b) La traduction juridique de libertés de circulation, frein majeur à la lutte contre l'évasion fiscale

Le soin particulier apporté par les pays européens à construire un marché fonctionnant sur le fondement de la libre concurrence les a conduits à graver les libertés de circulation dans le droit , soit dans les traités constitutifs des Communautés européennes, devenues aujourd'hui Union européenne. Toutefois, érigés en principes juridiques, ces derniers ont acquis une existence et une dynamique de développement propres, notamment du fait de la jurisprudence de la Cour de Justice. Ces libertés, initialement conçues comme des facteurs d'intégration européenne, ont été progressivement érigées en entraves à toute tentative d'intégration maîtrisée, ici à la lutte contre l'évasion fiscale 470 ( * ) .

Cette remarque vaut particulièrement pour la liberté de circulation des capitaux. L'intervention de Mme Marie-Christine Lepetit, encore directrice de la législation fiscale (DLF) lors de son audition, était particulièrement éloquente. Mme Lepetit a ainsi affirmé : « La libre circulation des capitaux pose également problème. Excusez-moi de cette digression ; je tire le fil et tout le pull-over est en train de se détricoter ! » ; puis, elle a ajouté : « La règle de libre circulation des capitaux est extrêmement étonnante. Elle n'était pas faite pour la fiscalité, il faut bien le dire. Elle a été posée sans aucune contrepartie vis-à-vis du reste du monde et elle est interprétée par les juges de manière totalement extensive pour ce qui concerne son champ d'application. Ainsi, l'année dernière, vous avez dû le lire dans la presse, il nous aurait fallu subventionner l'immobilier locatif à Berlin ou ailleurs au nom de la liberté de circulation des capitaux, ou encore faire du mécénat au fin fond de je ne sais où, sur le dos des contribuables français, en vertu de la même règle. Ne me demandez pas le rapport entre ces deux choses, je ne le comprends pas moi-même ! » 471 ( * ) De toute évidence, le droit de l'Union européenne, tel qu'il a été fait, apparaît comme le support idéal de l'évasion fiscale...

Il apparaît donc naturel qu'il limite fortement les possibilités pour les États européens de lutter contre l'évasion fiscale. A cet égard, votre rapporteur a déjà mentionné le cas de l'« exit tax » 472 ( * ) , dont la finalité était de limiter les transferts de domicile fiscal hors de France pour des raisons exclusivement fiscales ; dans sa première version, celle-ci a été déclarée par la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE), dans une décision Lasteyrie du Saillant de 2004 473 ( * ) , incompatible avec la liberté d'établissement consacrée par le droit de l'Union européenne 474 ( * ) . Il a en effet été considéré que ce dispositif introduisait entre les contribuables qui continuaient de résider en France et ceux qui souhaitaient quitter le territoire français, une différence de traitement . De ce fait, lorsqu'une formule modifiée de l'« exit tax » a été introduite par la loi du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011 475 ( * ) , il est apparu que le nécessaire respect des libertés de circulation limitait les effets du dispositif. Celui-ci prévoit, en effet, de nombreuses dérogations en faveur des contribuables transférant leur domicile fiscal dans des pays de l'Union européenne ou de l'Espace économique européen (EEE), et ce alors même que votre rapporteur a pu constater qu'une grande part de l'évasion fiscale des contribuables français se faisait en direction de ces derniers.

De même, lorsque le législateur français envisage d'allonger les délais de reprise en cas de dissimulation d'actifs par un contribuable, ce qui constitue l'une des voies essentielles de la lutte contre l'évasion fiscale 476 ( * ) , il ne peut que constater qu'une telle mesure est considérée par la Cour de Justice comme une restriction aux libertés de circulation ...

Tel a été le sens d'une décision récente de cette dernière 477 ( * ) ; la Cour de Justice a indiqué que l'allongement du délai de reprise, du fait de son caractère restrictif, devait être justifié par des raisons impérieuses d'intérêt général et ne pouvait aller au-delà de ce qui est nécessaire pour lutter contre la fraude fiscale, le juge européen appréciant finalement cette proportionnalité. Jusqu'où le législateur peut-il encore aller pour combattre efficacement l'évasion ? Il se pourrait qu'un dispositif similaire à celui existant aux États-Unis, consistant à suspendre le délai de reprise en cas de comportements frauduleux et permettant à l'administration de recouvrer des impositions plus de trente ans après les faits 478 ( * ) , lui soit désormais devenu inaccessible...

Il ne s'agit que de quelques exemples parmi d'autres mais , force est de constater que l'environnement juridique actuel, hérité d'un temps qui n'est plus le nôtre mais aussi marqué par les fatalités de notre système économique, désarme peu à peu la lutte contre l'évasion fiscale. Cette problématique, loin de se limiter au droit de l'Union européenne, se retrouve également dans les conventions fiscales internationales qui, au titre de la suppression des doubles impositions, peuvent aboutir aux mêmes effets, comme a pu le montrer précédemment votre rapporteur.

En définitive, ce contexte économique et juridique a conduit, par les excès de dérégulation qu'il a de plus en plus emportés, à l'émergence d'une « culture de la faille ».


* 470 Cf . supra , l'analyse par votre rapporteur de la fiscalité dans l'Union européenne.

* 471 Cf . audition de Mme Marie-Christine Lepetit, directrice de la législation fiscale, du mercredi 7 mars 2012.

* 472 Cf . supra , l'analyse par votre rapporteur du dispositif de l'« exit tax ».

* 473 CJCE 11 mars 2004, aff. C-9/02, Lasteyrie du Saillant .

* 474 Art. 49 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ancien art. 43 CE).

* 475 Loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011.

* 476 Cf . les mesures qui ont été adoptées récemment en ce sens, et notamment l'allongement à dix ans du délai de prescription en cas de dissimulation d'actifs à l'étranger par l'article 58 de la loi n° 2011-1978 du 28 décembre 2011 de finances rectificative pour 2011.

* 477 CJCE, 11 juin 2009, aff. C-155/08 et C-157/08, E.H.A. Passenheim-van Schoot/Staatssecretaris van Financiën.

* 478 Cf . Leo N. Levitt and Ruth G. Levitt v. Commissioner, United States Tax Court, Memorandum Decision, TC Memo. 1995-464, Docket No 27857-93, Filed September 28, 1995 .

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