E. ... ANNIHILÉS PAR UN SYSTÈME INCITATIF À L'ÉVASION

L'évasion fiscale ne constitue pas un phénomène spontané. Votre rapporteur a acquis la conviction que celle-ci est permise, et même encouragée, par un contexte historique et culturel bien spécifique marqué par l'écrasante domination de la circulation des valeurs privées qui échappent à toute régulation publique .

En effet, notre époque est structurée par les libertés de circulation, à teneur principalement économique. Elles sont devenues des principes juridiques absolutisés, et sont posées spécifiquement en entraves à la lutte contre l'évasion fiscale, au nom d'une suspicion généralisée envers les régulations qui devraient nécessairement les accompagner pour qu'elles ne se pervertissent pas. Aussi un environnement favorable à l'évasion fiscale internationale s'est-il mis progressivement en place, donnant lieu au développement d'une « culture de la faille », en lien avec les excès de la dérégulation, dénoncés en choeur au début de l'actuelle crise globale, mais à l'attention desquels il faut toujours rappeler.

1. La libre circulation des capitaux et des personnes, un vecteur de l'évasion
a) Un contexte favorable au développement des libertés de circulation

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le rétablissement d'une économie de marché reposant sur de solides libertés économiques apparaît comme une priorité pour les États occidentaux. En effet, le retour du protectionnisme dans les années 1930 et le recul du commerce international qui s'en est suivi ont été perçus comme l'une des causes principales du déclenchement du conflit mondial. C'est pourquoi, dès 1944, les libertés commerciales sont consacrées dans le nouveau système économique international .

Tant le Fonds monétaire international (FMI), créé par les accords de Bretton Woods de juillet 1944, que le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), signé en 1947 à Genève, avaient pour principale finalité de rétablir le commerce international et l'ordre financier mondial.

Dans ce contexte et sous l'impulsion des États-Unis, qui avaient fortement participé à l'effort de reconstruction européen à travers le plan Marshall, géré par l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), les pays d'Europe ont, eux-mêmes, posés les fondements d'un commerce libre et sans entrave . Aussi, après la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) en 1951, les États européens décident-ils de mettre en place la Communauté économique européenne (CEE), ordinairement appelée Marché commun, par la signature du traité de Rome le 25 mars 1957. Les principes économiques posés dans ce traité structurent encore, à ce jour, le fonctionnement de l'Union européenne.

Incontestablement, une dérive est intervenue avec la rupture d'équilibre entre ces libertés et les limites que leur soutenabilité appelle.

Ce sont ces différentes institutions qui permettront, à la fin des années 1970, ce que Serge Bernstein et Pierre Milza ont appelé la « révolution néolibérale » 469 ( * ) . Celle-ci s'est imposée à partir d'une critique des idées et des pratiques keynésiennes qui s'étaient révélées peu efficaces dans la lutte contre la stagflation survenue à la suite des crises pétrolières. L'accession au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979 et de Ronald Reagan aux États-Unis en 1980 ont fait des pays anglo-saxons les modèles des expériences néo-libérales.

Les principes de l'économie de marché s'imposent progressivement à travers le monde , mais dans leur conception la plus caricaturale, celle d'une liberté sans responsabilité, sans limite aussi, sans accompagnement.

Ainsi, le FMI n'apporte son aide aux pays endettés qu'en contrepartie de politiques impliquant austérité financière, déréglementation, privatisations, ouverture plus large aux échanges extérieurs . L'esprit du temps est ainsi résumé. Dans le cadre du GATT, se poursuivent des cycles de négociation dans le but d'obtenir un démantèlement des barrières douanières aussi complet que possible. Succédant au GATT, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) fondée en 1995, a pour mission de surveiller le libre jeu de la concurrence internationale et de promouvoir une libéralisation des échanges toujours plus poussée et étendue aux autres sphères économiques que les échanges de biens.

Ambition parfois contrariée mais moins au nom des impasses d'un système sous-régulé que du fait de l'influence de groupes d'intérêts comme c'est légitimement le cas dans le domaine agricole.

Le XX e siècle s'est donc achevé sur une vision irénique d'un système économique qui, parti du libéralisme somme toute tempéré des fondateurs, a abouti à sa caricature dont les traits ont été ramassés par l'économiste John Williamson et consacrés en modèle dans le « consensus de Washington ». D'une certaine manière la liberté est devenue licence, une licence particulièrement incontrôlable dans un système si complexe qu'il échappe à la compréhension globale de ceux qui, d'acteurs, en sont devenus de simples agents.


* 469 Serge Bernstein et Pierre Milza , Histoire du XX e siècle. La fin du monde bipolaire , Hatier, Paris, 2010 .

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page