B. LE POINT DE FIXATION DES SOLDES NETS
Sans en être l'unique cause, l'incapacité à doter l'Union de véritables ressources propres a attisé le débat venimeux sur le « juste retour » ou autrement dit les soldes nets 10 ( * ) . En effet, plus les contributions des Etats membres sont importantes, plus il est tentant, surtout en période de disette budgétaire, d'assimiler ces flux sortants à des dépenses et non à une autre façon d'utiliser la richesse nationale. L'effet d'affichage est destructeur et transforme les débats sur le financement de l'Union européenne en une discussion de boutiquiers.
1. Les rabais et corrections : un abime de complexité qui fait florès
Les rabais et corrections, à commencer par le rabais britannique qui a introduit le ver dans le fruit, gangrènent tout le dispositif. Il n'existe pas une correction, mais une multitude. Il suffit pour s'en convaincre de mesurer le nombre de lignes que ces dispositions occupent dans la décision « ressources propres » de 2007, qui avait pourtant un peu simplifié le système par rapport à la précédente décision de 2000. Les trois-quarts de la décision en traitent ! Aucune ressource propre n'est épargnée : frais de perception exagéré sur les ressources propres traditionnelles 11 ( * ) , taux minoré sur la ressource TVA 12 ( * ) , réduction forfaitaire sur la ressource RNB 13 ( * ) , réduction de la contribution de certains Etats au paiement du rabais britannique 14 ( * ) ...
En effet, le rabais ou « chèque » britannique s'est sans cesse complexifié et a fait tache d'huile 15 ( * ) . De plus en plus d'États membres contributeurs nets ont obtenu des compensations au nom du « juste retour ». La France, l'Italie et le Danemark sont désormais les seuls contributeurs nets qui ne bénéficient pas de différents rabais et corrections. Ces taux allégés et réductions forfaitaires apparaissent comme la contrepartie d'une structure de dépenses jugée défavorable aux grands pays contributeurs nets. Ils ont également servi, peu ou prou, de « monnaie d'échange » pour obtenir le ralliement de ces pays à la réforme de la « correction » britannique décidée en 2007.
L'abandon des différentes corrections faciliterait la mise à plat du système des recettes mais aussi de la structure des dépenses du budget communautaire, dans la mesure où les deux aspects sont interdépendants dans les questions de solde net. C'est particulièrement le cas pour le rabais britannique qui a pour effet pervers de ne pas inciter cet Etat membre à utiliser plus de crédits européens. En effet, par un jeu de vase communiquant, le chèque britannique décroit lorsque les fonds communautaires qu'il consomme augmentent. Ce mécanisme nourrit sa propre pérennisation.
2. Une mécanique destructrice à laquelle il est difficile d'échapper
Le débat sur le « juste retour » contamine l'ensemble des problématiques budgétaires européennes.
Les programmes communautaires sont de plus en plus élaborés de façon à flécher les dépenses vers les Etats membres selon des clefs officielles ou officieuses de répartition. Le solde net est devenu un point de fixation qui érode le principe communautaire de solidarité et réduit le projet européen à un jeu comptable de caisse. La méthode qui consisterait à concevoir les programmes en fonction de la plus-value globale pour l'Union n'est pas privilégiée. Le projet de cadre financier pluriannuel 2014-2020 est décortiqué par les chancelleries afin d'estimer le taux de retour, ligne par ligne.
Les analyses de la Commission européenne pour combattre cet angle d'analyse ne parviennent pas à convaincre malgré leur réitération depuis plus de dix ans. Déjà en 1997, on pouvait lire sous la plume de la Commission que « l'examen des seuls flux budgétaires ne permet pas de dresser une liste exhaustive de tous les avantages qui découlent de l'adhésion à l'Union européenne. Celle-ci procure des avantages et impose des obligations qui sont à la fois d'ordre financier et non financier ; elle a aussi une dimension non budgétaire dont l'importance éclipse l'aspect budgétaire. Ainsi, le profit retiré de la réalisation d'objectifs communs, tels que la libéralisation des échanges et l'intégration économique européenne, ne saurait s'apprécier en se référant uniquement aux flux budgétaires. De plus, les moyens provenant du budget de l'Union européenne bénéficient toujours, non seulement aux destinataires de ces fonds, mais aussi aux autres Etats membres par le biais d'un reflux de capitaux. Les politiques structurelles et les actions extérieures, dans le cadre desquelles la mise en oeuvre des projets donne souvent lieu à des achats de biens et de services dans d'autres Etats membres, en sont des exemples caractéristiques » 16 ( * ) . Tout était dit. Le concept de « valeur ajoutée du budget de l'Union » qui est développé depuis quelques temps n'est qu'une variation sur le même thème 17 ( * ) .
Le propos n'est pas de condamner le souci des Etats membres de ne pas contribuer excessivement au budget de l'Union. L'Allemagne, la Suède, les Pays-Bas ont toujours été parmi les premiers contributeurs nets que ce soit en valeur absolue ou par habitant. L'Italie l'est aussi de plus en plus sans rien dire ou réclamer d'ailleurs. Son solde net est proche de celui de l'Allemagne ou de la France, alors que sa prospérité relative est sensiblement plus faible. Mais il faut condamner les proportions prises par ce débat et les solutions très complexes qui ont été trouvées.
En arrivera-t-on par exemple à apprécier le Mécanisme pour l'interconnexion en Europe (MIE) proposé par la Commission européenne pour développer les infrastructures de transport et d'énergie de dimension transeuropéenne (56 milliards en euros courants sur la période 2014-2020) sous l'angle du taux de retour pour chaque Etat membre ? Ce serait contraire au bon sens et au progrès d'une bonne intégration de l'Europe.
Toutefois, sortir de cette mécanique ne sera pas chose aisée.
Un préalable serait de se mettre d'accord sur le calcul du solde net. Or, trois méthodes de calcul sont traditionnellement retenues. Elles révèlent l'absence de consensus entre les États membres et au sein des institutions européennes, notamment concernant le traitement des ressources propres traditionnelles et la nature des dépenses à répartir :
- selon la méthode dite comptable, le solde net est calculé par simple différence entre la contribution brute d'un État membre à l'Union européenne au titre de l'ensemble des ressources propres, y compris les ressources propres traditionnelles (nettes des frais de perception) et le montant des dépenses communautaires effectuées dans cet État membre, y compris les dépenses administratives. Cette méthode surestime le montant des soldes nets négatifs et minore celui des soldes nets positifs, puisqu'elle prend en compte toutes les dépenses y compris celle qui ne sont effectués sur le sol d'aucun Etat membre (action extérieure, dépenses de préadhésion...). Elle rend toutefois compte de la réalité des décaissements et encaissements pour les budgets nationaux. Un autre biais résulte de l'inclusion des ressources propres traditionnelles qui aboutit à surestimer les contributions des Etats dotés d'importantes installations portuaires (effet « Rotterdam-Anvers »)
- selon la méthode dite « du rabais britannique », celle employée pour la détermination du solde net britannique auquel s'applique le rabais payé par les autres Etats membres, le solde net est calculé sans tenir compte du montant des ressources propres traditionnelles (RPT) versées au budget communautaire, qui sont des recettes de l'Union, mais en tenant compte des dépenses administratives. Les versements au titre des RPT sont implicitement réaffectés aux Etats membres proportionnellement à leurs paiements au titre des ressources TVA et RNB, ce qui permet d'éviter de surestimer les soldes nets négatifs des Etats bénéficiant de l'effet « Rotterdam-Anvers ». Une contribution théorique est calculée à partir du montant des dépenses réparties. Cette méthode est certainement la plus cohérente économiquement et la plus consensuelle parmi les États membres. C'est la seule juridiquement reconnue.
- selon la méthode dite « de la Commission », le solde net est calculé à partir de la formule utilisée pour la méthode précédente mais en excluant les dépenses administratives ce qui a pour effet de rendre contributeurs nets le Luxembourg et la Belgique qui bénéficient fortement de l'implantation des institutions européennes sur leur territoire.
Chaque Etat membre a tendance à privilégier la méthode qui lui est la plus favorable. S'y ajoutent des présentations différentes en valeur absolue, en pourcentage du RNB, en euros pas habitant...
Ces discordances rendent particulièrement délicate la solution qui consisterait à élaborer un mécanisme généralisé de correction. A partir d'un certain seuil (par exemple, un solde net supérieur à 0,3 % du RNB d'un Etat), une correction serait appliquée de manière à ce que le solde net n'excède pas ce seuil.
En 2005, la Commission européenne avait proposé un mécanisme de ce genre. Il avait été rapidement balayé, ne satisfaisant personne en définitive et étant complexe à définir (qui paie la correction ? les autres contributeurs nets ? tous les Etats membres ? comment calculer le solde ?)
Votre rapporteur n'est pas plus convaincu par cette solution. Elle revient à institutionnaliser la logique du « juste retour » et, indirectement, à geler le système de ressources propres en vigueur qui encourage cette logique. Ce n'est qu'en créant plusieurs nouvelles ressources propres que le raisonnement du « juste retour » sera moins prégnant et que les rabais et corrections pourront être supprimés.
3. Un bilan avantages-inconvénients de moins en moins favorable
Ce tableau du financement de l'Union européenne fait apparaître que son bilan avantages-inconvénients est de moins en moins favorable.
Exacerbation des égoïsmes nationaux, frein à la conception de politiques prenant en compte réellement l'intérêt européen, dépendance du budget européen aux situations budgétaires nationales, absence de marges de manoeuvre en cours d'exécution du cadre financier, non respect des principes de transparence et d'intelligibilité de la loi... La liste des défauts est longue.
En outre, ce système déséquilibré pose toujours plus la question du respect des principes démocratiques. D'une part, les institutions de l'Union votent chaque année des dépenses, mais pas les recettes. D'autre part, les parlements nationaux concèdent ou votent des contributions RNB de plus en plus importantes, mais sans exercer aucun contrôle sur les dépenses qui en sont le fait générateur. A cet égard, on relèvera que la procédure budgétaire française a sa part de responsabilité en ne traitant pas les vraies ressources propres de l'Union comme telles. Jusqu'en 2010, les ressources propres traditionnelles figuraient encore dans le calcul du prélèvement sur recette voté chaque année. La ressource TVA est toujours intégrée dans le calcul.
Le renforcement de la coordination des politiques économiques et de la discipline budgétaire dans la zone euro risque de tendre encore plus la relation entre budgets nationaux et budget communautaire.
Quels sont les avantages qui justifieraient une prolongation du système ?
En réalité, il semble qu'il n'y en ait qu'un seul, celui de la garantie de l'équilibre du budget européen, la contribution RNB venant combler un éventuel écart entre prévision de dépenses et prévision de recette. Mais il restera toujours une part alimentée par les cotisations RNB qui pourvoira à cet équilibre.
Un autre argument, fréquemment soulevé, est celui de la prévisibilité du système pour les Etats membres. Toutefois, une analyse de la contribution RNB de la France ces dernières années montre au contraire des écarts sensibles et erratiques entre le montant estimé du prélèvement sur recette en loi de finances initiale et celui en exécution 18 ( * ) .
Pour éviter le point de rupture, une remise à plat du système des ressources propres est impérative.
* 10 Le solde net est la différence entre les contributions d'un Etat membre au budget de l'Union et les dépenses de ce budget bénéficiant directement à cet Etat membre.
* 11 25 %. Ces frais de perception surestimés bénéficient en particulier aux Etats par lesquels transitent beaucoup d'importations comme les Pays-Bas et la Belgique.
* 12 Le taux d'appel TVA est normalement de 0,30 %. Un régime dérogatoire est toutefois prévu, pour la période 2007-2013, en faveur des États membres fortement contributeurs nets. Bénéficient ainsi de taux d'appel allégés l'Autriche (0,225 %), l'Allemagne (0,15 %), les Pays-Bas et la Suède (0,10 %). Le gain net sur la période représente 200 millions d'euros pour l'Autriche, 7,4 milliards d'euros pour l'Allemagne, 2,7 milliards d'euros pour les Pays-Bas et 1,4 milliard d'euros pour la Suède ; le « manque à gagner » pour le budget communautaire est compensé, à due concurrence, par l'accroissement de la ressource RNB.
* 13 Les Pays-Bas (605 millions d'euros par an) et la Suède (150 millions d'euros par an).
* 14 La répartition de la charge financière de la correction britannique est assumée par les autres Etats membres. Toutefois, cette répartition est ajustée de façon à limiter la contribution financière de certains pays contributeurs nets. C'est ainsi que l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas et la Suède ne paient qu'un quart de leur contribution théorique fondée sur leur part relative dans le RNB communautaire ; les autres Etats membres prennent à leur charge, au prorata de leur RNB, le financement du reste de la correction britannique
* 15 Pour le détail et l'historique des mécanismes de correction voir le rapport d'information n° 603 (2010-2011) de M. Pierre Bernard-Reymond, fait au nom de la commission des affaires européennes - « Le rabais britannique est-il encore justifié ? ».
* 16 Etude de la Commission européenne d'octobre 1997 intitulée « Contributions budgétaires, dépenses de l'Union européenne, soldes budgétaires et prospérité relative des Etats ».
* 17 Pour une analyse plus détaillée de la notion de solde net et de ses limites, voir l'étude réalisée sur ce thème par J. Le Cacheux pour le compte du groupement « Notre Europe » : « Budget Européen, le poison du juste retour » (décembre 2005).
* 18 Voir le rapport général n° 107 (2011-2012) de MM. Marc Massion et Jean Arthuis, fait au nom de la commission des finances, sur le projet de loi de finances pour 2012 (tome II fascicule 2 : Affaires européennes).