et dans les collectivités territoriales. |
* 3 Les grandes Décisions du Conseil constitutionnel , 15° édition, Dalloz, p. 396.
* 4 B. Rémond in « Les collectivités territoriales ; trente ans de décentralisation » , Cahiers français, n°362, mai-juin 2011, p. 11 .