B. FAIRE CONTRIBUER LES PASSAGERS CLANDESTINS DES RÉSEAUX NUMÉRIQUES
La récente discussion de la proposition de loi pour une fiscalité numérique efficace et équitable a été l'occasion d'un débat tenu au Sénat, alimenté par la remise du rapport commandé par le gouvernement sur le même sujet.
Votre commission du développement durable, au rapport pour avis de laquelle on peut se reporter, y a pris une part active.
Elle a fait valoir la profonde logique que les passagers clandestins des réseaux contribuent à leur financement.
Le débat doit se poursuivre sur ce point et les propositions du rapport remis au gouvernement par MM. Collin et Colin, consistant à fiscaliser les flux de données, doivent être approfondies sans négliger les autres voies pour une fiscalité numérique juste et efficace.
L'ARCEP fait probablement valoir à juste titre qu'en l'état l'assiette de la contribution des « free riders » est modérément étendue. Mais, la création de valeur suit une dynamique très forte dans le secteur numérique (ainsi qu'en témoigne, par exemple, la forte progression du chiffre d'affaires du commerce en ligne publiée au cours de la préparation du présent rapport passé à 45 milliards d'euros) et c'est dans le temps long qu'il faut apprécier les perspectives de la base contributive.
Surtout, il faut d'ores et déjà agir vigoureusement pour rétablir le principe d'équité et compenser les pertes des recettes résultant de pratiques d'évasion fiscale inacceptables des différents acteurs de l'écosystème, qu'ils résident à l'étranger ou en France 58 ( * ) .
L'écosystème de l'internet est généralement subdivisé en plusieurs intervenants.
L'ARCEP distingue trois catégories d'acteurs :
- les opérateurs de communications électroniques qui déploient et exploitent les réseaux ;
- les fournisseurs de contenus et d'applications (dits « FCA ») qui proposent leurs contenus et applications via le réseau ;
- les utilisateurs ultimes.
A ces catégories, l'ARCEP ajoute celle des fabricants de terminaux.
Coe-Rexecode reprend une répartition analogue : producteurs d'équipements, services informatiques, éditeurs de logiciels, opérateurs de réseaux, intermédiaires de l'internet et producteurs de contenus.
Les fournisseurs de contenus et d'application accèdent aux infrastructures à des conditions généralement avantageuses puisqu'en dehors du sous-secteur des services spécialisés où les accords conclus entre FAI et FCA peuvent prévoir des rémunérations spécifiques, dans les deux sens au demeurant, le coût d'accès à l'internet se résume globalement à celui de l'abonnement. Au sujet de ces accords, l'ARCEP remarque dans son rapport sur la neutralité de l'internet : « La diffusion sur un service spécialisé nécessite qu'un accord soit conclu entre le FAI distributeur et le FCA. Cet accord donne parfois lieu à un paiement net du FCA au FAI : en effet, le FAI va chercher à se faire rémunérer pour la distribution du contenu avec une qualité contrôlé ; mais le FCA peut également chercher à se faire rémunérer dans la mesure où ses contenus viennent enrichir l'offre (bouquet audiovisuel par exemple) proposée par le FAI à ses abonnés. La diffusion « over the top », en revanche, n'exige pas de relation directe avec le FAI, est moins coûteuse, mais ne garantit pas la qualité de diffusion, ni la facilité d'accès comparable aux fonctionnalités des « box » des opérateurs . »
Les services proposés par les FCA résultent d'une fonction de production où figure l'accès au réseau. Celui-ci au réseau est quasiment gratuit. Cette situation correspond à celle que retrace la théorie économique sous la dénomination de « passager clandestin », c'est-à-dire d'un agent qui bénéficie, sans avoir à en assumer les coûts lui-même, des services ou des biens financés par d'autres.
Elle pose des problèmes au regard de l'efficacité de l'allocation des ressources mais aussi de l'équité.
La croissance des usages à laquelle participent directement (pour les offres déployées par eux) ou indirectement (du fait de l'attrait des services proposés et de ses effets en termes de clientèle de l'internet), les FCA témoignent des problèmes d'efficacité dans l'affectation des ressources. La « quasi-gratuité » de leur utilisation du réseau peut les conduire à contribuer à l'engorger, obligeant ainsi les FAI à des investissements de capacité qu'ils ne supporteraient pas autrement. Ce problème d'efficience subsiste même dans l'hypothèse où la « quasi-gratuité » de l'accès au réseau par les FCA est considérée comme l'envers des bénéfices tirés par les FAI du développement des services proposés sur le net par les fournisseurs de contenu.
Or, le trafic échangé via l'internet progresse à un rythme qui, pour ralentir, reste assez soutenu pour qu'on doive en envisager presque le quadruplement entre 2011 et 2016, à l'échelle mondiale.
Source : ARCEP, rapport au Parlement et au Gouvernement sur la neutralité de l'internet.
Pour la France, l'ARCEP décrit les tendances observées comme « assez proches des évolutions au niveau mondial », tout en reconnaissant ne pas disposer de chiffres suivis des volumes de trafic échangés sur les réseaux fixes.
L'ARCEP précise qu'en France, la croissance du volume de trafic fixe a désormais lieu essentiellement en raison d'un accroissement régulier des usages individuels, la hausse de la base d'abonnés étant désormais ralentie (+ 8 % d'abonnés haut/très haut débit au cours de l'année 2010, puis + 6 % au cours de 2011). Évaluant à plusieurs millions de téraoctets (ou plusieurs exaoctets) le volume de données échangées sur les réseaux fixes, elle observe que, dans la mesure où environ 80 % du trafic est lié à la télévision sur IP linéaire diffusée en multicast, il importe de distinguer le volume de trafic au niveau des utilisateurs, de l'ordre de la dizaine d'exaoctets, du trafic au niveau des coeurs de réseau, qui n'en représente donc que de l'ordre de 20 %. Les volumes de trafic générés dépendent ainsi du niveau d'observation.
Sur les réseaux mobiles, la croissance des usages individuels se conjugue en revanche toujours avec un accroissement régulier du nombre d'utilisateurs (+ 32 % d'utilisateurs actifs de la 3G au cours de l'année 2010, puis + 22 % au cours de 2011), et la hausse du volume de trafic a ainsi atteint 120 % au cours de l'année 2010, puis 80 % au cours de 2011, pour un volume échangé en 2011 de 55 922 téraoctets.
L'augmentation du volume du trafic implique une modernisation des réseaux, fixes et mobiles. Hors coûts fixes qui atteignent des niveaux incomparablement élevés par rapport aux coûts variables - tel a été le cas du réseau cuivre et tel sera aussi le cas du réseau THD -, les coûts variables correspondant à une modernisation du réseau de collecte et de transport pouvant dépendre des solutions envisagées. L'ARCEP en proposent plusieurs estimations à partir d'une méthode basée sur les tarifs de gros offerts par France Telecom supposés refléter les coûts variables de l'infrastructure.
Elle indique que le triplement de la consommation sur le réseau fixe pourrait induire une augmentation de 6 à 12 % des coûts-réseaux de fourniture de l'accès à l'internet, soit une centaine de millions d'euros par an nécessaire pour égaliser l'offre et la demande.
Pour les réseaux mobiles , le coût serait sensiblement plus élevé en raison d'un lien beaucoup plus direct et fort entre la croissance du trafic et les besoins de capacité. Les coûts supplémentaires annuels seraient de l'ordre du milliard d'euros au vu des perspectives du marché français.
Dans un tel contexte, les opérateurs de réseaux (plus largement les fournisseurs d'accès à l'internet) tendent à souhaiter que les externalités positives dont bénéficient les FCA soient internalisées, autrement dit que ceux-ci se voient appliquer une tarification de leur accès au réseau.
Cette revendication doit être analysée sous l'angle de considérations théoriques, déjà abordées, mais aussi pratiques.
Sous ce dernier angle, force est de relever que, dans son récent rapport sur la neutralité du net, l'ARCEP souligne la portée limitée d'une telle contribution compte tenu du chiffre d'affaires des FCA.
Elle le décrit ainsi :
« L'une des principales activités rémunératrices des FCA qui proposent des contenus et applications accessibles par le service d'accès à l'internet est le commerce en ligne, qui a généré en France un chiffre d'affaires de 38 milliards d'euros en 2011 d'après la Fédération du e-commerce et de la vente en ligne (FEVAD), activité qui connaît depuis dix ans de fortes progressions annuelles mais dont la part dans l'ensemble du commerce de détail ( 479 milliards d'euros en 2011 , chiffres INSEE) est encore limitée. Seule une faible part de ces 38 milliards d'euros est retenue par les FCA sous la forme de commission commerciale .
Les FCA tirent également des revenus de la publicité en ligne : 2,6 milliards d'euros en France en 2011 (source Capgemini Consulting ), en progression de 11 % pour un marché de la publicité d'environ 12,7 milliards d'euros tous médias confondus (journaux, télévision, internet, etc. - chiffres IREP) dont 3,5 milliards d'euros pour la télévision (stable par rapport à 2010).
D'autres services en ligne très variés génèrent des revenus . A titre d'illustration, il peut s'agir d'accès payant à un service en ligne (tel qu'un abonnement à un service d'écoute de musique), ou de paiement d'une prestation rendue en ligne (telle qu'un service de référencement sur un annuaire ou un moteur de recherche, ou un service de « cloud computing ») » .
L'ARCEP considère que le chiffre d'affaires du commerce en ligne (38 milliards d'euros) ne peut être entièrement « affecté » aux activités des FCA stricto sensu , où internet apparaît comme un élément-support de la transaction plutôt que comme l'élément créateur de valeur en soi. Il en va de même pour les mises à disposition de nombre de contenus culturels via le net.
Autrement dit, la valeur ajoutée par l'internet est, pour l'ARCEP, sensiblement inférieure à ce qui ressort de la prise en compte du chiffre d'affaires des FCA.
L'ARCEP évalue aux alentours de 5 milliards d'euros le chiffre d'affaires des FCA correspondant strictement à leur activité sur le réseau ce qui correspondrait plus ou moins à la valeur ajoutée de ces intervenants.
Elle observe que cette estimation est dans la ligne de celle fournie par l'IDATE (tout en mentionnant l'estimation deux fois plus élevée du cabinet ATKearney).
« L'IDATE, en retenant une méthodologie proche de celle évoquée dans ce document pour délimiter les FCA, estime ainsi que le marché des « services internet » s'élève à 26,7 milliards d'euros dans l'Union européenne en 2011. Le cabinet ATKearney, avec des critères plus larges, avait estimé que le marché des « services en ligne » représentait 242 milliards d'euros dans le monde en 2008. Même en les rapportant à des zones géographiques comparables, il subsiste environ un facteur de deux entre ces deux estimations. »
En mettant en rapport ces données avec celles relatives aux besoins d'extension des capacités des réseaux, l'Autorité en conclut que la contribution des FCA ne saurait être que limitée, en particulier si l'on prend comme référentiel les besoins de financement du réseau de THD.
Ces observations paraissent toutefois devoir être complétées par la prise en compte de considérations de principe mais aussi de fait tenant à la concentration des FCA, à leurs résultats financiers et à leurs pratiques d'évasion fiscale.
Elles conduisent à souligner les incertitudes sur l'étendue de la base contributive réelle de plusieurs entreprises et la dimension éthique et économique du sujet qui invitent à rechercher les voies d'une internalisation des services rendus par les réseaux adaptée à une juste contribution de leurs utilisateurs.
Au demeurant, il faudrait élargir ces réflexions et tenir compte de l'effort d'investissement des opérateurs privés, ainsi que de sa répartition, dans les infrastructures de nouvelle génération.
Une réflexion sur les taux d'investissement par infrastructure devrait intervenir afin de corriger d'éventuels sous-investissements dans le segment du fixe. De même, les conditions réelles de partage de l'excédent brut d'exploitation en ses différentes composantes devraient être clarifiées.
* 57 A cet égard, l'argumentaire technique faisant valoir l'existence de crédits non consommés pour devoir être considéré, ne pèse pas lourd face au signal donné aux investisseurs.