PREMIÈRE TABLE RONDE : LES MALADIES MONOGÉNIQUES ET LEUR PRISE EN CHARGE
LES AVANCÉES SCIENTIFIQUES ET MÉDICALES
M. Jean-Louis Touraine. Je donne immédiatement la parole au Professeur Alain Fischer, qui a développé les premières thérapies géniques dans notre pays.
M. Alain Fischer, professeur d'immunologie pédiatrique à l'université Paris Descartes, membre de l'Académie des sciences, directeur de l'Institut hospitalo-universitaire Imagine. Merci de nous donner l'occasion de traiter ainsi, d'une manière plus large que strictement médicale et scientifique, des maladies monogéniques dites rares.
Il ne serait pas illogique de s'interroger sur l'intérêt pour la nation d'investir dans la recherche sur des maladies rares. En réalité, vous l'avez dit, bien que chacune d'entre elles soit rare, ces maladies constituent un réel problème de santé publique, puisqu'elles touchent au total des dizaines de milliers de personnes.
Leur médecine est difficile puisqu'elle embrasse toutes les spécialités, parfois plusieurs en même temps, et tous les âges de la vie. Beaucoup de maladies génétiques se révèlent dès l'enfance mais certaines n'apparaissent qu'à l'âge adulte, et d'autres, qui se sont déclenchées tôt dans la vie, deviennent chroniques et exigent une prise en charge particulière. Elles engagent souvent le pronostic vital ou sont source de handicaps lourds qui retentissent gravement sur la vie de l'entourage des malades.
La rareté de chacune de ces maladies fait que les connaissances sur chacune sont limitées - très variables selon les cas. On ne peut pas exiger de chaque praticien qu'il les connaisse toutes, alors même que pour certaines d'entre elles, il existe des traitements qui, à défaut de guérir, peuvent au moins stabiliser ou améliorer l'état des malades. La phase « d'errance diagnostique », qui peut durer des années, est douloureuse pour les malades et leurs familles. C'est un véritable problème qui soulève celui de l'information médicale, de l'organisation des filières de soins...
Je le dis à dessein de manière quelque peu provocatrice : les maladies rares sont les plus faciles à étudier. En effet, elles ont en gros un facteur déclenchant unique en la mutation d'un gène. « Un gène, une maladie » - même si la réalité est un peu plus complexe - voilà qui est plus simple que les mécanismes de déclenchement et de développement de maladies multifactorielles comme le cancer, l'asthme ou les maladies neuro-dégénératives, bien difficiles à élucider.
Les malades atteints d'une maladie monogénique sont d'une certaine façon des exemples naturels de ce à quoi on aboutit en laboratoire quand on active ou inactive l'expression d'un gène chez un animal pour étudier le phénotype qui en résulte. Ici, à l'inverse, on identifie un gène à partir d'un phénotype. Les maladies rares ont ainsi largement contribué au développement des connaissances fondamentales.
On commence à penser que certaines maladies fréquentes résultent peut-être de la conjonction de myriades de maladies rares. Ainsi la maladie de Crohn, dont la fréquence augmente, est-elle certainement liée à des facteurs environnementaux mais on ignore si l'élément déterminant n'est pas d'origine génétique, multigénique ou non. On se pose la même question pour certains retards mentaux chez l'enfant, dont on connaît peu de chose et pour lesquels il n'existe pas de traitement. Le séquençage à haut débit apportera sans doute une réponse. L'étude de maladies rares peut servir à celle de maladies beaucoup moins rares.
Ces maladies, parce qu'elles constituent en quelque sorte des « idéals-type », peuvent aussi servir de modèle pour le développement de nouvelles thérapeutiques, y compris de maladies fréquentes. C'est l'une des premières fois où on peut mettre au point une thérapeutique à partir de la physiopathologie et non par une approche empirique : on définit des cibles, des molécules et des voies de substitution ; on peut aussi chercher à modifier l'expression des gènes, stabiliser les ARN messagers, des protéines... Un très grand nombre de pistes thérapeutiques, ouvertes par la recherche sur les maladies rares, sont aujourd'hui en train d'être explorées. C'est aussi le premier champ où se sont développées la thérapie cellulaire et la thérapie génique.
Les maladies rares sont également le domaine par excellence où utiliser les cellules souches embryonnaires. A ce sujet, je regrette moi aussi que la révision des lois de bioéthique n'ait pas été l'occasion de modifier le statut de la recherche sur ces cellules. L'argument parfois avancé selon lequel les cellules pluripotentes induites (iPS) permettraient de se passer des cellules souches embryonnaires est fallacieux. On peut entendre des objections éthiques ou religieuses, mais pas cet argument pseudo-scientifique, totalement inexact. Nous avons impérativement besoin de la recherche sur les cellules souches embryonnaires et j'espère qu'un jour, en France elle sera autorisée de manière encadrée, comme elle l'est dans de très nombreux pays développés.
La recherche sur les maladies rares n'est pas vouée à demeurer marginale sur le plan économique. Il existe plusieurs exemples de réussites industrielles autour de médicaments liés à ces maladies. Je pense à Genzyme, société de biotechnologies, qui, en développant avec succès des molécules substitutives pour quelques maladies rares, a connu un succès économique qui lui a valu d'être rachetée par Sanofi. D'autres grands groupes pharmaceutiques comme Novartis ou Roche ont eux aussi compris l'intérêt d'investir dans les maladies rares, qu'il s'agisse de trouver un traitement ou parce que l'étude des mécanismes d'une maladie rare peut déboucher sur le traitement de maladies plus fréquentes.
Je n'en prendrai qu'un exemple dans ma spécialité, celui d'une pathologie auto-inflammatoire gravissime de l'enfant, extrêmement rare, décrite dans les années 70 et dont le gène a été identifié au début des années 2000. Dès que l'on a compris qu'elle était due à la production excessive d'interleukine-1, a très vite été disponible sur le marché un inhibiteur de cette cytokine. L'administration de cette protéine a, du jour au lendemain, transformé la vie de malades qui n'étaient guère plus d'une cinquantaine dans le monde. Mais de là, les laboratoires se sont demandé si l'interleukine-1 ne jouait pas un rôle dans toute une série de maladies inflammatoires immunologiques comme le psoriasis, certaines formes de rhumatismes, la maladie de Crohn, l'uvéite... Et aujourd'hui Novartis et d'autres développent, sous forme d'anticorps monoclonaux ou de protéines recombinantes, des traitements du psoriasis ou de l'uvéite, qui ne sont pas des maladies rares. Cet exemple montre l'intérêt de la recherche sur ces maladies pour les malades eux-mêmes et pour l'industrie. Des sociétés de biotechnologies développent des produits au départ ciblés sur des maladies rares en espérant que leur utilisation puisse un jour s'élargir.
Avant d'identifier le gène responsable d'une maladie, a fortiori de comprendre les mécanismes physiopathologiques de celle-ci, il faut disposer de cohortes. Il faut donc des lieux disposant de l'expertise médicale, du plateau technique et de l'environnement intellectuel permettant d'évaluer dans les meilleures conditions les patients atteints de maladies rares. Même si beaucoup reste à faire, la création des centres de référence maladies rares a facilité la tâche. Dès lors que l'on a dans chaque centre des médecins ayant une connaissance approfondie de la maladie en question et que les malades ont réellement accès à ces centres, sans discrimination financière - ce qui n'est pas toujours le cas : j'ai encore en mémoire le cas d'un malade dont la Sécurité sociale refusait de rembourser le déplacement jusqu'à un centre -, il est possible de regrouper une expertise autour d'un phénotype donné et de constituer des cohortes de patients pour lesquelles seront collectées des informations cliniques, biologiques, d'imagerie et maintenant génétiques, de plus en plus sophistiquées. Cette annotation de cohortes est un long travail de fourmi qui exige d'importants moyens humains et financiers. Il faut aussi que le personnel ait été correctement formé à ce recueil de données. L'importance de ce travail, indispensable tant pour soigner le mieux possible les malades en l'état des connaissances qu'identifier de nouveaux gènes, est souvent sous-estimée. Les moyens actuels de la génomique permettent d'aller beaucoup plus loin et beaucoup plus vite. La France n'est, hélas, pas leader en ce domaine, largement distancée par les Etats-Unis, où tout a débuté, et par la Chine qui développe elle aussi maintenant des outils très performants. Nous ne faisons que suivre. Sans doute n'était-ce pas la meilleure solution que de se lancer dans la génomique en France à travers la constitution de gros centres, certes utiles mais pas bien adaptés à ce type de recherches qui n'ont pas besoin d'être faites partout mais plutôt dans certains centres pointus. Inutile de dire que derrière doit suivre aussi la biologie des protéines, etc.
Croiser leurs connaissances est extrêmement fructueux pour les chercheurs. Ainsi une pathologie des structures ciliées des cellules explique certaines maladies du poumon, du rein, du cerveau..., n'ayant a priori rien à voir. De telles découvertes peuvent déboucher sur la mise au point d'outils diagnostiques et thérapeutiques d'intérêt commun. Cela justifie que les centres de référence maladies rares atteignent une certaine taille critique : nous avons cette chance à Necker. Toute une série de pistes peuvent être explorées dans le domaine académique mais aussi industriel. Il faut collaborer avec les industriels.
Le besoin d'organisation est plus important encore que pour la recherche fondamentale : centres de références, cohortes et outils d'exploitation afférents, notamment informatiques, étroite coopération entre médecins, chercheurs et médecins-chercheurs, réseaux de collaboration nationaux et internationaux... Sur ce dernier point, je regrette que l'Union européenne ne joue pas un rôle suffisant : on pourrait réfléchir à une organisation de la recherche sur les maladies rares au niveau de l'Union. Il existe certes quelques projets communs, mais ils demeurent limités et leurs circuits sont trop complexes. Il y a une dizaine d'années, j'ai essayé, en vain, de plaider cette cause auprès de la direction générale « Recherche » à Bruxelles. Rien ou presque n'a avancé depuis. Vu la rareté, l'extrême diversité, la répartition géographique particulière des maladies rares, une structure de recherche au niveau européen serait pourtant indispensable.
M. Jean-Louis Touraine. Je donne maintenant la parole au professeur Nicolas Lévy, dont l'équipe a identifié le gène de la progeria, cette redoutable maladie qui provoque un vieillissement accéléré.
M. Nicolas Lévy, professeur de génétique à la faculté de médecine de Marseille, directeur du groupement d'intérêt scientifique « Maladies rares ». Après avoir dit d'un mot que je partage totalement les vues d'Alain Fischer, je voudrais insister sur la nécessité absolue d'une recherche translationnelle dans le domaine des maladies rares, dont la plupart sont d'origine génétique, avec pour cause un gène facilement identifiable. Le point de départ reste la constitution de cohortes de patients faisant l'objet d'explorations clinico-biologiques, qui permettent un suivi longitudinal et prospectif selon des critères identiques dans tous les centres. Cela suppose le stockage de prélèvements dans des biobanques, des possibilités d'évaluer l'histoire naturelle de ces maladies, d'identifier leurs bases moléculaires grâce à la génomique, l'épigénomique, la transcriptomique et la métabolomique, de disposer de modèles cellulaires ou animaux afin d'en étudier les mécanismes physiopathologiques les plus fins. Ces modèles sont également indispensables aux études précliniques, une fois identifiée une cible thérapeutique potentielle, afin de pouvoir passer aux essais cliniques. Beaucoup de traitements dans ce type de maladies ne peuvent encore prétendre guérir les malades mais améliorent leur qualité de vie et allongent leur espérance de vie, ce qui est toujours intéressant dans l'attente de la mise au point éventuelle de thérapies plus efficaces.
On ne peut aujourd'hui faire l'impasse sur les développements industriels. Chacun sait que les financements publics seront insuffisants pour couvrir l'ensemble des besoins pour tous les malades. D'où la nécessité de partenariats avec l'industrie privée pour pouvoir conduire ces recherches translationnelles dans de bonnes conditions.
La recherche dans le domaine des maladies rares exige une approche pluridisciplinaire. Il faut faire avec le nombre très important de ces affections, leur extrême hétérogénéité - la complexité de la tâche est encore accrue par le fait qu'une même pathologie peut être liée à un déficit d'une multitude de gènes différents : on en connaît aujourd'hui plus de 150 impliqués dans le retard mental par exemple -, la difficulté du recueil des informations phénotypiques et de matériel biologique, la dispersion des informations et l'inégalité des moyens dédiés à chacune de ces maladies.
Un autre problème a longtemps été la faiblesse de l'investissement de l'industrie pharmaceutique dans ce domaine. Ce n'est plus le cas. Les industriels sont beaucoup moins réticents aujourd'hui à financer certaines recherches sur les maladies rares, dans la mesure où il est devenu évident qu'elles permettent de mieux connaître des mécanismes physiopathologiques à l'oeuvre dans des maladies beaucoup plus fréquentes. Tout cela rend indispensable un effort spécifique à long terme et une coordination des actions.
Une Fondation Maladies Rares doit être créée en 2011, dont nous espérons qu'elle permettra de combler certains des manques actuels dans le domaine de la clinique comme de la recherche. Il faut se féliciter qu'un deuxième plan national maladies rares ait été annoncé le 28 février dernier, après qu'un premier plan avait couvert la période 2004-2008.
Ce plan comporte trois axes principaux. Le premier est d'améliorer la qualité de la prise en charge des patients. Cela suppose tout d'abord de faciliter l'accès au diagnostic. Les centres de référence, mis en place dans le cadre du premier plan national, ont été une excellente initiative. La plupart des patients ont ainsi pu trouver un lieu d'expertise sur leur maladie dans un rayon maximal de 100 à 150 km de leur domicile. Les médecins et les chercheurs ont, pour leur part, pu constituer les indispensables cohortes qu'évoquait Alain Fischer. L'objectif est maintenant d'organiser de véritables filières de soins pour mettre au point des protocoles nationaux de diagnostic et de soins, et de parvenir à ce que les différents centres travaillant sur des pathologies semblables coopèrent. Il faut ensuite donner toute leur place à la biologie et aux nouvelles techniques de séquençage du génome. Lorsqu'un patient s'adresse à nous, dont nous ignorons quel gène peut être responsable de sa maladie, nous procédons à des tests gène par gène et il arrive que, même après plusieurs années, nous ne soyons toujours pas parvenus à identifier le gène en cause. Le séquençage à haut débit qui permet de tester simultanément l'ensemble des gènes devrait permettre d'identifier beaucoup plus vite les mutations en cause. Par manque de moyens, la France a pris un retard considérable dans ces techniques, y compris par rapport à l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne ou les Pays-Bas, sans même parler des Etats-Unis et de la Chine. En dépit de tous les efforts aujourd'hui consentis avec nos maigres moyens, ce retard ne pourra pas être comblé.
Il faudrait aussi que toutes les structures dédiées aux maladies rares disposent du même système d'information ou du moins que leurs systèmes soient compatibles et donc exploitables conjointement. Il existe certes une base de données, Cemara, regroupant des données issues des centres de référence, mais il existe une multitude d'autres bases de données autres que cliniques, qui, hélas, ne peuvent communiquer avec Cemara. Le projet est donc de créer une banque nationale de données maladies rares, qui regrouperait l'ensemble des données cliniques issues des centres de référence mais aussi l'ensemble des données biologiques et thérapeutiques issues d'autres bases, et d'assurer l'interopérabilité de tous ces outils, de façon que partout il soit possible d'en extraire les données que l'on souhaite. Ce peut être par exemple d'identifier très vite une population de patients immédiatement éligibles à un essai thérapeutique en cours de démarrage ou d'établir une corrélation entre certaines anomalies cliniques et certaines anomalies génétiques. Cette démarche, novatrice, exige des moyens et beaucoup d'énergie.
Un mot du projet Radico, fédération des cohortes de patients atteints de maladies rares. Des moyens du grand emprunt y ont été affectés. Il sera piloté par la future fondation de coopération scientifique. La création de cette fondation est l'un des axes principaux du plan national maladies rares. Il s'agit de créer une structure nationale d'impulsion de la recherche, en interface avec les acteurs publics et privés. Le statut juridique du GIS maladies rares ne permet pas de conclure de partenariats avec le monde industriel. Ce GIS a donc vocation à évoluer en une structure autorisant de tels partenariats et ayant des missions plus larges.
Les objectifs principaux de cette fondation, qui sera probablement hébergée par l'INSERM, seront de structurer et d'harmoniser les recherches sur les maladies rares ; de coordonner et d'articuler les missions du GIS avec celles de la base nationale de données maladies rares et d'Orphanet ; de développer et fédérer les expertises ainsi que les structures existantes ; de financer des projets, notamment ceux qui requièrent l'accès à des plates-formes technologiques de séquençage, de mise au point de modèles, cellulaires ou animaux, de criblage thérapeutique de molécules, de fabrication de cellules pluripotentes induites, d'autant plus nécessaires que la recherche sur les cellules souches embryonnaires demeure en France interdite sauf dérogation.
Cette fondation aura également des objectifs plus ciblés, parmi lesquels le développement de partenariats avec l'industrie. Des industriels ont fait part de leur intérêt pour certains projets. D'autres se sont d'ores et déjà engagés à nos côtés : les conventions sont en cours d'élaboration. Aux financements publics et en provenance du milieu associatif s'ajouteront donc des financements privés.
Cette fondation aura aussi pour mission d'identifier les besoins de recherche dans le domaine des maladies rares, y compris en sciences humaines et sociales, de proposer des mesures incitatives pour que des équipes spécialisées mènent certaines recherches indispensables, par exemple en matière d'épidémiologie, où nous manquons cruellement de données chiffrées. Aucune évaluation du coût sociétal des maladies rares n'a jamais été réalisée. De telles études nous aideront, nous l'espérons, éléments chiffrés à l'appui, à faire comprendre aux pouvoirs publics que les maladies rares représentent, au même titre que le cancer ou la maladie d'Alzheimer, un véritable enjeu de santé publique, contrairement à ce que pourrait laisser penser leur qualification de « rares ». Cette fondation sera également chargée de développer l'information sur ces maladies et les recherches qui y ont trait, ainsi que d'assurer la pérennité des bases de données et des registres. Sur ce dernier point, j'insiste sur le danger qu'il y aurait à financer la constitution des bases de données avec des crédits exceptionnels. Il faut des financements sécurisés à long terme, de façon que les personnels affectés à ces tâches puissent être embauchés en CDI ou appartiennent à des institutions établies, publiques si possible.
La fondation bénéficiera du soutien des organismes de recherche publics déjà engagés dans la recherche sur les maladies rares - INSERM, CNRS, universités et hôpitaux. Elle associera des partenaires privés et associatifs.
Elle doit être un outil pour les associations, lesquelles doivent se reconnaître dans ses missions, pour les chercheurs, pour les médecins et pour les industriels.
M. Jean-Louis Touraine. Le recensement des maladies rares reste très imprécis. Leur nombre oscille dans une fourchette de 5 000 à 8 000. On ne connaît pas non plus pour chacune d'elles le nombre exact de malades atteints. On ne dispose d'estimations que pour les plus fréquentes : on sait ainsi qu'en France quelque 15 000 personnes souffrent de drépanocytose, 5 000 à 6 000 de mucoviscidose et 5 000 de myopathie de Duchenne. Un meilleur recensement serait en effet un préalable indispensable pour progresser.
Nous allons maintenant entendre le professeur Paul-Henri Roméo.
M. Paul-Henri Roméo, directeur de l'Institut de radiobiologie cellulaire et moléculaire du CEA et de l'ITMO IHP (Institut thématique multi-organismes Immunologie, Hématologie et Pneumologie). Je traiterai de la drépanocytose qui, bien que n'étant pas une maladie rare, est délaissée des chercheurs et des pouvoirs publics. Le coût de ce délaissement est considérable pour les patients et pour la société.
Cette maladie touche les globules rouges, cellules parmi les plus simples du corps humain. En effet, ceux-ci n'ont pas de noyau, ni donc d'ADN, et ne contiennent que de l'hémoglobine, molécule qui véhicule l'oxygène depuis les poumons jusqu'à l'ensemble des tissus. C'est une maladie génétique monogénique à transmission autosomique récessive. Bien que la cause en soit connue depuis plus de cinquante ans, quasiment aucun progrès thérapeutique n'a eu lieu depuis lors. Il n'existe aujourd'hui qu'un seul traitement curatif, la greffe de moelle. Les autres traitements disponibles ne sont que palliatifs. En dépit de sa forte prévalence, très peu de recherches sont consacrées à la drépanocytose. Celles de Philippe Leboulch, que nous entendrons tout à l'heure, font exception.
Chez les malades drépanocytaires, une mutation dans le sixième codon du gène codant pour la chaîne bêta de l'hémoglobine fait que celle-ci, en hypoxie, se polymérise de façon irréversible, entraînant une déformation caractéristique des globules rouges - c'est pourquoi elle est dite aussi anémie falciforme - qui les rend rigides et très fragiles. En résulte chez les patients homozygotes une anémie hémolytique, une atteinte vasculaire systémique grave et irréversible pouvant toucher tous les tissus - rein, foie, cerveau... -, des risques infectieux majorés durant les premières années de la vie, diverses complications consécutives à des infarctus tissulaires comme des ostéonécroses, des ulcères de jambe... La maladie réduit l'espérance de vie de trente à quarante ans.
Le gène de la drépanocytose confère aux individus hétérozygotes, porteurs du gène de la maladie sans être eux-mêmes atteints, une résistance à la malaria. La carte des zones du monde où sévit de manière endémique la malaria et celle où se rencontrent majoritairement les personnes atteintes ou vectrices de la drépanocytose, se superposent. En Afrique subsaharienne, 2% des nouveau-nés sont homozygotes pour la mutation responsable de la maladie et 10 à 40% de la population, selon les pays, est hétérozygote. Du fait des migrations, on retrouve des patients drépanocytaires aux Etats-Unis, au Brésil et dans la Caraïbe, en France, en Espagne, en Italie, ainsi qu'au Moyen-Orient, en Arabie saoudite et en Turquie.
La drépanocytose n'est pas une maladie rare. L'OMS en a d'ailleurs fait une priorité de santé publique depuis 2006. C'est la première maladie génétique en France par sa fréquence. Les cas se concentrent principalement en Île-de-France, où on dénombre plus de 5 000 cas, et outre-mer, en particulier en Martinique et en Guadeloupe où l'on en compte plus de 2 500. A l'horizon 2020, quelque 20 000 patients devraient être atteints dans notre pays.
La drépanocytose fait l'objet d'un dépistage néonatal et peut même faire l'objet d'un dépistage prénatal (DPN). Le premier DPN a d'ailleurs été réalisé pour cette maladie. Un programme de dépistage néonatal existe en France depuis 1995, ciblé sur les populations à risque. En métropole, il n'est effectué que lorsque les origines des parents peuvent faire craindre l'apparition de la pathologie. Il est en revanche systématique dans les DOM-TOM. L'incidence de la maladie est d'environ un cas pour 2 000 naissances dans l'Hexagone, mais d'un cas sur 200 à 300 en Guadeloupe, Martinique et Guyane. Les familles acceptent très bien le dépistage. Dans les populations à risque, un conseil génétique est proposé.
Hormis la greffe de moelle et dans l'attente de la mise au point d'une thérapie génique, il n'existe aujourd'hui aucun traitement curatif. Un seul médicament, l'hydroxyurée, permet d'atténuer les symptômes. Il diminue la fréquence et la sévérité des crises vaso-occlusives chez l'adulte et chez l'enfant, ainsi que celles des syndromes thoraciques aigus. L'administration d'hydroxyurée permet de réduire le nombre des hospitalisations et des transfusions. Une étude parue dans le New England Journal of Medicine fait état d'une diminution de 40% de la mortalité dans un groupe de patients traités par cette molécule.
Pour terminer, je voudrais dire un mot du coût de la prise en charge. D'après les données disponibles d'un fichier Medicaid de Floride, il a pu être établi qu'en 2009, la prise en charge d'un patient drépanocytaire revenait aux Etats-Unis à 2 000 dollars par mois environ, tous âges confondus, avec un minimum de 900 dollars entre zéro et neuf ans et un maximum de près de 3 000 dollars entre 30 et 40 ans. Avec un coût annuel moyen de plus de 10 000 dollars pour les enfants, montant jusqu'à près de 35 000 dollars pour les sujets plus âgés, le coût total s'élève, pour une espérance de vie moyenne de 45 ans, à plus de 950 000 dollars par patient. Avec dans notre pays quelque 20 000 patients atteints à l'horizon 2020, comme il est prévu, on voit le coût qui en résultera. Il est donc paradoxal qu'on continue à ne pas investir dans la recherche sur cette maladie.
Au-delà de son coût financier pour notre système de santé, cette maladie est lourde pour la société. La qualité de vie des malades est très fortement dégradée. Beaucoup de soins pourtant indispensables ne sont pas pris en charge par l'assurance maladie. La « productivité sociale » des patients est très affaiblie, de même que celle de leur entourage, notamment des mères qui doivent prodiguer des soins continus à leurs enfants lorsqu'ils sont atteints.
Quatre-vingts pour cent des coûts totaux sont consacrés à l'hospitalisation, 3,2% aux passages aux urgences, 0,9% à la consultation de généralistes, 3,6% aux médicaments, 11,7% à d'autres soins, infirmiers ou médicaux spécialisés. Le traitement palliatif par l'hydroxyurée qui diminue par deux à trois le nombre des hospitalisations, surtout chez les sujets les plus âgés, permet de substantielles économies.
Débat
M. le Président Claude Birraux. Monsieur Lévy, vous avez insisté sur l'importance des données épidémiologiques et la nécessité de conserver sur le long terme diverses données cliniques, biologiques et génétiques à long terme. Y a-t-il des difficultés avec la CNIL ? Si oui, comment les résoudre ? Il ne faudrait pas en prendre prétexte pour ne pas constituer ces fichiers.
Chacun sait que l'épidémiologie a toujours été le parent pauvre de la recherche médicale dans notre pays. La rareté des crédits fait qu'on préfère les affecter à des recherches plus visibles et en apparence plus porteuses. « A quoi bon faire des études épidémiologiques puisqu'au final, on sait bien qu'on ne découvrira pas grand-chose ? », a-t-on souvent entendu. A quoi j'ai toujours répondu que « pas grand-chose » était déjà quelque chose et toujours mieux que l'ignorance totale !
M. Nicolas Lévy. L'équipe de la future fondation de coopération scientifique sur les maladies rares comporte des spécialistes des bases de données. C'est le professeur Paul Landais, actuel responsable de Cemara à l'hôpital Necker, qui sera chargé de la banque nationale de données sur les maladies rares. Il a déjà sécurisé l'ensemble des données de Cemara, qui regroupe à peu près la moitié de celles provenant des centres de référence. Les bases et les fichiers ont été déclarés à la CNIL. D'autres sources de données en-dehors de Cemara ont vocation à alimenter la banque nationale qu'il faut voir comme une sorte d'entrepôt de données remontant de diverses sources, chacune de ces sources pouvant être consultée pour en extraire des informations-clés pour la connaissance des maladies et la constitution de cohortes de patients susceptibles d'être incluses dans des essais cliniques. Tout cela est déclaré à la CNIL et il n'y a quasiment plus de problème dans la mesure où les données sont anonymisées et la confidentialité totalement garantie. En tout cas, ce n'est pas l'obstacle principal.
M. Jean-Louis Touraine. Vous avez insisté, monsieur Fischer, sur l'intérêt que présenterait une mutualisation des moyens à l'échelon européen. Il est très frustrant que les coopérations qui seraient si utiles ne voient pas le jour. Où en est-on exactement aujourd'hui ? Que pourrait-on faire pour renforcer celles qui existent et en encourager de nouvelles ?
M. Alain Fischer. Les situations sont très variées selon les pathologies. Il est des domaines où les équipes, à partir du terrain, se sont fédérées, souvent autour de sociétés savantes ou de groupes de recherche académique. Il est arrivé qu'elles constituent des bases de données communes, mais ce n'est pas le cas le plus fréquent. On travaille encore souvent au seul échelon national. Or, il serait parfaitement imaginable qu'un dispositif analogue à celui que l'on s'apprête à mettre en place en France, et que vient de décrire Nicolas Lévy, soit développé au niveau européen, rattaché à la direction générale « Recherche », avec une organisation et un budget dédiés. Ce serait un formidable pas en avant : le gain serait beaucoup plus que proportionnel au changement d'échelle. Mais les scientifiques peuvent avoir du mal à renoncer à certaines prérogatives qui étaient les leurs à l'échelle régionale ou nationale. Et il est sans doute encore plus difficile pour les autorités européennes de modifier leur façon de travailler...
M. le président Claude Birraux. Monsieur Roméo, comment expliquez-vous que les recherches sur la drépanocytose n'aient que si peu avancé alors que cette maladie n'est pas rare ?
M. Paul-Henri Roméo. Il y a à cela plusieurs raisons. La première est qu'elle affecte une cellule très particulière, difficile à appréhender. Le globule rouge en effet ne vit pas plus de 120 jours dans le sang, si bien que pour corriger de manière pérenne l'anomalie génétique en cause, il faudrait intervenir en amont, sur les cellules souches hématopoïétiques de la moelle osseuse. Une autre raison tient à ce qu'elle a longtemps touché, en France des populations qui ne vivaient pas en métropole. La prise de conscience de sa prévalence et de sa gravité est récente. Seules cinq unités de l'INSERM travaillent actuellement sur la drépanocytose. Ce n'est pas une maladie « à la mode », il est plus porteur aujourd'hui de travailler sur le cancer par exemple. Enfin, beaucoup d'essais se sont soldés par des échecs, si bien que les chercheurs ont délaissé le sujet. Le DPN a marqué une avancée majeure mais des personnes continueront d'être atteintes. Il faut inciter les chercheurs à travailler sur la connaissance et le traitement de cette maladie.
M. le président Claude Birraux. Le plan national maladies rares n'a pas suscité de vocations ?
M. Paul-Henri Roméo. Aucune.
M. le président Claude Birraux. Vu la prévalence de cette maladie, un projet européen, voire international, ne se justifierait-il pas ?
M. Paul-Henri Roméo. Une prise de conscience a eu lieu aux Etats-Unis, où des moyens importants ont été dégagés. Je ne pense pas en revanche qu'en Europe, la drépanocytose intéresse beaucoup d'autres pays que la France. Ce n'y est clairement pas une priorité.
M. Alain Fischer. Il y a tout de même eu des progrès en matière de recherche clinique, notamment après la mise en place des centres de référence. Cela reste insuffisant, mais ce premier pas est encourageant.
M. Paul-Henri Roméo. Tout à fait.