III. LES CONSÉQUENCES DE LA RÉFORME POUR LES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES
A. UNE RÉFORME, DONT L'ENTRÉE EN VIGUEUR BRUTALE A SOULEVÉ DE NOMBREUSES INCERTITUDES
L'objectif de la substitution à la taxe professionnelle de la contribution économique territoriale était, en premier lieu, de soutenir les entreprises, notamment industrielles , en réduisant la charge fiscale qu'elles supportaient.
Au-delà de ce but initial, le remplacement de la taxe professionnelle s'est accompagné d'une réforme majeure des finances des collectivités territoriales , qui ne se résume pas au seul remplacement d'une imposition par d'autres impositions et à la compensation aux collectivités des pertes de recettes éventuellement subies à cette occasion.
En outre, cette réforme, de par son ampleur et la rapidité de sa mise en oeuvre, a eu pour conséquence de maintenir les collectivités territoriales dans un état d'incertitude quant à leurs ressources fiscales et budgétaires ; incertitude qui commence à peine à s'estomper au fur et à mesure que les nouveaux dispositifs fiscaux entrent dans leur rythme de croisière.
1. Un bouleversement de grande ampleur des finances locales, mis en oeuvre en moins d'un an
a) La disparition du principal impôt direct local
Avant son remplacement, en 2009, la taxe professionnelle, d'un montant de 30,3 milliards d'euros , représentait 43,7 % du produit des quatre taxes directes locales et 17,7 % des recettes de fonctionnement de l'ensemble des collectivités territoriales et de leurs groupements.
Elle constituait ainsi la principale ressource fiscale des collectivités territoriales . Son produit se répartissait entre :
- 17,4 milliards d'euros au profit du bloc communal, soit 18,6 % des recettes de fonctionnement des communes et des groupements à fiscalité propre ;
- 9,7 milliards d'euros en faveur des départements, soit 16,9 % de leurs recettes de fonctionnement ;
- 3,2 milliards d'euros en ce qui concerne les régions, soit 14,9 % de leurs recettes de fonctionnement.
La réforme de la taxe professionnelle a donc constitué un véritable bouleversement du financement des collectivités territoriales . A titre de comparaison, le remplacement de la taxe professionnelle pour les budgets locaux équivaudrait, si on le transposait au budget de l'Etat, au remplacement de l'impôt sur le revenu, dont le produit fiscal représente environ 17 % des recettes fiscales nettes de l'Etat.
b) Un nouvel équilibre de la fiscalité locale
Mais la réforme de la taxe professionnelle n'a pas seulement consisté, pour les collectivités territoriales, à voir leur principale ressource fiscale remplacée par de nouvelles impositions. En effet, plusieurs autres objectifs ont été poursuivis à cette occasion, afin de modifier la structure et la nature des ressources fiscales des collectivités territoriales .
(1) Spécialiser la fiscalité locale
Ainsi, le projet de loi de finances pour 2010 présenté par le Gouvernement visait en particulier à spécialiser davantage la fiscalité locale par catégorie de collectivités territoriales .
Jusqu'en 2009, la taxe professionnelle, la taxe foncière sur les propriétés bâties et la taxe foncière sur les propriétés non bâties étaient perçues par les trois catégories de collectivités (bloc communal, départements, régions). La taxe d'habitation, quant à elle, bénéficiait à la fois au bloc communal et aux départements.
Le projet de réforme présenté par le Gouvernement prévoyait d'avancer vers une plus grande spécialisation de la fiscalité locale, dans un but de clarification des responsabilités de chaque échelon local. Ainsi, la taxe d'habitation et la taxe foncière sur les propriétés non bâties bénéficieraient exclusivement au bloc communal, tandis que la taxe foncière sur les propriétés bâties ne serait plus perçue que par le secteur communal et les départements.
Cette spécialisation touchait également les nouvelles impositions créées pour remplacer la taxe professionnelle, la CFE n'étant perçue que par le bloc communal tandis que la CVAE serait affectée exclusivement aux départements et aux régions.
(2) Remédier à la concurrence fiscale entre les collectivités territoriales
Un des autres objectifs de la réforme en matière de finances locales était de remédier à la concurrence fiscale, jugée parfois néfaste, entre les collectivités territoriales .
Ainsi, la substitution de la CET à la taxe professionnelle s'accompagnait-elle d'une réduction du pouvoir de modulation des taux laissé aux collectivités territoriales . Chaque échelon de collectivités disposait, dans l'ancien système, du pouvoir de voter un taux de taxe professionnelle, dans la limite des règles de plafonnement et de liaison des taux prévues par la loi. La collectivité responsable d'une éventuelle augmentation de la charge fiscale de taxe professionnelle était donc difficilement identifiable par le contribuable concerné.
Si un pouvoir de vote de taux est conservé s'agissant de la CFE, qui ne bénéficie qu'au bloc communal, les régions et les départements se sont vus pour leur part octroyer une ressource - la CVAE - dont le taux est fixé par la loi de manière uniforme au niveau national.
(3) Renforcer la péréquation en « mutualisant » certaines recettes fiscales
Enfin, l'architecture de la réforme présentée par le Gouvernement visait également à renforcer la péréquation en « mutualisant » une partie des nouvelles recettes fiscales créées pour remplacer la taxe professionnelle .
Cette mutualisation portait sur la CVAE. Le produit de cet impôt ne devait pas, en effet, être affecté aux départements et aux régions en fonction des bases fiscales présentes sur leurs territoires respectifs. Le projet initial de la réforme prévoyait que les ressources de CVAE soient agrégées au niveau national puis réparties entre les départements et les régions au regard de critères qui n'incluaient pas uniquement le montant des bases de CVAE de chaque collectivité.
Ce mode de répartition constituait une grande nouveauté dans le paysage des finances locales. La mutualisation du produit de la CVAE entre les départements et les régions éloignait cet impôt du statut de recette fiscale des collectivités territoriales pour en faire l'équivalent d'une dotation fiscalisée, dont les critères de répartition auraient pu être modifiés afin d'orienter la ressource fiscale vers les territoires les plus défavorisés.
2. Une réforme rapide et un texte initial plusieurs fois réécrit
Au regard de ces éléments, il apparaît que la substitution de la CET à la taxe professionnelle, outre son objectif de renforcement de la compétitivité des entreprises installées en France, a constitué un bouleversement de la fiscalité locale.
L'ampleur de ce bouleversement a été d'autant plus grande pour les collectivités territoriales que la réforme a été mise en oeuvre dans des délais très brefs et que son architecture a été plusieurs fois profondément modifiée lors des débats au Parlement. L'année 2010 a ainsi maintenu les acteurs locaux dans un état d'incertitude, jusqu'à la décision du Conseil constitutionnel sur le projet de loi de finances pour 2010 .
Le 5 février 2009 , le Président de la République annonçait la suppression de la taxe professionnelle à compter du 1 er janvier 2010 . Moins d'un an s'est donc écoulé entre l'annonce de cette réforme et la disparition effective de la taxe professionnelle, l'objectif de calendrier initialement affiché ayant été tenu. La réforme a donc essentiellement été élaborée pendant l'été 2009, afin de figurer au sein du projet de loi de finances pour 2010, déposé par le Gouvernement sur le bureau de l'Assemblée nationale le 30 septembre 2009.
Originellement, l'intégralité de la réforme était contenue dans un unique article - l'article 2 - du projet de loi de finances. Le dispositif hors normes de cet article 2 (60 pages, 1 244 alinéas) a été intégralement réécrit et réorganisé, une première fois, lors de son examen par l'Assemblée nationale, puis, une seconde fois, lors de son examen par le Sénat , à l'issue duquel la réforme de la taxe professionnelle faisait l'objet de sept articles distincts du projet de loi de finances, répartis entre la première et la seconde partie du projet de loi.
Outre ces considérations de forme, les amendements adoptés, tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, ont, sur le fond, largement modifié les dispositions initialement prévues dans le texte . Les collectivités territoriales, pendant cette période d'examen et de vote de la loi de finances, qui ne s'est achevé qu'à la toute fin de l'année 2009, ont donc nécessairement vécu une période d'insécurité juridique, d'autant plus grande que les changements votés par les assemblées touchaient des aspects majeurs de la réforme pour les collectivités territoriales.
Deux des principaux aspects de la réforme ont ainsi été remis en cause par le Parlement. D'une part, la spécialisation initialement prévue par le texte a été atténuée , le législateur ayant choisi de faire bénéficier l'intégralité des catégories de collectivités territoriales d'une part du produit de CVAE. Plusieurs autres impositions ont été transférées, au cours des débats parlementaires, entre les différents échelons de collectivités ou entre l'Etat et les collectivités. Ce fut le cas, notamment, de la TaSCom et des IFER. Les modalités de répartition entre les collectivités territoriales de certaines ressources - comme la part supplémentaire de taxe sur les conventions d'assurance - ont également été modifiées.
D'autre part, le Parlement a opté pour une stricte territorialisation de la CVAE , tant pour le bloc communal que pour les départements et les régions. Cette vision s'est opposée à celle du Gouvernement, qui souhaitait mutualiser le produit de cet impôt.
Enfin, d'autres modifications de grande ampleur ont été adoptées . Ainsi, par exemple, à l'initiative de la commission des finances du Sénat, il a été remédié aux inconvénients du barème progressif de la CVAE par la création d'un dégrèvement à la charge de l'Etat couvrant le différentiel entre le taux de CVAE acquitté par les entreprises dont le chiffre d'affaires est inférieur à 50 millions d'euros et le taux de 1,5 %.
3. Des incertitudes qui ont perduré au-delà de l'adoption de la loi de finances pour 2010
Dans ce contexte d'élaboration rapide et de modifications multiples du texte du projet de loi de finances, il était difficile de présenter aux collectivités territoriales des données fiables sur les conséquences qu'aurait pour elles la réforme de la taxe professionnelle .
Le processus législatif, qui a vu à plusieurs reprises des ressources fiscales transférées d'une catégorie de collectivités territoriales à une autre, s'est effectué par tâtonnements, en tentant d'appréhender les conséquences pratiques de telle ou telle modification sans toujours y parvenir. Les obstacles rencontrés pour simuler les effets de la réforme étaient renforcés par le fait qu'elle portait sur l'ensemble des collectivités territoriales, notamment sur les quelques 36 000 communes, ce qui rendait en pratique les simulations difficilement réalisables.
Mais l'adoption du texte définitif de la loi de finances pour 2010 n'a pas immédiatement conduit à clarifier les conséquences de la réforme pour les collectivités territoriales . En effet, l'année 2010 a constitué, pour les collectivités, une « année blanche ». En 2010, le produit de la taxe professionnelle a été remplacé par la « compensation relais », versée par l'Etat, mais aucune autre modification des finances locales n'est intervenue, l'Etat seul percevant les nouvelles impositions créées pour se substituer à l'impôt disparu. Pour les collectivités, le bouleversement induit par la réforme s'est opéré à compter de l'année 2011.
Or, le calcul de l'ensemble du dispositif de compensation des effets de la réforme prend appui sur la différence entre ce que chaque collectivité a effectivement perçu en 2010 et ce qu'elle aurait perçu en 2010 si la réforme avait déjà été mise en oeuvre.
Ce calendrier ne permettait donc pas de savoir, dans le courant de l'année 2010, quels seraient les montants exacts de compensation affectés à chaque collectivité territoriale puisqu'il fallait attendre que les données fiscales définitives relatives à cet exercice soient disponibles.
Par ailleurs, plusieurs modifications substantielles de la réforme ont été adoptées par le Parlement dans le projet de loi de finances pour 2011 . Ainsi, par exemple, les modalités de répartition du produit de la CVAE dans le cas des entreprises industrielles multi-établissements ont fait l'objet d'ajustements conséquents. De même, les clefs de répartition du produit des IFER entre catégories de collectivités territoriales ont pour plusieurs d'entre elles été modifiées.
C'est pourquoi les premières évaluations détaillées des conséquences de la réforme pour les collectivités territoriales n'ont pu s'avérer exactes , même si certains constats d'ensemble se sont révélés justes. Le rapport « Durieux-Subremon » en particulier, remis au Parlement en mai 2010, avait tenté de fournir une évaluation dynamique des effets de la réforme sur les finances locales. Or, votre mission a pu constater des écarts importants entre ces estimations, fournies cinq mois après le vote de la réforme, et la réalité de ses conséquences. Pour les départements, par exemple, le rapport « Durieux-Subremon » 47 ( * ) a sous-évalué à hauteur de 557 millions d'euros la perte de recettes globale de recettes entre avant et après la réforme. Cette perte s'élève, d'après les dernières estimations disponibles, à 1 472 millions d'euros, au lieu des 915 millions d'euros prévus par le rapport, soit une marge d'erreur de plus de 60 %.
Pour l'élaboration de leurs budgets pour l'année 2011, les collectivités ont donc dû travailler avec des chiffres estimatifs, plusieurs fois modifiés dans le courant de l'année . Les données définitives n'ont finalement été reçues des services fiscaux par l'ensemble des collectivités qu'au mois de décembre de l'année 2011.
Votre rapporteur ne peut que constater qu'il ne dispose toujours pas, malgré plusieurs demandes, de fichiers agrégés au niveau national des nouvelles recettes fiscales locales pour chaque catégorie de collectivités territoriales. Ainsi, le Gouvernement ne devrait fournir qu'au mois de juillet 2012 des données agrégées sur les montants de compensation concernant chaque collectivité territoriale, soit deux ans et demi après la disparition de la taxe professionnelle.
Enfin, la mise en oeuvre de la réforme a révélé de nombreuses conséquences qui n'avaient pas été appréhendées au moment de son adoption. Ainsi en est-il, par exemple, des effets sur les notions de potentiel fiscal et de potentiel financier de la disparition de la taxe professionnelle et de la création de la DCRTP et du FNGIR et des effets induits sur le fonctionnement des dispositifs de péréquation, tant verticale qu'horizontale (voir ci-après).
* 47 « Evaluation des effets de la réforme de la taxe professionnelle sur la fiscalité des collectivités locales et sur les entreprises », rapport de l'inspection générale des finances et de l'inspection générale de l'administration, établi sous la supervision de MM. Bruno Durieux et Patrick Subremon.