LA LEÇON DES PAYS-BAS
«
Plus jamais ça !
»,
tel fut l'impératif qui a guidé les Pays-Bas après la
catastrophe de 1953 qui a causé la mort de plus de
1 800 personnes. L'organisation du pays en a été
bouleversée, les lois modifiées en conséquence. La gestion
de l'eau est devenue une question consensuelle.
Les enjeux sont, en effet, considérables.
26 % de la surface du pays se situent au-dessous du
niveau de la mer et 55 % sont inondables pour un territoire d'environ
40 000 km². Une tempête avec une période de retour
de 100 000 ans se solderait par 4 300 km²
inondés, 10 000 morts et 120 milliards d'euros de
dégâts, soit un chiffre bien plus élevé que le
coût de Katrina (Nouvelle-Orléans), de l'ordre de
10 milliards d'euros hors impact sur l'économie américaine.
La submersion de la zone inondable qui regroupe les deux-tiers du potentiel
économique du pays.
L'origine des inondations, c'est la mer et les lacs ainsi que
les fleuves et les rivières (Rhin, Meuse, Escaut...) dont l'embouchure
court le risque d'être bloquée par les glaces, parfois les deux.
Le réseau de protection actuel est prévu pour
une
période de retour de 10 000 ans
pour les crues venant
de la mer.
Même si les Pays-Bas ont été soucieux
depuis 1953 de réorganiser leurs outils de prévision
(regroupement dans un même lieu des services d'hydrographie et
météo, regroupement des services de prévision et d'alerte
dans un même centre de gestion de l'eau, prévision par origine de
risques - la mer du Nord, les fleuves Rhin et Meuse, les grand lacs), de
regrouper les services d'urgence et de santé publique, de
professionnaliser les services de secours, de rassembler les
municipalités en grandes unités territoriales de
sécurité, de créer un centre national de gestion des
crises et un centre de coordination logistique et organisationnel, veillant
à la mutualisation des moyens en cas de crise touchant plus de deux
municipalités. Ce qui caractérise leur politique de lutte contre
l'inondation, c'est la place faite à la prévention. Il faut dire
que c'est pour le pays une question de vie ou de mort.
Le dispositif d'alerte et de surveillance, en cas de crise,
prévoit une personne tous les 5 km sur la côte et tous les
500 m en ville.
La politique de prévention se caractérise
par :
- La définition législative du niveau du
risque pour lequel seront conçus les ouvrages de protection. Fruits de
décisions pragmatiques, ont ainsi été définies
comme référence légale de l'aléa : une
fréquence de retour de 10 000 ans pour la partie la plus
peuplée et la plus industrieuse des Pays-Bas (Provinces de la Hollande
méridionale et d'Utrecht, partie de la Hollande septentrionale ensemble
où se situe la « Randstad Holland », conurbation
d'Amsterdam, Utrecht, La Haye, Dordrecht et Rotterdam), une fréquence de
4 000 ans pour les zones soumises à la submersion marine mais
moins peuplées, de 2 000 ans à 1 250 ans
selon le type de zone soumise au risque de crue des rivières et
fleuves.
Elle est de 1 250 ans pour les fleuves et de
10 000 ans pour la mer, parce que la mer monte plus vite que les
fleuves rendant l'évacuation plus difficile.
Depuis 2009, les ouvrages neufs doivent tenir compte du
facteur réchauffement climatique, renchérissant d'autant le
coût des investissements. Un milliard d'euros par an est prévu
pour le futur programme d'adaptation, dit le « programme
Delta ». Ce programme est en étude et vise à
redéfinir le modèle de protection à l'horizon 2050/2100.
- Un zonage fin des zones inondables et des zones
d'endiguement, des zones qui sont soit protégées par une
barrière naturelle ou des digues et dunes, couvre l'ensemble du
territoire. Sur 16 millions d'habitants, 100 000 (3 % du
territoire) ne sont pas considérés comme
bénéficiant d'une protection, même si certains ont
bénéficié de travaux de remblaiement. C'est un choix
politique.
- Un programme de travaux pour assurer la protection des
zones au niveau légal.
- La désignation des autorités
administratives ayant ces travaux en charge.
- Le financement de ces travaux par l'affectation de
ressources pérennes à ceux qui ont la charge de les
réaliser et de les entretenir. En 1960, la commission chargée
d'évaluer le plan Delta avait estimé qu'il était
acceptable pour le pays de consacrer 1 % de son PIB à la protection
contre l'inondation, ce qui signifierait 5,4 milliards d'euros en 2010.
Les deux grands programmes (le plan Delta et le plan Zuiderzee) menés
à bien, les Pays-Bas consacrent aujourd'hui beaucoup moins à la
protection contre l'inondation, les chiffres restant cependant importants (voir
plus bas).
500 millions d'euros par an sont affectés à
l'entretien des digues, 700 millions à leur reconstruction et pour
la construction de nouveaux ouvrages (en 2011).
Globalement, un budget annuel de 5 milliards d'euros est
consacré à l'eau, de l'assainissement à la gestion des
canaux et des voies navigables.
C'est le Parlement qui fixe des crédits de la
prévention et les services d'intervention de secours. Il n'y a pas de
débat de répartition entre les deux à ce niveau.
- Le contrôle régulier de la
réalisation des programmes et de l'entretien des ouvrages.
Tous les 6 ans un rapport d'évaluation sur la
sécurité est réalisé et transmis au Parlement. Tous
les 6 ans, les ouvrages de protection les plus importants sont
contrôlés.
L'État central contrôle le système
national et l'autorité provinciale le système régional.
- Le pays est protégé par un double
dispositif de protections, primaire et secondaire.
Il faut imaginer non pas une
« fortification » autour des Pays-Bas mais 95 anneaux
fermés par des dunes, des digues ou des ouvrages d'art, qui constituent
le système primaire (3 600 km) et, à
l'intérieur, 15 000 km de digues secondaires. Quand un fleuve
traverse un anneau, il est prévu des zones d'expansion.
Toutes les ZA sont surélevées et les centrales
électriques toutes à 5 m au-dessus de la mer,
derrière des digues d'environ 20 m de haut.
- La responsabilité de la conduite de la politique
de prévention est partagée entre l'État dont le bras
armé est le « Rijkswaterstaat » et les
Autorités régionales de l'eau
(« waterschappen », cf. les
« wateringues » du Nord de la France). À l'origine
des toutes premières organisations démocratiques des Pays-Bas et
antérieures de plusieurs siècles à l'État central,
leur nombre a été ramené de 2 500 à 25
couvrant l'intégralité du territoire métropolitain.
De préférence, une zone protégée
est gérée par une seule autorité (une autorité peut
gérer plusieurs zones). Globalement, l'entretien des digues
relève de la solidarité régionale, les constructions
neuves de la solidarité nationale. À partir de 2012, la
construction à neuf sera financée à 50 % par la
solidarité régionale.
- Les autorités régionales de l'eau dont la
compétence s'étend à un bassin versant sont
chargées de la gestion des cours d'eau (dont elles sont
propriétaires du lit), des ouvrages d'art et de l'entretien des digues
mais aussi de l'assainissement. Par contre, les agriculteurs ont l'obligation
de s'occuper des petits cours d'eau de drainage. S'ils sont pris en
défaut, une amende leur est infligée et le coût des travaux
facturé.
Les « waterschappen » sont responsables de
la zone dunaire à l'arrière de celle qui est sous la
responsabilité de l'État.
Elles disposent d'une autonomie de gestion et de
réglementation ainsi que de ressources fiscales propres : une taxe
assise sur la valeur (au prix du marché) des biens situés sur le
périmètre de chaque « waterschap ».
Les autorités ont leur propre banque, notée
triple A, gérée par un petit groupe de 20 à
30 personnes, qui s'alimente sur le marché.
Les autorités régionales de l'eau sont
gérées par une assemblée d'élus
présidée par un « comte de l'eau »,
nommé selon le même principe que pour les communes : le
Bourgmestre est nommé et ses adjoints, les échevins, élus
par le conseil.
Ce conseil est issu de trois collèges (les habitants,
les industriels, les agriculteurs), le taux d'imposition et le poids de chaque
vote dépendant des intérêts des contribuables, les
habitants disposant d'au moins 50 % des droits de vote.
Au final, le financement des
« waterschappen » repose sur le principe d'un lien direct
entre intérêt, paiement et droit de vote/droit de décision.
L'impôt est d'autant plus élevé que le contribuable
réside dans une « waterschap » pour lequel l'effort
de protection est important.
En 2010, ils auront dépensé 2,6 milliards
d'euros pour la réalisation de leurs missions (y compris la gestion des
stations d'épuration). En 2010, toujours, les frais d'entretiens (des
cours d'eau, ouvrages dunes et digues) représentaient 63 euros pour
une maison d'une valeur moyenne (200 000 euros) et 53 euros par
hectare (non construit).
Les « waterschappen » sont aussi
chargées de la surveillance pendant les tempêtes et les crues.
Celle-ci est généralement assurée par des
bénévoles encadrés par des professionnels.
- Le
« Rijkswaterstaat » gère les côtes (mer,
lacs et grands barrages) et les fleuves. L'État est propriétaire
du lit des fleuves et des côtes dont il a la responsabilité. En
gros, il a la responsabilité du premier niveau de protection et les
autorités régionales du second.
Pour la côte dunaire, il est responsable de la partie en
avant des dunes (de la plage jusqu'au niveau -20 m).
Il est responsable des prévisions
hydro-météo ainsi que de la recherche et de la
réglementation.
Les ouvrages nouveaux, à la charge de l'État,
sont financés par l'impôt national.
Il porte les programmes de grands travaux, le plan Delta pour
les grands fleuves (1 milliard d'euros, de 1996-2001), par exemple. Un
programme de 6 milliards d'euros (sur 5 ans) est en cours de
négociation avec le concours financier des régions pour
l'entretien, l'État continuant à financer la totalité des
constructions neuves.
- En matière d'urbanisme, les décisions
communales (par exemple rehausser une zone pour la protéger) sont
négociées avec l'autorité régionale. La
décision appartient à la commune mais l'autorité
provinciale peut la casser.
Si les constructions dans le lit majeur des fleuves sont
interdites, celles sur les zones submersibles pendant l'hiver, les rives des
lacs et de la mer, sont autorisées à condition d'être
construites sur des remblais d'une superficie restreinte (< 1 % du
lac), avec des compensations pour stocker l'eau et souvent aussi des
compensations pour la nature.
Dans les zones protégées, les contraintes
urbanistiques relatives au risque inondation sont relativement
légères (même si les intéressés les trouvent
encore trop lourdes) sauf pour les systèmes de rétention de l'eau
de pluie. L'ancien port d'Amsterdam est un cas particulier, les architectes
doivent tenir compte de rapides montées d'eau (1,10 m en quelques
heures) en cas de rupture d'une écluse sur la mer.
Dans les zones non protégées au sens
légal du terme, une étude doit précéder les
constructions neuves, généralement sur remblai.
- Assurance : aucune entreprise privée n'est
prête à fournir des assurances aux personnes habitant
derrière les digues primaires contre le risque d'inondation sans
garanties de l'État, qui jusqu'ici ne s'y est pas montré
prêt. Jusqu'ici, il est apparu que la prévention est
économiquement plus avantageuse qu'une prime d'assurance.
Légalement, il revient à l'État de faire
un arrangement en cas d'inondation. Cela se fait au cas par cas. On a l'exemple
d'une indemnisation au deux tiers.
- Sur une population totale de 16 millions
d'habitants, on dénombre 40 000 emplois dans le secteur de
l'eau, dont 15 000 agents publics, auxquels il faut ajouter les
40 000 personnes qui travaillent dans le secteur privé des
technologies « delta » (relatives à la construction
dans les zones deltaïques et à la gestion de ces zones), y compris
la reconversion de certaines zones de grands ports en zone d'habitation.
- «
Aux Pays-Bas aussi
»,
note un conseiller au service de la gestion de l'eau du Rijkswaterstaat,
«
la loi sur la protection de la nature semble, à
plusieurs égards, plus importante que les lois portant sur les ouvrages
de protection contre les inondations... Nous constatons l'existence de
nombreuses contradictions entre les lois relatives à la réfection
des digues de protection et celles relatives à la gestion des fleuves et
du littoral Cela mène donc à des conflits pour assurer la
sécurité des activités humaines tout en respectant les
lois sur la protection de la nature qui incorporent les directives
européennes sur l'habitat et sur la protection des
oiseaux.
»
Tout projet ayant un impact potentiel sur la nature fait
l'objet d'une évaluation préalable. Si le projet est
d'utilité publique des mesures compensatoires sont mises en oeuvre.
«
La difficulté est de prouver
l'utilité publique des mesures. Souvent la discussion tourne à la
querelle sur la comparaison des coûts des solutions
alternatives.
»
«
Finalement les lois sur la protection de la
nature sont souvent appliquées et conçues de façon
statique, visant à garder le
statu quo
. Mais la nature dans un
paysage culturel comme les Pays-Bas n'est pas statique... Ce sera un
défi européen de faire évoluer les lois de protection de
la nature pour qu'elles soient moins centrées sur la préservation
et plus dynamiques.
»
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