2. Tracfin, élan ou essoufflement ?

Les avancées de la transparence en matière de blanchiment semblent se heurter à des obstacles tant techniques que juridiques.

Tout d'abord, le flux des déclarations effectuées à Tracfin ne cesse d'augmenter depuis 1990. « Les informations reçues s'élevaient à quelques centaines en 1990 ; leur nombre a atteint un bon millier à la fin des années 1990. Le système a pris une ampleur considérable au début des années 2000, à la suite de différents événements très médiatisés, le moindre n'étant pas le 11 septembre 2001 : nous avons franchi la barre des 10 000 informations en 2003 ou 2004. En 2011, nous avons reçu 24 090 informations, parmi lesquelles 22 856 déclarations de soupçon , c'est-à-dire des informations émanant stricto sensu des professionnels, les autres étant reçues des administrations de l'État et de nos homologues étrangers . » 336 ( * )

Cet essor a conduit Tracfin à traiter une centaine d'informations par jour, qui ont donné lieu à un peu plus de 26 000 « actes d'investigation » en 2011 contre 15 000 en 2010.

Toutefois, la Cour des comptes a déploré que le nombre de déclarations transmises à la Justice demeure constant. Seules 404 déclarations de soupçons sur les 20 000 effectuées en 2010 ont ainsi adressées au procureur de la République. Elle en a conclu dans son rapport annuel que « Le ratio déclarations transmises/déclarations reçues par Tracfin est faible » 337 ( * ) .

De surcroît, il convient de souligner que seules 8,6 % des déclarations reçues en 2010 (soit 1 650 déclarations) ont fait état en tout ou partie d'un motif fiscal . Cette observation a conduit la Cour des comptes à souhaiter que soit mieux prise en compte la fraude fiscale comme délit sous-jacent du blanchiment 338 ( * ) .

Ce constat est en partie expliqué par une augmentation insuffisante des recrutements ainsi que l'ont considéré la Cour des comptes 339 ( * ) dans son rapport et M. Renaud Van Ruymbeke 340 ( * ) devant votre commission. Ce dernier a estimé que : « Les agents de Tracfin [...] ne sont pas très outillés et sont limités juridiquement pour traiter ces informations ».

M. Carpentier a également précisé 341 ( * ) : Tracfin est un service de taille modeste, bien que ses effectifs aient considérablement crû, toutes proportions gardées, au cours des sept ou huit dernières années. Actuellement, son effectif budgétaire théorique est de 94 postes, sachant que nous ne saturons pas tout à fait notre plafond d'emplois, en raison des rotations de postes, mais que nous commençons à nous en rapprocher. Notre budget est modeste : le montant de l'allocation inscrite au titre II, c'est-à-dire les crédits de personnel, s'élève à 1,2 million d'euros, tandis que le montant de l'allocation du titre III, qui regroupe les autres dépenses, est de l'ordre de 500 000 euros - pour l'essentiel, ces consommations de crédits représentent exclusivement des frais de déplacement et des budgets informatiques. »

Incontestablement, malgré la progression des effectifs, celle des affaires transmises a été telle que les progrès de productivité demandés aux agents paraissent dépasser le possible, sans déperdition d'informations, et donc, plus globalement, d'efficacité.

Si la nouvelle organisation de service mise en place en 2011 a permis un certain recentrage de l'action sur l'analyse, la Cour des comptes a néanmoins mis en lumière l'absence de stratégie de tri des déclarations, assertion que la commission d'enquête n'a pas pu vérifier compte tenu du déséquilibre entre ses moyens et le champ immense qu'elle avait à couvrir.

Quant au délai moyen de traitement, à compter de la réception des déclarations jusqu'à leur transmission en justice, celui-ci est de 142 jours . La Cour a précisé que « Certaines transmissions sont effectuées en deux semaines. D'autres mettent plus d'une année. Dans certains cas en 2009 et 2010 ce délai a dépassé huit mois pour des transmissions en justice relatives à la fraude à la TVA sur les quotas de CO 2 , ce qui doit inciter Tracfin à réfléchir sur le degré d'approfondissement des enquêtes et le temps accordé à la validation hiérarchique. »

S'agissant des obstacles d'ordre sociologique , l'obligation de vigilance semble être plus ou moins forte selon les professions.

Les professions soumises à obligation de déclaration « ont quelquefois certaines difficultés - le mot est faible - à respecter cette obligation légale » selon Mme Caillibotte 342 ( * ) , déjà citée.

Ce témoignage est corroboré par le rapport annuel public de la Cour des comptes de 2012 qui mentionne que « depuis 2004, seuls les notaires transmettent un volume significatif de déclarations de soupçon. S'agissant des autres professions réglementées (avocats, experts-comptables, commissaires aux comptes, huissiers, commissaires priseurs, administrateurs et mandataires judiciaires) l'activité déclarative est faible voire inexistante. Ainsi, seules huit déclarations émanent de commissaires-priseurs. [...] Aucune des déclarations de soupçon reçue par Tracfin en 2010 n'émane d'avocats. » 343 ( * ) Ce constat doit être apprécié au regard des 19 208 déclarations effectuées en 2010.

Pour être tout à fait complet, votre rapporteur veut également souligner que certaines institutions publiques pourraient seconder les fonctions exercées par Tracfin, soit en passant par cet organisme, soit en saisissant davantage les administrations concernées des constatations faites par elles dans les champs couverts par le dispositif.

Les juridictions financières, les administrations en charge de la lutte contre les fraudes aux prélèvements obligatoires suscitent sous cet angle quelques interrogations. En outre, la rédaction actuelle de l'article 40 du code de procédure pénale et ses incidences ont fait l'objet de doutes quant à leur portée . Au cours de l'audition du procureur général de Montgolfier, cet aspect du dispositif de lutte contre les fraudes financières (qui bien entendu dépasse ce seul enjeu) a été évoqué par notre collègue Marie-Noëlle Lienemann. L'une des solutions proposées serait de réformer ce texte dans le sens suggéré par la personne alors auditionnée qui consisterait à prévoir des sanctions expresses dans les cas d'abstention de se conformer à la prescription du code.

Pour finir, deux constatations paraissent peu récusables.

D'une part , il manque à Tracfin la possibilité de mener à bien l'ensemble des tâches d'évaluation de sa mission que l'importance de celle-ci pourrait justifier en termes, notamment, de retour d'expérience et d'estimation des processus de blanchiment. Certes, d'autres superviseurs peuvent prendre parfois le relais, mais il n'est pas sûr que leur culture les incline à le faire systématiquement quand ils existent, ce qui n'est pas le cas pour tous les assujettis au dispositif. Certes encore, les autorités destinataires des signalements de Tracfin accomplissent théoriquement cette mission. Mais, c'est une fois le filtre Tracfin passé, si bien que l'évaluation des pratiques de déclaration de soupçon peut manquer... d'évaluateur.

D'autre part, la soumission de Tracfin à la hiérarchie du ministère de l'économie et des finances, pour n'être pas dépourvue de justifications pratiques, peut poser un problème au regard de standards vraiment exigeants de gouvernance. Ce problème ne paraît pas préoccuper le Gafi qui a noté notre pays comme le troisième meilleur sur la liste des pays qu'il envisage. Pourtant, quelques questions peuvent être posées, qu'il s'agisse de la culture de transmission des affaires au plus haut niveau ministériel qui découle nécessairement de ce rattachement, quand l'affaire est sensible, ou encore du défaut général de saisine de Tracfin par les administrations financières, qu'une autorité totalement indépendante pourrait contester plus ouvertement.

Sans doute ces administrations peuvent-elles considérer inutile le détour par Tracfin mais cette appréciation fait fi de la valeur que les informations adressées à cet organisme pourraient avoir pour lui, et de son rôle singulier au confluent des administrations fiscales et de l'autorité judiciaire.


* 336 Cf . audition de M. Jean-Baptiste Carpentier du 3 avril 2012.

* 337 Cf . page 212 du rapport public annuel de la Cour des comptes pour 2012.

* 338 Cf . page 214 du rapport public annuel de la Cour des comptes pour 2012.

* 339 Cf. page 209 du rapport public annuel de la Cour des comptes pour 2012.

* 340 Cf . audition du 22 mai 2012.

* 341 Cf. audition du 3 avril 2012.

* 342 Cf . audition du 2 mai 2012.

* 343 Cf . rapport annuel de la Cour des comptes de 2012 page 203.

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