4. Une montée des risques psychosociaux

La mission souhaite enfin insister sur le « coût humain » lié au mal-être et au stress que la fusion a entraînés pour le personnel.

Lors de l'audition des représentants des syndicats de Pôle emploi, Jean-Charles Steyger, du syndicat SNU-FSU, a déclaré d'emblée avoir « une pensée pour les collègues qui ont trouvé la mort lors des opérations de fusion : comme vous le savez, de la souffrance s'est manifestée et des suicides ont eu lieu » . La mission invite à considérer avec prudence ce type de déclaration car le suicide est toujours multifactoriel 24 ( * ) , de sorte qu'il est bien difficile de déterminer s'il trouve ou non son origine dans la vie professionnelle.

Il n'en reste pas moins que de multiples indicateurs attestent que la fusion et la hausse brutale du chômage ont provoqué une augmentation sensible des risques psychosociaux au sein du personnel de Pôle emploi.

a) Un état des lieux précis confirme la réalité de ces risques

Au cours de ses auditions, la mission d'information a pu entendre à de nombreuses reprises que la fusion s'est accompagnée d'un malaise et même de souffrances au sein du personnel de Pôle emploi. Cela est dit de manière relativement feutrée par la direction générale : « Le personnel a vécu la fusion avec intérêt, enthousiasme, mais en subissant une lourde charge de travail et un stress lié à la réorganisation et à différents problèmes techniques, par exemple la fusion des systèmes informatiques » . Ou de manière plus vigoureuse par les syndicats du personnel : « La fusion a bouleversé le personnel et entraîné une perte d'identité » , selon Christian Fallet de la CFDT.

Ces témoignages reflètent ce qui a été la réalité de la situation du personnel dans les mois qui ont suivi le lancement de la fusion. Le niveau élevé des risques psychosociaux au sein de Pôle emploi a en effet été établi par une enquête réalisée sur ce thème en novembre 2009.

Plus de 25 000 salariés ont répondu à un questionnaire inspiré de l'enquête « Surveillance médicale des risques » de 2003, dite enquête « Sumer », qui avait permis de faire un état des lieux des risques psychosociaux en France. Sur cette base, l'enquête brosse un tableau précis et préoccupant en ce qui concerne le niveau et les origines des risques psychosociaux au sein de l'établissement public. Un chiffre résume la situation : à la fin de 2009, 71% des répondants se trouvaient dans une situation de « travail tendu » ( job strain ), c'est-à-dire dans une situation combinant un niveau élevé de « demande psychologique » et un niveau faible de « latitude décisionnelle ».

Petit lexique de la mesure des risques psychosociaux

La latitude décisionnelle mesure à la fois l'autonomie décisionnelle (la possibilité de choisir sa façon de travailler, de participer aux décisions qui s'y rattachent) et l'utilisation des compétences (à savoir la possibilité offerte par la situation ou le poste de travail d'utiliser ses compétences et d'en développer de nouvelles). Pour cerner la latitude décisionnelle, un questionnaire comprend des questions du type : « Mon travail me permet souvent de prendre des décisions moi-même », « Dans ma tâche, j'ai très peu de liberté pour décider comment je fais mon travail », « Dans mon travail j'effectue des tâches répétitives », ou encore : « Mon travail me demande d'être créatif ».

La demande psychologique mesure la charge psychologique associée à l'exécution des tâches. Elle est liée à la quantité et à la complexité des tâches, aux tâches imprévues, aux contraintes de temps, aux interruptions et aux demandes contradictoires. Pour cerner la demande psychologique, le questionnaire comprend des questions telles que : « Mon travail demande de travailler intensément », « on me demande d'effectuer une quantité de travail excessive », « Je reçois des ordres contradictoires de la part des autres personnes » ou encore : « Mes tâches sont souvent interrompues avant d'être achevées, nécessitant de les reprendre plus tard ».

Une situation de « job strain » est une situation à risques pour la santé où des exigences du travail importantes (demande psychologique forte) se combinent avec des ressources disponibles dans le travail insuffisantes pour y faire face (latitude décisionnelle faible). Le risque est aggravé si, par ailleurs, le salarié bénéficie d'un faible soutien social (notamment du fait d'un management absent ou indifférent).

Les pathologies liées aux risques psychosociaux sont essentiellement des troubles cardio-vasculaires, psychiques et musculo-squelettiques.

L'enquête fournit plusieurs éléments d'explication quant à l'origine du malaise du personnel. Sans surprise, on retrouve que les salariés expriment le sentiment de devoir faire face à un fort accroissement de leur charge de travail . Plus de 90 % des répondants se sont par exemple déclarés d'accord avec des propositions telles que : « Mon travail demande de travailler très vite » ou « Mon travail demande de travailler intensément » . Ils sont au final plus de 70 % à considérer qu'on leur demande de fournir une quantité de travail excessive.

Les salariés pointent également les problèmes liés à une désorganisation des conditions et des outils de travail . Depuis 2009, des changements profonds ont en effet affecté simultanément tous les aspects de la pratique professionnelle : procédures, outils et même définition des postes et des fonctions. Ainsi, à la question : « Depuis la création de Pôle emploi avez-vous connu un changement de vos tâches ou procédures ? » , plus de 85 % des salariés répondent par l'affirmative et 80 % considèrent que le changement s'est accompagné d'une dégradation. Les résultats sont similaires pour le changement d'outils informatiques (75 % des sondés ont été concernés par ce type de changements, avec une dégradation de la situation dans 60 % des cas) et pour les changements touchant au métier, au poste ou à la fonction (trois quarts des salariés ont connu ce type de changement, qui a abouti à une dégradation dans 80 % des cas).

L'enquête met aussi en évidence un sentiment répandu de perte d'efficience des agents de Pôle emploi. Ils sont ainsi 90 % à indiquer que leurs tâches sont souvent interrompues avant d'être achevées et 80 % à estimer qu'ils ne disposent pas du temps nécessaire pour exécuter correctement leur travail. Le rapprochement entre ces divers éléments - une charge de travail accrue, une impression de désorganisation du travail et un sentiment de perte d'efficience - montre que ce n'est pas en soi le fait de devoir travailler plus qui est un facteur de stress pour le personnel. C'est surtout le sentiment que l'effort consenti est inutile : inutile car il est alimenté par une mauvaise organisation des tâches ; inutile également car il s'accompagne du constat d'une dégradation de la qualité du service rendu aux usagers. Le surcroît de temps et d'énergie investis dans le travail ne s'accompagnent donc pas de la rémunération symbolique (sentiment du travail bien fait) qui permettrait de donner sens à l'effort.

Le sentiment d' un manque de reconnaissance de la part de l'institution constitue un autre aspect du malaise du personnel de Pôle emploi. Les deux tiers des répondants considèrent par exemple que, vu tous leurs efforts, ils ne reçoivent pas le mérite et l'estime qu'ils méritent à leur travail. Ce constat désabusé pour le présent vaut également pour l'avenir, puisque près de 90 % des salariés estiment que leurs perspectives de promotion sont faibles.

Un autre élément fondamental de diagnostic du stress bien mis en évidence par l'enquête est la difficulté du personnel à anticiper et à donner sens au changement . Près de 90 % des salariés considèrent ainsi qu'ils n'ont pas bien été préparés aux changements affectant leur travail. Plus de 80 % estiment n'avoir pas été informés sur les changements affectant leur travail. Dans ces conditions, le changement est subi, imposé d'en haut par le management, sans que les salariés puissent se l'approprier. Cette opacité dans la conduite du changement, associée au constat que les changements déjà survenus s'accompagnent d'une dégradation des conditions et de l'efficacité du travail, est bien entendu fortement anxiogène.

Enfin, pour clore ce tableau de la situation du personnel à Pôle emploi à la fin de l'année 2009, il faut signaler le problème des relations souvent tendues avec les demandeurs d'emploi . Plus de 80 % des répondants indiquent ainsi qu'il leur arrive de vivre des tensions avec le public. Les trois quarts font état, au cours des douze derniers mois, d'agressions verbales (les agressions physiques restant heureusement beaucoup plus limitées, avec un taux inférieur à 4 %).

Diagnostic sur les risques psychosociaux à Pôle emploi

Question posée

Réponses

Précision

Depuis la création de Pôle emploi, avez-vous connu :

- un changement de vos tâches ou procédures

Oui : 85,8%

Si oui, le changement s'est accompagné d'une dégradation : 83,1 %

- un changement d'outils informatiques

Oui : 75 %

Si oui, le changement s'est accompagné d'une dégradation : 60,8 %

- un changement de votre métier, poste ou fonction

Oui : 74,3 %

Si oui, le changement s'est accompagné d'une dégradation : 81,2 %

Avez-vous été préparé(e) aux changements affectant votre travail ?

Pas bien ou pas du tout : 88,7%

Avez-vous été informé(e) sur les changements affectant votre travail ?

Pas bien ou pas du tout : 81,4 %

Travaillez-vous sur votre lieu de travail en dehors de vos horaires de référence ?

Oui (fréquemment ou parfois) : 66,7%

Les orientations de Pôle emploi à l'égard des demandeurs d'emploi et des employeurs sont claires pour moi.

Pas ou pas du tout d'accord : 54,3 %

On me demande d'effectuer une quantité de travail excessive.

D'accord ou tout à fait d'accord : 72,6 %

Je dispose du temps nécessaire pour exécuter correctement mon travail.

Pas ou pas du tout d'accord : 72,6 %

Mon travail demande de travailler vite.

D'accord ou tout à fait d'accord : 89,5 %

Mon travail est très bousculé.

D'accord ou tout à fait d'accord : 83,3 %

Je suis en train de vivre ou je m'attends à vivre un changement indésirable dans ma situation de travail.

D'accord : 75,9 %

Mes perspectives de promotion sont faibles.

D'accord : 88,7 %

Vu tous mes efforts, je reçois le mérite et l'estime que je mérite à mon travail

Pas d'accord : 65,6 %

Au cours de votre travail, vous arrive-t-il de vivre des tensions avec le public ?

Oui : 83,2 %

Souvent ou très souvent : 40,3 %

Au cours des douze derniers mois, du fait de votre travail, avez-vous été victime d'agression...

Verbale : 75,3 %

Physique : 3,8 %

Vous sentez-vous en capacité de faire le même travail qu'aujourd'hui jusqu'à votre départ en retraite ?

Non : 64,2 %

Source : enquête ISEST de novembre2009

Si, depuis l'étude de 2009, il est difficile de savoir comment ont évolué les risques psychosociaux à Pôle emploi, on dispose néanmoins d'éclairages partiels ou indirects qui suggèrent que le problème n'est pas encore derrière nous .

C'est ce qu'illustrent, par exemple, certaines enquêtes réalisées au niveau régional à la demande des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). C'est ce que suggèrent également certains indicateurs internes : le nombre annuel moyen de jours d'absence au sein du personnel a par exemple connu une forte croissance entre 2009 et 2010. Dans cinq régions (Haute Normandie, Ile-de-France, Bourgogne, Champagne-Ardennes et Alsace), il a bondi de plus de 20 %. Dans cinq autres régions (Aquitaine, Poitou-Charentes, Limousin, Centre et Lorraine), il a augmenté de 15 à 20 %.

En valeur absolue, le nombre moyen de jours d'absence à Pôle emploi n'est pas anormalement élevé par rapport à ce qui s'observe dans le reste du pays 25 ( * ) . Cependant, plus que le niveau absolu, c'est la variation relative du niveau d'absentéisme qui est pertinente pour mesurer la dégradation de la situation du personnel. Or, on constate que, si au niveau national l'absentéisme est orienté à la baisse, en revanche, il augmente fortement à Pôle emploi.

b) Des causes multiples

Naturellement, tout processus de fusion est en soi anxiogène pour le personnel, car il implique un changement des lieux, des rythmes et des outils de travail, des règles écrites et tacites de coopération et de direction au sein d'une organisation, ainsi que du contenu des métiers.

Dans le cas de la fusion entre l'ANPE et les Assedic, les difficultés du rapprochement étaient objectivement considérables compte tenu de la différence de culture et d'organisation des deux institutions . On a souvent parlé avec raison de « choc des cultures » à ce propos. Les cultures managériales, selon les mots mêmes du directeur général de Pôle emploi, étaient différentes : à l'ANPE, les directeurs d'agences locales disposaient d'une certaine marge de manoeuvre, alors qu'aux Assedic étaient appliqués des référentiels nationaux plus précis. De même, le rapport aux usagers n'étaient pas de même nature dans les Assedic et à l'ANPE. Les salariés côtoyaient le même public, mais les règles du régime d'assurance chômage imposaient aux agents des Assedic des limites strictes dans leurs relations avec les demandeurs d'emploi, alors que les agents du placement pouvaient avoir le sentiment d'une plus grande latitude dans leurs rapports avec les demandeurs d'emploi. Plus profondément, la nature même de la relation aux demandeurs d'emploi différait : une relation orientée vers un objectif d'accompagnement à l'ANPE, davantage axée sur le contrôle aux Assedic.

Un choc exogène d'une ampleur considérable - on pense bien entendu ici à la récession économique et à la hausse du chômage qui s'en est suivi - est encore venu compliquer une fusion qui promettait de toute manière d'être complexe à réaliser.

Enfin, certains choix politiques ou managériaux ont contribué à alimenter le malaise du personnel. On peut viser en premier lieu une stratégie de conduite du changement qui peut être qualifiée d'accélérée et de verticale . En quelques mois, les salariés ont changé de locaux, d'outils informatiques, de collègues, de responsables, de procédures voire de métier. Beaucoup ont eu le sentiment que le changement a été imposé d'en haut sans que les agents, à chaque niveau d'organisation, aient suffisamment de temps pour se l'approprier et lui donner un sens. Selon Benoît Genuini, ancien médiateur de Pôle emploi, il a manqué « une écoute suffisante du terrain pour réussir la conduite du changement, en tenant compte du facteur humain » . Dans ces conditions, les agents et les managers de terrain ont subi la réforme au lieu d'y être associés - ce qui est d'autant plus dommage que son orientation générale (créer un guichet unique pour simplifier les démarches des demandeurs d'emploi) faisait, dans le fond, l'objet d'un assez large accord au sein du personnel.

Comme cela a été indiqué précédemment, le projet de mise en place d'un « métier unique » a constitué un point de cristallisation de l'inquiétude du personnel . Envisager qu'après seulement quelques jours de formation, un agent ex-ANPE puisse accomplir toutes les tâches précédemment accomplies par un ex-Assedic, et vice-versa, était illusoire et soumettait les salariés concernés à une injonction impossible à respecter. Ce projet de métier unique revenait en outre à signifier aux employés des deux anciennes structures qu'ils exerçaient jusqu'à présent un métier finalement assez peu qualifié. C'était un déni implicite, mais fortement ressenti, des compétences et des identités professionnelles des salariés de Pôle emploi, ce qu'a reconnu le directeur général devant la mission : « L a perspective de ce métier unique a provoqué un trouble énorme au sein du personnel, qui a ressenti une perte d'expertise professionnelle. Nous avons donc décidé de changer cela. (...) Cette réorientation est indispensable pour apaiser le climat social et améliorer le fonctionnement. »

*

En résumé, la mission estime que la création de Pôle emploi s'est confirmée être une bonne idée, dans son principe. Mais il est incontestable que sa réalisation dans des délais courts et un contexte tendu a rendu la tâche du personnel particulièrement difficile. Son coût budgétaire est significatif, mais la fusion repose sur l'idée que les gains de productivité qu'elle permettra de réaliser rendront à terme l'opération rentable.

L'essentiel est aujourd'hui d'identifier les problèmes qui restent à résoudre et les projets qui doivent encore être mise en oeuvre pour parachever la fusion.


* 24 On peut se reporter sur ce point au rapport d'information Sénat n° 642 (2009-2010) fait par Gérard Dériot au nom de la mission d'information sur le mal-être au travail et de la commission des affaires sociales.

* 25 On peut sur cette question se référer au baromètre annuel de l'absentéisme réalisé par l'Alma Consulting Group.

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