Synthèse des propositions par Françoise Vergès
Il semble que nous nous accordons sur le fait qu'il faille lutter contre la privatisation des histoires, car elles nous concernent tous. Il est trop facile de s'arroger le beau rôle, et de prétendre que l'on aurait toujours été du bon côté.
Il me revient de tenter de faire la synthèse de nos travaux, et de vous faire part des remarques et questions écrites adressées par la salle. Certains d'entre vous suggèrent l'instauration d'un « mois de la multiculturalité française ». Beaucoup de propositions concernent l'école, l'enseignement artistique et culturel ; l'histoire de l'immigration fait partie des programmes, mais il y a encore beaucoup d'angles morts, comme les massacres de 1947 à Madagascar ou la guerre du Cameroun.
M. le sénateur Antiste suggère d'établir une bibliographie des chercheurs présents, qui pourrait être publiée sur un site internet.
M. Philippe Zourgane insiste sur la nécessité de croiser l'histoire de l'esclavage et celle de l'économie et de la philosophie, pour mieux en comprendre les enjeux.
Mme Françoise Pujol, enseignante, propose d'introduire dans les cursus scolaires un temps de travail et de réflexion sur les conséquences de la colonisation et de la décolonisation.
Mmes Nadia Bedar et Vanessa Gally souhaitent l'organisation d'un grand débat sur les Roms, qui connurent une forme d'esclavage en Roumanie et sont aujourd'hui implantés dans de nombreux États européens.
M. Jean Chabal, Français des deux rives qui vécut en Algérie de 1951 à 1958, aimerait savoir comment sont recueillies les mémoires en voie d'extinction : il reste en effet des lieux de mémoire à identifier, et des pans entiers de la mémoire orale à retranscrire pour les conserver.
M. Octave Cestor, conseiller municipal de Nantes, nous fait savoir que cette ville vient d'attribuer au professeur Ibrahima Thioub de l'université Anta Diop de Dakar une subvention pour réaliser un ouvrage destiné aux jeunes sur les questions qui nous occupent aujourd'hui.
Mme Isabelle Gratien, petite-nièce de Félix Éboué, se demande pourquoi son grand-oncle, qui fut l'un des premiers à répondre à l'appel du 18 juin et fut gouverneur de Martinique et de Guadeloupe, est absent des manuels scolaires.
M. José Pentoscrope considère qu'il faut fixer par voie législative un temps d'antenne réservé sur les chaînes publiques à l'histoire de l'esclavage et de la colonisation.
Mme Catherine Coquery-Vidrovitch veut que les manuels expliquent comment la question coloniale est liée depuis le XVI e siècle à l'histoire de France dans son ensemble. Sur ce point, nous sommes tous d'accord.
Mme Gisèle Bourquin demande ce que l'on peut répondre à ceux qui rejettent la faute de la traite sur les rabatteurs d'esclaves africains ; elle s'interroge aussi à juste titre sur l'esclavage contemporain.
Lors de l'inauguration du mémorial de l'abolition à Nantes, nous avons justement tenté de montrer que l'histoire de l'esclavage colonial éclaire les nouvelles formes de prédation. Le propos du CPMHE n'est pas de juger ceux qui se sont rendus coupables de ces crimes, mais de comprendre comment s'est fabriqué le consentement, et comment nous consentons encore aujourd'hui à des formes contemporaines d'esclavage. Les gens du XVIII e siècle ne voulaient pas s'attarder sur le fait que le sucre était produit par des esclaves. Aux arguments culturels en faveur de l'esclavage s'ajoutaient des arguments économiques : on ne pouvait se passer de sucre, la fin de ce commerce aurait détruit les économies locales... Il a fallu déconstruire ces arguments.
Frantz Fanon disait que plonger dans l'abîme du passé est condition et source de la liberté. On ne saurait se contenter d'un discours uniforme et affadissant. L'histoire de l'esclavage ne peut pas non plus être un tout petit chapitre dans l'histoire générale : il a duré des siècles et transformé le monde.
Ces mémoires constituent une pratique sociale d'aujourd'hui. Elles sont portées par les jeunes, ce qui est un fait très original. Ce sont des jeunes qui demandent que soit inscrite la longue histoire de la colonisation et de son rôle dans la formation de la France moderne.
On nous accuse de ne pas regarder l'avenir, de nous complaire dans le passé, mais c'est au contraire parce que nous regardons l'avenir que nous nous tournons vers le passé. Chercheurs, artistes, associations ont tous un rôle à jouer, ainsi que le législateur. Merci encore au Sénat de nous accueillir aujourd'hui si généreusement. ( Applaudissements )