F. LA TRAITE DES TRAVAILLEURS MIGRANTS À DES FINS DE TRAVAIL FORCÉ
Le Bureau international estime à 20,9 millions le nombre de victimes du travail forcé dans le monde. Ce chiffre serait une estimation prudente. Il signifie, en tout état de cause, que trois personnes sur mille environ sont victimes du travail forcé dans le monde. 90 % sont exploités par des particuliers et des entreprises, en majorité dans des secteurs comme l'agriculture, la construction ou le travail domestique. 55 % de ces esclaves modernes sont, par ailleurs, du sexe féminin. 22 % de ces travailleurs forcés sont, en outre, victimes d'exploitation sexuelle. L'Europe n'est pas épargnée. C'est en effet en Europe centrale et du Sud-Est que le nombre de travailleurs forcés par millier d'habitant est le plus élevé avec un taux dit de prévalence de 4,2, en dépit de l'adhésion d'un certain nombre de pays de cette région à l'Union européenne ou de la ratification de la Charte sociale européenne par la plupart des États. Le phénomène n'est pas non plus inexistant en Europe occidentale, supposée être plus développée. Le taux de prévalence atteint ici 1,5.
La commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées estime que les autorités nationales se trompent de cible dès lors qu'elles considèrent que les travailleurs victimes de cette traite sont souvent issues de l'immigration irrégulière. Ce faisant, les victimes se retrouvent, selon elle, en position de criminels.
Intervenant au nom du groupe PPE, M. André Schneider (Bas-Rhin - UMP) a rappelé les difficultés que pouvaient rencontrer les États dans leur lutte contre la traite :
« L'esclavage a été aboli depuis longtemps et pourtant il existe encore, y compris dans nos pays. Ces esclaves modernes constituent une main-d'oeuvre sans voix, sans défense et corvéable à merci.
La pauvreté extrême pousse chaque jour des femmes, des hommes et même des enfants dans les mains d'exploiteurs sans pitié.
Comme le souligne le Comité français contre l'esclavage moderne, le CCEM : « esclaves pour dettes, victimes de négriers modernes ou clandestins pris au piège de la traite des êtres humains, ils subissent les pires traitements, réduits au statut d'objets. (...) le critère déterminant n'est pas la couleur de la peau, ni l'origine ethnique mais la vulnérabilité qui permet une emprise totale sur une personne ».
Madame la rapporteure, vous avez raison : les travailleurs migrants exploités de la sorte ne doivent pas être considérés comme des délinquants. Ils sont d'abord la proie de réseaux, dont certains sont mafieux. Ils sont des victimes.
J'ai eu l'occasion de participer aux travaux de la mission d'information de l'Assemblée nationale française sur l'esclavage moderne. Force est de constater que la lutte contre ces pratiques reste difficile et que plusieurs problèmes que nous avions soulevés à l'époque sont toujours d'actualité.
Tout d'abord, cette traite n'est pas seulement le fait de réseaux mafieux mais aussi d'individus. Ainsi, en France, le CCEM a rappelé qu'en ce qui concerne l'esclavage domestique, 82 % des victimes viennent de pays africains et 75 % ont été « recrutées » directement par leur employeur. Ce sont en général les femmes qui se chargent du recrutement via des réseaux familiaux. Les recrutements par des agences concernent la plupart du temps les employeurs les plus riches. Et malheureusement près d'un tiers de ces victimes sont mineures !
Se pose également la question de la condamnation des employeurs. En novembre dernier, une réunion d'experts organisée à Bucarest a insisté sur l'indispensable travail de protection et d'accompagnement des victimes afin d'obtenir les témoignages qui permettront de condamner ces négriers des temps modernes. Par ailleurs, qu'ils soient particuliers ou entreprises, les employeurs-exploiteurs ne doivent plus espérer l'impunité. Cela suppose que chaque pays se dote d'un cadre législatif adapté - comme le demande votre excellent projet de résolution - et que celui-ci soit appliqué sans faille à tous les employeurs. On sait, à ce propos, les problèmes que posent les employeurs protégés par un statut diplomatique.
De plus, il est nécessaire de prendre en compte les avis et arrêts de la CEDH : l'arrêt CN. et V. c. France , rendu en octobre 2012, est venu rappeler que même dans la patrie des droits de l'Homme, l'esclavage moderne reste une réalité. Il a été notamment reproché à mon pays de ne pas avoir adopté une définition précise des infractions de servitude et de travail forcé, ce qui affaiblit la prévention des agissements concernés, la protection des victimes et l'efficacité des sanctions. En notre qualité de parlementaires, et encore plus de membres de cette Assemblée, il est de notre devoir d'agir auprès de nos gouvernements et de nos parlements pour résoudre ces questions juridiques.
Enfin, la coopération internationale est nécessaire. Vous rappelez dans votre rapport que plusieurs coopérations judiciaires et policières ont été mises en place en Europe. Mais l'asservissement ne commence pas qu'une fois arrivé sur nos territoires. Souvent, cet esclavage s'est mis en place dès le plus jeune âge, dans le pays d'origine. Il faut donc agir en amont. Les campagnes d'information sont nécessaires mais insuffisantes face à la misère et au désespoir. La scolarisation des mineurs permettrait d'offrir un avenir à ces enfants mais aussi à leur famille.
Chers collègues, comment pouvons-nous supporter d'avoir à prononcer aujourd'hui encore ces mots terribles de « travail forcé », de « traite » d'êtres humains ? Cet esclavage moderne est une atteinte intolérable à la dignité humaine.
En 1948, la Déclaration universelle des droits de l'Homme proclamait : « Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude. L'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes ». Faisons en sorte que 65 ans plus tard, cet idéal ne reste pas lettre morte et devienne une réalité pour tous. C'est pourquoi, madame la rapporteure, je voterai votre rapport avec conviction. »
La résolution adoptée par l'Assemblée invite les États membres à lutter contre les phénomènes de traite en tenant compte de la vulnérabilité particulière des personnes concernées, en leur offrant notamment une protection effective dès lors qu'elles participent aux procédures pénales. Le cadre juridique mis en place doit permettre de poursuivre les utilisateurs finaux. Une intensification des inspections du travail est également recommandée. Elle met également en avant les instruments juridiques internationaux en la matière, qu'il s'agisse de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains de 2005, ratifiée par la France en 2008, ou de la Convention de l'Organisation internationale du travail (OIT) concernant le travail décent pour les travailleurs et travailleuses domestiques adoptée en 2011 mais ratifiée par seulement trois États sur 183 membres de l'OIT. Les politiques d'immigration et de retour nationales doivent, quant à elles, êtres alignées sur les recommandations du Groupe d'experts sur la traite des êtres humains (GRETA) du Conseil de l'Europe.