CONCLUSION

Le Monde a le potentiel agricole nécessaire pour nourrir la population qu'il accueillera dans les prochaines années. Mais, cet objectif ne sera atteint qu'au prix d'une augmentation considérable des moyens alloués à l'agriculture pour accroître la production mais aussi pour la rendre plus durable.

Cette contrainte s'imposera avec une force particulière aux pays les plus en retard de développement. Le Monde ne peut pas se passer de la contribution de leurs agricultures.

Surtout, on ne pourra remporter le défi alimentaire, qui est celui de la mise en oeuvre effective du droit à l'alimentation, sans leurs agriculteurs. Gagner le pari alimentaire, c'est gagner le pari du développement et c'est donc respecter la pluralité des modèles que celui-ci appelle.

Dans l'histoire, l'agriculture a globalement été une affaire d'État. Ses enjeux sont vitaux pour la population et ils sont vitaux pour les États par delà même les régimes politiques.

À part les hommes, il est probable que les premiers décomptes statistiques ont concerné les aliments, du moins les surfaces capables de les produire.

Depuis une vingtaine d'années, l'agriculture a de moins en moins été l'affaire d'État qu'elle fut historiquement. Elle a été davantage une affaire de marchés.

S'agissant du développement agricole, cette évolution qui concorde avec l'esprit du consensus de Washington a pu naître d'un certain découragement devant les résultats jugés mitigés de l'aide publique internationale et, localement, de l'absence de ressources, combinée avec une révision des priorités du développement plus ou moins imposée par les institutions internationales et avec des intérêts plus troubles. C'est dans tous les domaines que les acteurs de marché ont accru leur influence. Au stade de la production avec les fournisseurs des moyens de production de l'agriculture moderne, au stade de la distribution avec les grands industriels de l'agro-alimentaire et les chaînes de distribution. Mais, c'est aussi vrai des acteurs de la périphérie, tels que les opérateurs financiers pour lesquels les actifs agricoles sont plus ou moins souvent des positions vouées aux arbitrages. Cette privatisation de l'agriculture se vérifie même pour les « pilotes » du système alimentaire. L'extraordinaire puissance d'intervention de la fondation de Mme Melinda et de M. Bill Gates qui, selon la « Heinrich Böll Stiftung » aurait investi 1,4 milliard de dollars entre 2006 et 2009 pour promouvoir une « nouvelle révolution verte » quand le budget 2010-2011 de la FAO atteint à peine 1 milliard de dollars, en témoigne abondamment.

Dans ces conditions, on devrait s'incliner et considérer, plus que jamais, que l'agriculture est devenue un secteur comme un autre, un secteur devant être pleinement régulé par les mécanismes de marché.

Cette conclusion est d'autant plus tentante que le système alimentaire mondial est un système intrinsèquement complexe.

Pourtant, cette dernière caractéristique tentante aussi le motif qui conduit à récuser les solutions monolithiques que recouvre le recours aux seuls marchés ou aux seules interventions collectives.

Il peut y avoir un écart significatif entre le renforcement du rôle des mécanismes économiques ordinaires, les bénéfices qu'on en attend et ceux qu'on en retire effectivement.

Si, appliqués à l'agriculture, les mécanismes de marché permettaient de réunir les conditions de la sécurité alimentaire, il faudrait s'y rallier sans hésitation.

Malheureusement, il n'en va pas ainsi et il est à craindre que dans le futur les défaillances du marché persistent et que s'amplifient les distorsions qu'elles engendrent par rapport à une trajectoire permettant d'atteindre la sécurité alimentaire dans le monde.

Autrement dit, votre rapporteur, sans pour autant porter un jugement de condamnation de principe sur les marchés, et en reconnaissant même leur contribution à celle-ci, se rallie constant selon lequel la sécurité alimentaire est, par de nombreuses facettes, un bien public.

Bien public certainement du fait des enjeux vitaux d'un droit à l'alimentation s'exerçant réellement, mais bien public aussi parce que, spontanément, les agents économiques n'en garantissent pas l'instauration quand ils ne vont pas jusqu'à en éloigner le monde.

Cette façon de voir la sécurité alimentaire comme un bien public ne devrait pas beaucoup choquer sous nos latitudes puisque nous sommes, Européens ou citoyens des États-Unis, habitués à ce que s'en déroulent les conséquences, à savoir des interventions publiques destinées à créer ce que le marché n'aurait pas permis. Si les moyens diffèrent et évoluent, il reste que nous, pays occidentaux, attribuons aux agriculteurs des soutiens publics sans lesquels notre sécurité alimentaire ne serait plus aussi complètement maîtrisée qu'elle l'est aujourd'hui. Il faut ajouter que ces soutiens sont accordés alors même que nos économies sont assez développées pour que la productivité agricole y atteigne un haut niveau et assez diversifiées pour que les passages d'un secteur économique à un autre n'y butent pas systémiquement sur la rareté des opportunités de participation à la production nationale.

Pourtant, il faut reconnaître que cette idée a été un peu perdue de vue. Un certain « économisme » a prévalu pour la remettre en cause ou, du moins, sans l'afficher toujours clairement, opérer une critique systématique des moyens déployés pour parvenir à la sécurité alimentaire par le truchement des politiques publiques.

Il faut regretter que l'analyse économique puisse être dévoyée au point que des critiques ponctuelles, soient généralisées sans les précautions nécessaires et que les évaluations auxquelles elle contribue utilement quand elle est réaliste deviennent de simples instruments rhétoriques au prix de sa dénaturation.

Dans ce processus, la négligence ad hoc des conditions de validité des paradigmes économiques joue un rôle qu'on peut qualifier de gravement négatif.

Poser que les marchés agricoles, dont pourtant les singularités sont connues depuis toujours, sont des marchés comme tous les autres relève d'une telle négligence. De même, ignorer l'existence et les tendances très fortes à la segmentation des acteurs du système alimentaire mondial et donner de celui-ci la représentation d'un jeu entre des intervenants également atomisés c'est abuser de l'abstraction et c'est surtout commettre une erreur aux conséquences dévastatrices au regard du sujet même du présent rapport, le défi alimentaire.

En réalité, en agriculture plus encore que dans bien des domaines économiques, c'est au principe de subsidiarité (qui est aussi un principe de complémentarité) qu'il faut revenir. C'est lui qui doit ordonner le champ respectif des mécanismes du marché et des interventions collectives et, dans ce dernier domaine, c'est lui qui doit être le soubassement de l'architecture de l'institutionnalisation du droit à l'alimentation comme bien public mondial.

Car c'est bien à celle-ci qu'appelle le présent rapport.

Institutionnaliser le droit à l'alimentation c'est d'abord prendre au sérieux la déclaration universelle de ce droit.

Elle doit obliger et les obligations correspondantes doivent pouvoir être sanctionnées. En bref, la normativité du droit à l'alimentation doit être renforcée à tous les niveaux, international, régional, national.

Dans notre ordre juridique, notre droit civil comporte des obligations strictes de ce point de vue. Dans la sphère collective, les minima sociaux, les compétences sociales des collectivités territoriales, et leur action, se rattachent déjà à la préoccupation de votre rapporteur. De même, la fiscalité particulière des dons aux organismes caritatifs témoigne d'une intention. On peut même éprouver le sentiment d'un certain foisonnement. Sans doute serait-il utile de faire un peu de clarté sur cet ensemble.

Au plan européen, l'actualité est marquée par les débats autour de la renationalisation des actions d'aide alimentaire. Ils ne sont pas d'emblée illégitimes. Mais ils devraient être précédés par une réflexion sur les voies d'une sécurisation juridique du droit individuel à l'alimentation dans une Europe où la pauvreté déjà répandue est en voie d'extension.

Une telle réflexion doit aboutir également au niveau mondial.

Mais institutionnaliser le droit à l'alimentation, c'est aussi solidifier le gouvernement agricole du monde et lui donner les moyens des ambitions qu'on doit lui fixer.

Cette recommandation pourra apparaître quelque peu grandiloquente. D'une certaine manière son objet en est une excuse tandis que son contenu programmatique, votre rapporteur en fait le souhait, l'absout d'un travers que partagent trop systématiquement les grands messes qui, régulièrement, ponctuent les désastres alimentaires mais restent stériles et sans lendemain.

Institutionnaliser le droit à l'alimentation, c'est construire une organisation internationale à la hauteur du défi alimentaire.

L'architecture des institutions internationales dont l'activité touche plus ou moins directement l'agriculture est particulièrement complexe et, classiquement, contradictoire. Il en résulte que le droit à l'alimentation comme bien public mondial n'a pas encore d'institutions adaptées pour le promouvoir. Cette lacune doit être comblée. En outre, le financement du droit à l'alimentation doit être assuré.

Les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale) accomplissent des missions qui ont un impact, plus ou moins direct mais très puissant, sur le développement agricole. Le FMI intervient plutôt dans les situations de crise des paiements tandis que la Banque mondiale, comme les autres banques multinationales de développement, est chargée de financer les actions de développement plus structurelles.

Dans l'un et l'autre cas, l'agriculture est souvent concernée. C'est évident s'agissant de la Banque mondiale compte tenu de la place qu'occupe l'agriculture dans les problématiques de développement. Mais c'est également vrai pour le FMI puisque ses interventions sont systématiquement conditionnées à des réformes qui, dans la plupart des pays où il intervient, impliquent l'agriculture.

Au prix d'une certaine simplification peut-être, on peut affirmer que le soutien public à l'agriculture n'a pas été une priorité de ces institutions.

Globalement, les interventions du FMI se traduisent par des exigences de réformes structurelles qui impliquent des reculs de l'intervention publique au nom de l'assainissement budgétaire et des réformes structurelles faisant plus de place aux mécanismes de marché.

Pour la Banque mondiale, ainsi qu'elle le reconnaît elle-même, le financement du développement agricole, qui a chuté, n'était pas considéré comme une priorité. Le rapport de la Banque pour 2008 abondamment cité dans le présent rapport constitue de ce point de vue un signal fort mais dont les effets concrets demandent un peu de recul pour les évaluer plus complètement.

Les activités de la Banque mondiale pour la sécurité alimentaire en 2008-2009 selon le rapport du Ministère de l'économie, des finances et de l'Industrie

En matière de sécurité alimentaire, la Banque mondiale a été l'une des institutions les plus réactives face à la crise alimentaire de 2008, en créant un programme de réponse de 1,2 Md USD, dont 200 M USD provenant du revenu net de la Banque, le reste ayant été constitué par réallocation de ressources. La taille de ce programme a été portée à 2 Mds USD en avril 2009. Il doit permettre de renforcer les filets de protection sociale dans les pays pauvres, améliorer les infrastructures rurales et augmenter la productivité agricole. Elle est l'une des principales institutions représentées dans la Task Force de Haut Niveau des Nations Unies, dont l'un des objectifs est de contribuer à une meilleure coordination des institutions et des politiques concourant à la sécurité alimentaire, dans l'esprit du Partenariat Mondial appelé de ses voeux par le Président Nicolas Sarkozy le 3 juin 2008, lors du Sommet de la FAO à Rome.

La Banque mondiale renforce en outre ses investissements agricoles à moyen et long terme : le Groupe Banque mondiale consacre 4,2 MdsUSD par an aux investissements en faveur du secteur agricole au travers de trois de ses principales institutions 1,1 MdUSD pour la BIRD, 1,8 MdUSD pour l'AID et 1,2 MdUSD au titre de la SF1. À ceci s'ajoute l'apport, modeste, de fonds fiduciaires (132 millions USD dont 70 % provenant du Fonds pour l'environnement mondial). Le plan d'action pour l'agriculture pour la période 2010-2012 prévoit un renforcement significatif du soutien à l'agriculture (dans une fourchette de 6,2 MdsUSD/an à 8,3 MdsUSD/an, en lien avec les orientations de la communauté internationale action complémentaire de celles du FIDA, de la FAO et du GCRAI (Groupe consultatif pour la recherche agronomique internationale), appui au CAADP (programme intégré pour le développement de l'agriculture en Afrique).

Les institutions onusiennes comprennent au premier chef la FAO (Food and Agriculture Organisation) créée en 1904. Elle réunit des compétences techniques exceptionnelles et sa culture la conduit à être plus attentive aux questions de développement. Pourtant, cette logique ne trouve pas toujours tous les prolongements effectifs qu'on pourrait en attendre. Peut-être cette situation vient-elle l'existence de positions dominantes de doctrine un peu unilatérales que la structure exécutive de l'organisation favoriserait.

À cet égard, il faut se féliciter de l'ouverture des points de vue diversifiés du Comité de la sécurité alimentaire de la FAO. Mais ce sont également les moyens financiers qui font défaut à celle-ci. Avec un budget limité à quelque 1 milliard de dollars, les moyens opérationnels de l'organisation sont sans proportion avec ce qu'il faudrait.

Il serait peu utile de refonder les institutions existantes si une politique agricole mondiale n'était pas nécessaire.

Les attributions importantes, mais limitées des organisations multilatérales peuvent être assumées dans les cadres actuels de ces organisations, moyennant toutefois des processus de coordination plus efficaces entre elles.

Sur ce plan, les nouvelles formes de coordination internationale type G8, G20 exercent un rôle ambigu en assurant l'émergence d'initiatives consensuelles mais en créant également de nouveaux besoins de coordination entre ces initiatives que ces agoras n'ont pas les moyens de suivre et les activités des organismes permanents qu'elles peuvent bousculer.

Sur un autre plan, celui des relations bilatérales, l'éparpillement pose à l'évidence un problème.

Il aboutit à des concurrences mal maîtrisables entre bénéficiaires et États fournissant les soutiens, qui peuvent se traduire par des concentrations inéquitables et inutiles des aides.

Mais, c'est bien parce qu'une politique agricole mondiale intégrée doit voir le jour qu'il faut refonder les institutions internationales qui recevront la mission de la définir et d'en piloter la mise en oeuvre.

Ces institutions devraient coiffer un dispositif intégré dimensionné par référence au principe de subsidiarité.

Il serait vain d'imaginer qu'un gouvernement mondial de la sécurité alimentaire puisse à partir d'une capitale mondiale s'occuper des champs du monde.

Chaque échelon doit exercer les compétences qu'il est le mieux à même d'accomplir et assumer pleinement les responsabilités correspondantes.

Cela ne signifie pas que ces échelons soient disjoints les uns des autres. C'est au contraire en fonction des besoins manifestes d'intégration qu'il faudra prévoir un cadre cohérent de relations entre les divers niveaux.

De même, il ne faut pas imaginer une architecture uniforme déclinée spatialement.

À cet égard, l'idée de fonder la réponse au défi alimentaire sur l'instauration de politiques agricoles communes régionales est séduisante dans la mesure où elle transpose un cadre de politique agricole à laquelle la France est accoutumée et parce qu'elle manifeste une volonté d'intervention publique considérée comme une nécessité par la quasi-totalité des prospectives du défi alimentaire.

Pour autant, elle ne semble trouver, ni dans la réalité des relations internationales, ni dans les situations économiques et agricoles du monde la base solide qui permettrait de lui conférer une portée pratique et une justification analytique sans failles.

La fondation d'une politique agricole commune suppose que des politiques agricoles préexistent plus ou moins, mais surtout que des intérêts et des moyens puissent être échangés entre les membres qui forment la communauté. Régionalement, ces conditions peuvent être « introuvables ». En revanche, elles peuvent rassembler des échelons différents.

Si le droit à l'alimentation est promu à la dignité de bien public mondial, il va de soi que l'institution supérieure qui en sera en charge trouvera toujours matière à développer des relations avec d'autres échelons qui, de leur côté, pourraient ne pas trouver de points d'ancrage régionaux à des initiatives réciproques.

L'organisation mondiale en charge de la politique agricole devra être organisée sur un mode qui ne soit pas étroitement intergouvernemental. Une représentation diversifiée s'inspirant de celle qui devrait désormais être assurée dans le cadre du Comité de sécurité alimentaire de la FAO devra être garantie.

Par ailleurs, l'organisation devra disposer de moyens financiers nécessaires à sa mission. Les ressources de la Banque mondiale correspondant à ses interventions agricoles pourraient lui être affectées. Mais, ces ressources sont insuffisantes, même cumulées avec celles de la FAO, pour engager une politique agricole efficace. Celle-ci suppose que les investissements nécessaires soient financés mais aussi que la transition agricole soit accompagnée, en particulier par des filets de sécurité, et que des stocks soient garantis.

Compte tenu de l'ampleur des besoins d'investissement à quoi s'ajoutent les financements nécessaires aux actions complémentaires envisagées mais aussi à la R&d, les financements correspondant ne pourront vraisemblablement pas être dégagés sur les ressources courantes des États.

Un prélèvement mondial pour financer le droit à l'alimentation dans le monde devra être défini.

Par sa permanence, il rompra heureusement avec la série des engagements ponctuels des États, qui sont de façon systématique, imparfaitement suivis d'effets.

Il est urgent de réunir un comité international de préfiguration de l'institutionnalisation d'une volonté politique qui veuille vraiment abolir la faim dans le monde. Elle ne saurait, aux yeux de votre rapporteur, négliger la nécessaire dimension humaniste des solutions propres à cette ambition.