II. PRÉSUPPOSÉS ET NON-DITS DE LA POLITIQUE DE PRÉVENTION DE L'INONDATION EN FRANCE

Le système de lutte contre l'inondation mis en place depuis une trentaine d'années, en France, est fondé sur quelques présupposés jamais remis en question et fonctionne sur des non-dits rarement explicités.

A. ASSURER UNE PROTECTION TOTALE DE LA POPULATION ET DES BIENS

Le premier de ses présupposés, c'est qu'il entend assurer, sans le dire, une protection totale des territoires inondables, population et biens.

Cette protection est visée pour elle-même et non comme condition nécessaire, éventuellement insuffisante, de la perpétuation de la vie et de l'activité d'un territoire, ce qui est une approche toute différente. Les territoires les mieux protégés de l'inondation étant les territoires vides, il s'agira donc d'empêcher et quand ce n'est pas possible, de limiter au maximum, leur peuplement et leur développement.

Dans cette perspective, le maintien d'une population permanente ou temporaire dans un territoire à risque, fut-ce au prix d'aménagements, est toujours une concession, discutable et âprement discutée, jamais un objectif. On habite un territoire à risque seulement si on ne peut faire autrement, comme les Hollandais.

Position théorique, évidemment car s'il fallait déménager toutes les zones inondables, où fâcheusement se retrouvent plus de la moitié des communes de France, beaucoup de villes et une bonne partie du potentiel économique national, il y aurait du souci à se faire. D'ailleurs, personne ne l'envisage vraiment. À l'occasion des travaux pratiques, on cherchera seulement à limiter les dégâts.

LA LEÇON DES PAYS-BAS

« Plus jamais ça ! », tel fut l'impératif qui a guidé les Pays-Bas après la catastrophe de 1953 qui a causé la mort de plus de 1 800 personnes. L'organisation du pays en a été bouleversée, les lois modifiées en conséquence. La gestion de l'eau est devenue une question consensuelle.

Les enjeux sont, en effet, considérables.

26 % de la surface du pays se situent au-dessous du niveau de la mer et 55 % sont inondables pour un territoire d'environ 40 000 km². Une tempête avec une période de retour de 100 000 ans se solderait par 4 300 km² inondés, 10 000 morts et 120 milliards d'euros de dégâts, soit un chiffre bien plus élevé que le coût de Katrina (Nouvelle-Orléans), de l'ordre de 10 milliards d'euros hors impact sur l'économie américaine. La submersion de la zone inondable qui regroupe les deux-tiers du potentiel économique du pays.

L'origine des inondations, c'est la mer et les lacs ainsi que les fleuves et les rivières (Rhin, Meuse, Escaut...) dont l'embouchure court le risque d'être bloquée par les glaces, parfois les deux. Le réseau de protection actuel est prévu pour une période de retour de 10 000 ans pour les crues venant de la mer.

Même si les Pays-Bas ont été soucieux depuis 1953 de réorganiser leurs outils de prévision (regroupement dans un même lieu des services d'hydrographie et météo, regroupement des services de prévision et d'alerte dans un même centre de gestion de l'eau, prévision par origine de risques - la mer du Nord, les fleuves Rhin et Meuse, les grand lacs), de regrouper les services d'urgence et de santé publique, de professionnaliser les services de secours, de rassembler les municipalités en grandes unités territoriales de sécurité, de créer un centre national de gestion des crises et un centre de coordination logistique et organisationnel, veillant à la mutualisation des moyens en cas de crise touchant plus de deux municipalités. Ce qui caractérise leur politique de lutte contre l'inondation, c'est la place faite à la prévention. Il faut dire que c'est pour le pays une question de vie ou de mort.

Le dispositif d'alerte et de surveillance, en cas de crise, prévoit une personne tous les 5 km sur la côte et tous les 500 m en ville.

La politique de prévention se caractérise par :

- La définition législative du niveau du risque pour lequel seront conçus les ouvrages de protection. Fruits de décisions pragmatiques, ont ainsi été définies comme référence légale de l'aléa : une fréquence de retour de 10 000 ans pour la partie la plus peuplée et la plus industrieuse des Pays-Bas (Provinces de la Hollande méridionale et d'Utrecht, partie de la Hollande septentrionale ensemble où se situe la « Randstad Holland », conurbation d'Amsterdam, Utrecht, La Haye, Dordrecht et Rotterdam), une fréquence de 4 000 ans pour les zones soumises à la submersion marine mais moins peuplées, de 2 000 ans à 1 250 ans selon le type de zone soumise au risque de crue des rivières et fleuves.

Elle est de 1 250 ans pour les fleuves et de 10 000 ans pour la mer, parce que la mer monte plus vite que les fleuves rendant l'évacuation plus difficile.

Depuis 2009, les ouvrages neufs doivent tenir compte du facteur réchauffement climatique, renchérissant d'autant le coût des investissements. Un milliard d'euros par an est prévu pour le futur programme d'adaptation, dit le « programme Delta ». Ce programme est en étude et vise à redéfinir le modèle de protection à l'horizon 2050/2100.

- Un zonage fin des zones inondables et des zones d'endiguement, des zones qui sont soit protégées par une barrière naturelle ou des digues et dunes, couvre l'ensemble du territoire. Sur 16 millions d'habitants, 100 000 (3 % du territoire) ne sont pas considérés comme bénéficiant d'une protection, même si certains ont bénéficié de travaux de remblaiement. C'est un choix politique.

- Un programme de travaux pour assurer la protection des zones au niveau légal.

- La désignation des autorités administratives ayant ces travaux en charge.

- Le financement de ces travaux par l'affectation de ressources pérennes à ceux qui ont la charge de les réaliser et de les entretenir. En 1960, la commission chargée d'évaluer le plan Delta avait estimé qu'il était acceptable pour le pays de consacrer 1 % de son PIB à la protection contre l'inondation, ce qui signifierait 5,4 milliards d'euros en 2010. Les deux grands programmes (le plan Delta et le plan Zuiderzee) menés à bien, les Pays-Bas consacrent aujourd'hui beaucoup moins à la protection contre l'inondation, les chiffres restant cependant importants (voir plus bas).

500 millions d'euros par an sont affectés à l'entretien des digues, 700 millions à leur reconstruction et pour la construction de nouveaux ouvrages (en 2011).

Globalement, un budget annuel de 5 milliards d'euros est consacré à l'eau, de l'assainissement à la gestion des canaux et des voies navigables.

C'est le Parlement qui fixe des crédits de la prévention et les services d'intervention de secours. Il n'y a pas de débat de répartition entre les deux à ce niveau.

- Le contrôle régulier de la réalisation des programmes et de l'entretien des ouvrages.

Tous les 6 ans un rapport d'évaluation sur la sécurité est réalisé et transmis au Parlement. Tous les 6 ans, les ouvrages de protection les plus importants sont contrôlés.

L'État central contrôle le système national et l'autorité provinciale le système régional.

- Le pays est protégé par un double dispositif de protections, primaire et secondaire.

Il faut imaginer non pas une « fortification » autour des Pays-Bas mais 95 anneaux fermés par des dunes, des digues ou des ouvrages d'art, qui constituent le système primaire (3 600 km) et, à l'intérieur, 15 000 km de digues secondaires. Quand un fleuve traverse un anneau, il est prévu des zones d'expansion.

Toutes les ZA sont surélevées et les centrales électriques toutes à 5 m au-dessus de la mer, derrière des digues d'environ 20 m de haut.

- La responsabilité de la conduite de la politique de prévention est partagée entre l'État dont le bras armé est le « Rijkswaterstaat » et les Autorités régionales de l'eau (« waterschappen », cf. les « wateringues » du Nord de la France). À l'origine des toutes premières organisations démocratiques des Pays-Bas et antérieures de plusieurs siècles à l'État central, leur nombre a été ramené de 2 500 à 25 couvrant l'intégralité du territoire métropolitain.

De préférence, une zone protégée est gérée par une seule autorité (une autorité peut gérer plusieurs zones). Globalement, l'entretien des digues relève de la solidarité régionale, les constructions neuves de la solidarité nationale. À partir de 2012, la construction à neuf sera financée à 50 % par la solidarité régionale.

- Les autorités régionales de l'eau dont la compétence s'étend à un bassin versant sont chargées de la gestion des cours d'eau (dont elles sont propriétaires du lit), des ouvrages d'art et de l'entretien des digues mais aussi de l'assainissement. Par contre, les agriculteurs ont l'obligation de s'occuper des petits cours d'eau de drainage. S'ils sont pris en défaut, une amende leur est infligée et le coût des travaux facturé.

Les « waterschappen » sont responsables de la zone dunaire à l'arrière de celle qui est sous la responsabilité de l'État.

Elles disposent d'une autonomie de gestion et de réglementation ainsi que de ressources fiscales propres : une taxe assise sur la valeur (au prix du marché) des biens situés sur le périmètre de chaque « waterschap ».

Les autorités ont leur propre banque, notée triple A, gérée par un petit groupe de 20 à 30 personnes, qui s'alimente sur le marché.

Les autorités régionales de l'eau sont gérées par une assemblée d'élus présidée par un « comte de l'eau », nommé selon le même principe que pour les communes : le Bourgmestre est nommé et ses adjoints, les échevins, élus par le conseil.

Ce conseil est issu de trois collèges (les habitants, les industriels, les agriculteurs), le taux d'imposition et le poids de chaque vote dépendant des intérêts des contribuables, les habitants disposant d'au moins 50 % des droits de vote.

Au final, le financement des « waterschappen » repose sur le principe d'un lien direct entre intérêt, paiement et droit de vote/droit de décision. L'impôt est d'autant plus élevé que le contribuable réside dans une « waterschap » pour lequel l'effort de protection est important.

En 2010, ils auront dépensé 2,6 milliards d'euros pour la réalisation de leurs missions (y compris la gestion des stations d'épuration). En 2010, toujours, les frais d'entretiens (des cours d'eau, ouvrages dunes et digues) représentaient 63 euros pour une maison d'une valeur moyenne (200 000 euros) et 53 euros par hectare (non construit).

Les « waterschappen » sont aussi chargées de la surveillance pendant les tempêtes et les crues. Celle-ci est généralement assurée par des bénévoles encadrés par des professionnels.

- Le « Rijkswaterstaat » gère les côtes (mer, lacs et grands barrages) et les fleuves. L'État est propriétaire du lit des fleuves et des côtes dont il a la responsabilité. En gros, il a la responsabilité du premier niveau de protection et les autorités régionales du second.

Pour la côte dunaire, il est responsable de la partie en avant des dunes (de la plage jusqu'au niveau -20 m).

Il est responsable des prévisions hydro-météo ainsi que de la recherche et de la réglementation.

Les ouvrages nouveaux, à la charge de l'État, sont financés par l'impôt national.

Il porte les programmes de grands travaux, le plan Delta pour les grands fleuves (1 milliard d'euros, de 1996-2001), par exemple. Un programme de 6 milliards d'euros (sur 5 ans) est en cours de négociation avec le concours financier des régions pour l'entretien, l'État continuant à financer la totalité des constructions neuves.

- En matière d'urbanisme, les décisions communales (par exemple rehausser une zone pour la protéger) sont négociées avec l'autorité régionale. La décision appartient à la commune mais l'autorité provinciale peut la casser.

Si les constructions dans le lit majeur des fleuves sont interdites, celles sur les zones submersibles pendant l'hiver, les rives des lacs et de la mer, sont autorisées à condition d'être construites sur des remblais d'une superficie restreinte (< 1 % du lac), avec des compensations pour stocker l'eau et souvent aussi des compensations pour la nature.

Dans les zones protégées, les contraintes urbanistiques relatives au risque inondation sont relativement légères (même si les intéressés les trouvent encore trop lourdes) sauf pour les systèmes de rétention de l'eau de pluie. L'ancien port d'Amsterdam est un cas particulier, les architectes doivent tenir compte de rapides montées d'eau (1,10 m en quelques heures) en cas de rupture d'une écluse sur la mer.

Dans les zones non protégées au sens légal du terme, une étude doit précéder les constructions neuves, généralement sur remblai.

- Assurance : aucune entreprise privée n'est prête à fournir des assurances aux personnes habitant derrière les digues primaires contre le risque d'inondation sans garanties de l'État, qui jusqu'ici ne s'y est pas montré prêt. Jusqu'ici, il est apparu que la prévention est économiquement plus avantageuse qu'une prime d'assurance.

Légalement, il revient à l'État de faire un arrangement en cas d'inondation. Cela se fait au cas par cas. On a l'exemple d'une indemnisation au deux tiers.

- Sur une population totale de 16 millions d'habitants, on dénombre 40 000 emplois dans le secteur de l'eau, dont 15 000 agents publics, auxquels il faut ajouter les 40 000 personnes qui travaillent dans le secteur privé des technologies « delta » (relatives à la construction dans les zones deltaïques et à la gestion de ces zones), y compris la reconversion de certaines zones de grands ports en zone d'habitation.

- « Aux Pays-Bas aussi », note un conseiller au service de la gestion de l'eau du Rijkswaterstaat, « la loi sur la protection de la nature semble, à plusieurs égards, plus importante que les lois portant sur les ouvrages de protection contre les inondations... Nous constatons l'existence de nombreuses contradictions entre les lois relatives à la réfection des digues de protection et celles relatives à la gestion des fleuves et du littoral Cela mène donc à des conflits pour assurer la sécurité des activités humaines tout en respectant les lois sur la protection de la nature qui incorporent les directives européennes sur l'habitat et sur la protection des oiseaux. »

Tout projet ayant un impact potentiel sur la nature fait l'objet d'une évaluation préalable. Si le projet est d'utilité publique des mesures compensatoires sont mises en oeuvre.

« La difficulté est de prouver l'utilité publique des mesures. Souvent la discussion tourne à la querelle sur la comparaison des coûts des solutions alternatives. »

« Finalement les lois sur la protection de la nature sont souvent appliquées et conçues de façon statique, visant à garder le statu quo . Mais la nature dans un paysage culturel comme les Pays-Bas n'est pas statique... Ce sera un défi européen de faire évoluer les lois de protection de la nature pour qu'elles soient moins centrées sur la préservation et plus dynamiques. »

Second versant de ce présupposé, la protection est idéalement totale, la formule « le risque zéro n'existe pas » des discours officiels étant prononcée seulement pour conjurer le sort. Même si, dans les faits, les plans et autres dispositions des PPRI ou des PAPI répondent à un niveau de risque précis (un temps de retour de crue de 30 ans pour l'amont de Paris, de 100 ans pour Paris... contre 10 000 ans pour Rotterdam), ces choix ne font l'objet ni de publicité ni de débats. C'est, là encore, qu'ils sont vus comme une concession aux rugosités du réel et non comme un choix politique raisonnable et réaliste assumé comme tel.

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