2.- L'ÉVALUATION DES RISQUES SUR LA BASE DE NOUVELLES LOGIQUES
Ces nouvelles logiques sont celles sur lesquelles s'appuient les analyses de l'ONG canadienne ETC tout comme celles du rapport de sociologues du BIOS centre rattaché à la London School of Economics, publié le 20 mai 2011, intitulé : « The transnational Governance of synthetic Biology, Scientific uncertainty, cross-borderness and the «art» of governance ».
Si, comme dans les analyses examinées précédemment, ETC et BIOS prennent tous deux en compte la notion d'incertitude, ils l'inscrivent cependant dans des perspectives différentes.
a) Les positions d'ETC
Ces positions reposent sur deux postulats :
- la BS est source de risques ;
- il est nécessaire d'aller au-delà du seul examen des questions de biosécurité et de bio-sûreté pour parvenir à une évaluation approfondie des risques.
1° La biologie de synthèse, source de risques nouveaux
ETC récuse l'idée que la BS se situe dans la lignée du génie génétique, position qu'elle considère comme un stratagème invoqué par les chercheurs qui refusent le principe d'une nouvelle réglementation qu'imposeraient pourtant, selon ETC, les changements révolutionnaires introduits par la BS : « En réalité, la capacité à concevoir et à construire des organismes synthétiques à partir de l'ADN comporte potentiellement la possibilité de révolutionner et d'amplifier la puissance des technologies convergeant à l'échelle nanométrique. La BS est une technologie nanométrique qui doit être considérée dans le contexte plus large des technologies convergentes . » 152 ( * )
Les pouvoirs ainsi conférés par ETC à la BS lui paraissent d'autant plus dangereux qu'ils seraient de nature à renforcer la guerre bactériologique. Selon ETC, les chercheurs, confrontés à une série d'incertitudes, seraient aujourd'hui dans l'incapacité de contrôler efficacement les effets de leurs travaux. Analysant les implications de la BS, ETC cite, en premier lieu, la contribution possible de la BS à l'amélioration des armes bactériologiques, en se fondant sur plusieurs facteurs.
Tout d'abord, ETC fait état des déclarations d'Eckard Wimmer, le chercheur américain ayant procédé en 2002 à la reconstitution du génome du poliovirus. Eckard Wimmer a indiqué que, pour y procéder, il avait commandé des oligo-nucléotides par courrier électronique. Ensuite, il a répété l'opération de reconstruction à six reprises et ce plus facilement et plus rapidement à chaque fois.
Ceci conduit ETC à mettre l'accent sur les lacunes de la réglementation. Se référant à une enquête du New Scientist , ETC constate que seulement 5 des 12 sociétés synthétisant l'ADN contrôlent systématiquement les ordres d'achat, en vue de s'assurer que les fragments d'ADN synthétisés et vendus ne seront pas utilisés pour assembler le génome d'un pathogène dangereux.
Ces lacunes expliquent pourquoi, par exemple, le quotidien britannique The Guardian a annoncé, en juin 2006, que l'un de ses journalistes s'était fait livrer à son domicile un fragment d'ADN synthétique de Variola major - le virus courant de la variole. De plus, note ETC, la carte du génome de Variola major est disponible sur Internet. ETC estime toutefois qu'au-delà des risques liés à la reconstruction de micro-organismes virulents qui pourraient accroître le potentiel d'armes bactériologiques, l'ingénierie des protéines pourrait être utilisée pour créer des hybrides de toxines protéiques.
ETC constate donc que « la prolifération des techniques de BS signifie que la menace de bioterrorisme est constamment en train d'évoluer, ce qui pose des problèmes pour l'application de la convention sur les armes bactériologiques ou à toxines et pour les organes de surveillance de la société civile pour contrôler et prévenir la guerre bactériologique » 153 ( * ) .
La position d'ETC paraît excessive. Car non seulement l'ONG ne prend pas en compte les analyses - précédemment décrites - soulignant les difficultés scientifiques et techniques qui, fort heureusement, s'opposent à ce que l'utilisation de la BS à des fins terroristes puisse être facilement couronnée de succès. Mais, de plus, depuis quelques années, les entreprises qui commercialisent la synthèse des fragments d'ADN procèdent à une vérification de leurs clients, afin de mieux contrôler la traçabilité de leurs ventes.
S'agissant des incertitudes auxquelles les biologistes de synthèse sont confrontés, ETC souligne qu'elles proviennent du fait que les techniques qu'ils utilisent, issues de celles employées pour les OGM, soulèvent de nouveaux problèmes de biosécurité. ETC remarque que les OGM sont souvent évalués sur la base du principe d' « équivalence substantielle » , lorsque l'organisme altéré est assimilé à un organisme naturel, à travers une similitude génétique. Or, ce principe ne peut être appliqué aux organismes synthétiques, car les biologistes de synthèse créent de nouveaux organismes, substantiellement différents de ceux qui existent dans la nature.
Selon ETC, la sécurité des produits conçus par la BS suscite d'autant plus le doute que rien n'indique que les chercheurs soient en mesure de maîtriser les systèmes qu'ils construisent. Dès lors, « comme les OGM auparavant, les organismes créés à l'aide de la BS sont loin d'être bien compris » .
Les autres facteurs d'incertitude abordés par ETC sont les mêmes que ceux évoqués par Markus Schmidt ou par certaines personnalités auditionnées par la Commission présidentielle américaine de bioéthique : évolution et mutation des organismes vivants, ou encore possibilité pour ces derniers de s'échapper et d'interagir avec leur environnement.
2° La nécessité d'instaurer une évaluation approfondie des risques
ETC relie cette nécessité à l'idée d'un débat sociétal devant être élargi aux implications socio-économiques et éthiques de la BS, ce qui inclut les impacts potentiels sur la sécurité, l'environnement, les droits de l'homme et la sûreté. « Le débat doit aller au-delà de la bio-sûreté et de la biosécurité pour incorporer des discussions sur le contrôle et la propriété de la technologie et sur la question de savoir ce qui est socialement acceptable ou désirable . » 154 ( * ) ETC ajoute que, « parce que la BS est hautement décentralisée et que ses impacts ont une portée universelle, les options de la gouvernance doivent être débattues dans un cadre international » .
La préconisation de l'application du principe de précaution est l'une des conséquences majeures de cette prise de position. ETC estime que, conformément à ce principe, la dissémination dans l'environnement des organismes synthétisés de novo devrait être interdite, jusqu'à ce qu'un large débat sociétal et qu'une forte gouvernance ait lieu, prenant en compte pleinement les implications environnementales et socio-économiques de la BS.
Lors de son audition par la Commission présidentielle américaine de bioéthique, Jim Thomas, directeur des programmes d'ETC, a ainsi insisté sur les dérives de ce qu'il a qualifié « la bio-économie stupide » , dont l'émergence a été facilitée par la BS. Il a considéré que si l'on n'examinait pas les grands changements économiques en jeu, on passerait sous silence l'impact socio-économique réel de la BS. Celle-ci est, selon lui, de nature à reconfigurer le monde, ce qui aurait un impact sur nos droits et renforcerait potentiellement les inégalités.
Un exemple de cette bio-économie est d'ailleurs fourni par Craig Venter qui, en passant des accords avec BP et Exxon, espère préserver l'industrie pétrochimique, en proposant une transition biotechnologique vers une économie dans laquelle la matière végétale vivante remplacera la matière fossile comme matière première de la production. Cela peut expliquer pourquoi la BS suscite une telle attractivité et une volonté d'investissement de la part des 500 entreprises répertoriées par le magazine Fortune .
Face à cette situation, nos analyses seraient d'autant plus insuffisantes, selon Jim Thomas, que nous n'avons pas accompli les efforts nécessaires pour développer les outils d'évaluation de ces technologies sur le plan social et sociétal. Jim Thomas exprime également des critiques sur la « course aux crédits » donnant lieu à des surenchères dans les déclarations des scientifiques, phénomène que nous avons déjà évoqué. Il faut d'ailleurs savoir que Craig Venter a installé, à côté de ses laboratoires de recherche, un studio de télévision dédié à la communication sur ses recherches.
A cet égard, l'annonce récente 155 ( * ) par Craig Venter que son équipe, dans le cadre du projet financé par Exxon, ne parvenait pas, contrairement aux annonces préalables, à identifier une variété génétiquement modifiée de microalgues permettant de développer une filière nouvelle et rentable de biocarburants, risque de justifier ces reproches.
Pour autant, à l'exemple de certains membres de la Commission présidentielle américaine de bioéthique, on pourrait reprocher à Jim Thomas de faire abstraction des possibilités de progrès offertes par la BS, notamment dans le domaine de la santé et de l'environnement (bio-remédiation). Par ailleurs, la bioéconomie est déjà une source d'emplois, de croissance (12 % du PIB des États-Unis) et mérite donc que l'on s'y intéresse.
b) Le rapport du BIOS Centre de la London School of Economics
Le BIOS Centre est un centre de recherches de sciences humaines et sociales spécialisé dans les sciences du vivant, rattaché à la London School of Economics. Il a publié, le 20 mai 2011, un rapport intitulé : « The transnational Governance of synthetic Biology, Scientific uncertainty, cross-borderness and the «art» of governance ».
Son objet est de proposer, sur la base de l'analyse des 40 rapports publiés sur la BS au cours des sept dernières années, une approche radicalement nouvelle des problèmes qui y sont examinés, dont la question d'une gouvernance de la BS permettant de tirer parti des bénéfices tout en limitant les risques. Dans cette perspective, le rapport se fonde sur le principe selon lequel les régimes de gouvernance effectifs de la BS doivent aborder l'incertitude scientifique inhérente à toute recherche, mais majorée dans un domaine aussi complexe, évolutif et peu prédictible que la BS.
Les auteurs indiquent d'ailleurs que de nombreux impacts futurs de la BS, comme d'autres biotechnologies émergentes, sont non seulement difficiles à prédire, mais parfaitement inconnus. Cela tient à ce que la BS peut être considérée en elle-même comme une source de risques émergents, un domaine scientifique dont les retombées peuvent être appréciées comme potentiellement significatives sans pour autant être comprises ni évaluées. Les options de la gestion des risques ne peuvent ainsi être développées de façon fiable.
Sur ce point, le rapport cite à titre d'exemple la question de l'application à la BS de l'évaluation des risques liés aux OGM. Dans ce cas, les approches existantes sont largement basées sur la comparaison entre le nouvel organisme modifié et son équivalent naturel et se concentrent sur les attributs de l'organisme receveur/parent, l'organisme donneur et le vecteur utilisé pour le transfert de l'ADN. Mais si les composantes génétiques individuelles ou des génomes entiers peuvent à l'avenir être conçus à l'aide de l'ordinateur et synthétisés chimiquement, les notions de receveur et d'organisme donneur seront-elles encore pertinentes ?
La BS ne se limite d'ailleurs pas à la modification d'organismes naturels, mais pourrait s'étendre aussi à la construction de nouvelles formes de vie. Certains produits comme les cellules minimales pour lesquelles il n'existe pas de point de comparaison naturel présentent de nouveaux défis, en ce qui concerne la caractérisation du risque.
Le rapport souligne toutefois que, même si la source de toutes les parties de l'organisme synthétisé est connue et si tout nouveau circuit génétique est compris, il reste difficile de prédire si ce nouvel organisme se verra doté de propriétés émergentes inattendues. Se référant à l'analyse de la nouvelle évaluation des risques en biologie, les auteurs considèrent que les trois catégories de risques identifiés par la Royal Society s'appliquent à la BS. Il s'agit des risques naturels (par exemple la maladie), le risque inattendu (par exemple les découvertes effectuées par la recherche à usage dual) et la transformation délibérée en armes des agents biologiques.
Dans ce contexte, le rapport estime que la voie la plus pertinente pour aborder la question des incertitudes scientifiques liées à la BS devrait consister, pour les autorités de régulation, à utiliser l'état de l'art des connaissances scientifiques, tout en étant conscientes de leurs limites et de leur possible remise en cause par des connaissances à venir. Il serait donc insuffisant de s'en tenir aux seuls référents connus par la BS, comme les OGM, pour lesquels une réglementation existe déjà.
Enfin, une approche par les seules sciences exactes paraît, elle aussi, réductrice. Par son effet de rupture possiblement fort, la BS est susceptible d'induire de nouveaux comportements sociaux, qui susciteraient des modèles économiques ainsi que des impacts sanitaires et environnementaux inédits.
Les évaluations doivent donc intégrer les effets indirects, différés et cumulatifs à long terme de la BS sur la santé, l'environnement, les terres agricoles, l'alimentation et ce, à une échelle mondiale, compte tenu du caractère transfrontalier des développements réalisés. Il s'agit pour les auteurs du rapport d'une nouvelle dimension, qui impose aux autorités de régulation de ne plus se reposer sur la seule connaissance scientifique mais sur la construction de ce que le rapport appelle la résilience de la société face à ce qui n'est pas connu, en provoquant constamment la réflexion chez tous les acteurs.
La nouvelle méthode d'évaluation des risques en faveur de laquelle plaide le rapport de BIOS - « The transnational Governance of synthetic Biology, Scientific uncertainty, cross-borderness and the «art» of governance » - soulève la question de l'opportunité du dialogue public.
Si, à juste titre, le rapport souligne l'importance du rôle que doivent jouer les autorités de régulation dans l'organisation d'un tel dialogue, on peut se demander si les auteurs du rapport ne sous-estiment pas les difficultés à susciter la résilience de la société, surtout en ce qui concerne un sujet émergent et aussi complexe que la BS.
* 152 ETC, «Extreme genetic engineering», p.49.
* 153 ETC, «Extreme Genetic Engineering, p. 25.
* 154 ETC, «Extreme Genetic engineering», p.50.
* 155 Blogs, « Exxon et Craig Venter tombent en panne d'algues », Le Monde, 22 octobre 2011.