II. CONTRIBUTION DE JEAN DESESSARD,
SÉNATEUR ÉCOLOGISTE DE PARIS

Introduction

Je tiens tout d'abord à remercier le président et le rapporteur de cette mission commune d'information pour avoir su conduire avec efficacité des travaux riches de contenus, qu'il s'agisse des auditions menées au Sénat ou des déplacements réalisés sur différents sites de Pôle emploi.

Un peu plus de deux ans après la fusion de l'ANPE et des Assedic, cette mission visait à faire le point sur le fonctionnement de Pôle emploi et à formuler un certain nombre de recommandations. Pour ma part, je porte sur ce rapport un jugement contrasté, qui m'a conduit à m'abstenir. D'un côté, certains constats m'apparaissent trop timides, je suis défavorable à certaines propositions et d'autres me semblent faire défaut. En même temps, on trouve aussi dans ce texte des observations incisives et des préconisations inattendues que je considère comme des avancées.

Sur le fond, je ne conteste pas le principe d'un rapprochement de l'ANPE et des Assedic en un unique établissement, dont on est susceptible d'attendre une meilleure collaboration des différents acteurs du service public de l'emploi. De fait, quelques simplifications de procédures, bienvenues, peuvent être constatées. Par exemple, les chômeurs n'ont plus besoin de se rendre dans deux agences différentes, selon qu'ils souhaitent évoquer leur indemnisation ou faire le point sur leur recherche d'emploi. De même, la fin du traitement différencié des chômeurs, selon qu'ils sont indemnisés ou non, constitue un progrès.

Pour autant, aujourd'hui, le fonctionnement de Pôle emploi génère bien des difficultés et c'était un des principaux enjeux de cette mission que de les mettre au jour. J'évoquerai successivement l'organisation interne du travail, la qualité du service de placement et la représentation des chômeurs au sein des instances de Pôle emploi.

I - Organisation du travail

1. Métier unique

Je me félicite que ce rapport reconnaisse la réalité des troubles psychosociaux qui ont été engendrés au sein du personnel par le processus de fusion, et qu'il aille jusqu'à préciser que « ce problème n'est pas derrière nous ». J'approuve à ce propos la recommandation de mise en place d'un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au niveau national.

Il est également appréciable que le rapport expose qu'avoir voulu fondre en un métier unique les fonctions d'indemnisation et de placement, provenant respectivement des Assedic et de l'ANPE, a été une des principales causes de cette souffrance des agents et a donc constitué une erreur - la direction elle-même semble le reconnaître.

Pour autant, je me désolidarise de la mission quant au jugement élogieux qu'elle porte sur l'entretien d'inscription et de diagnostic (EID). Cet EID, progressivement mis en place, constitue le premier entretien du demandeur d'emploi et vise à faire le point, avec le même agent, sur l'indemnisation aussi bien que sur le placement. Contrairement à ce qu'évoque le rapport, je considère que ce type d'entretiens initiaux constitue bien une déclinaison concrète de l'idée de métier unique.

La mission affirme elle-même que la formation des agents - dans celle des deux activités qui n'est pas leur métier d'origine - est encore très nettement insuffisante. Elle reconnaît par ailleurs que l'indemnisation, par exemple, est d'une très grande complexité, avec « près d'une cinquantaine de dispositifs différents, répondant à des conditions et des modalités d'attribution particulières ». Dès lors, comment peut-on imaginer qu'un agent se sentant mal formé puisse fournir au demandeur d'emploi une information fiable et complète quant aux droits auxquels il peut légitimement prétendre ? Il n'est ainsi pas étonnant que remontent du terrain des témoignages de chômeurs ayant été induits en erreur dans le calcul de leurs droits au cours de cet EID... Le même argument peut être employé à propos de la partie de l'entretien où est évoqué le projet de retour à l'emploi.

La raison de la mise en place des EID est apportée par la mission elle-même : conférer « plus de souplesse au fonctionnement des agences » ... Pour moi, cet avantage ne suffit pas à justifier que l'on sacrifie la qualité d'un service aussi essentiel que le premier entretien du demandeur d'emploi, même si je suis par ailleurs favorable à ce que l'on dispense des formations à tous les agents, de manière à créer un socle commun de connaissances. Quand les agents auront le sentiment d'être formés, il sera temps d'envisager davantage de polyvalence.

2. Accompagnement et contrôle

D'un point de vue général, il me semble toujours sain de bien différencier les activités d'assistance et de contrôle des citoyens - cette distinction est par exemple essentielle, dans le domaine de la santé, pour acquérir la confiance du patient. Pour certaines personnes, le chômage est une épreuve très douloureuse, qui peut s'accompagner d'une désagrégation plus globale de la vie personnelle. En particulier pour ces chômeurs-là, il me semble indispensable que l'on puisse trouver à Pôle emploi au moins un interlocuteur qui soit exclusivement voué à vous accompagner dans votre recherche d'emploi, sans qu'on ait à redouter de lui quelque jugement ou sanction que ce soit. L'absence de prise en compte de cette considération représente pour moi une lacune importante de ce rapport.

3. Primes de mérite

Il me semble de bonne gestion que Pôle emploi cherche à évaluer l'efficacité des différents dispositifs visant à favoriser le retour à l'emploi, de manière à pouvoir développer les plus efficaces. Pour autant, je suis en profond désaccord avec la proposition de la mission d' « adopter un système de prime de résultats qui récompenserait les managers les plus performants et motiverait les équipes ». D'abord, les écologistes élevant assez haut la notion d'intérêt général, j'ai du mal à accepter l'idée qu'un agent de service public conditionne son professionnalisme au montant de la prime qu'il peut en espérer. Ensuite, alors que de l'aveu même de la mission, la souffrance psychosociale des agents de Pôle emploi reste à un niveau élevé, je m'étonne qu'elle trouve en même temps judicieux d'introduire dans le management un système concurrentiel et stigmatisant, générant stress et anxiété. Enfin, cette erreur ayant déjà été commise dans d'autres administrations (la police nationale, par exemple), les dérives de la gestion par le chiffre ne sont plus à démontrer : on frémit d'avance en imaginant un responsable d'agence évaluer l'opportunité de forcer un chômeur à accepter tel emploi ou de procéder à des radiations, à l'aune des impacts que ces décisions entraîneraient sur la prime de son équipe...

II - Qualité du service de placement

1. Davantage de moyens

La mission décrit la dégradation du service d'assistance au retour vers l'emploi : manque de suivi, suppression des rendez-vous physiques individuels, déshumanisation, gabegie administrative, courriers kafkaïens, etc. Elle pointe également la hausse importante du nombre de chômeurs suivis en moyenne par chaque conseiller. Cette médiocre qualité de service est pour partie conjoncturelle, en ce qu'elle résulte à la fois des bouleversements organisationnels engendrés par la fusion et de la détérioration de la conjoncture économique depuis 2008. Mais elle est également structurelle et je me réjouis que la mission ait eu à coeur de rapporter que, comparé à nos voisins européens, l' « accompagnement des chômeurs est le parent pauvre du service public français de l'emploi », avec « des ressources insuffisantes ». La conclusion est toutefois ambiguë : d'un côté la mission prône prudemment un « renforcement ciblé et raisonnable des moyens humains de Pôle emploi » , avant de sembler quasiment se dédire en jugeant seulement « pas opportun de poursuivre la baisse des effectifs de Pôle emploi tant que le chômage restera à un niveau élevé » . On voit bien là que ce rapport a été l'objet de compromis tendus avec la politique du Gouvernement, arc-bouté sur la loi d'airain de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Pour moi, la nécessité d'accroître les moyens humains de Pôle emploi aurait dû être exprimée avec plus de force et de clarté.

2. Coercition des chômeurs

La dégradation générale de la qualité du service de placement a également eu un impact sur le contrôle des chômeurs, se traduisant à leur égard par une sévérité accrue, souvent injustifiée et parfois même illégale. Les différentes modalités de cette coercition ont été abondamment et très bien documentées par les associations et mouvements 75 ( * ) de chômeurs.

La première question qui se pose est celle de l'importance quantitative de ces difficultés ressenties par les chômeurs, parfois dramatiquement, lorsqu'il s'agit par exemple d'une radiation. Sur ce point, je ne me sens pas représenté par la position très sobre du rapport, qui prend prétexte du faible nombre de recours auprès du médiateur pour en minimiser le volume global. En effet, en fonction de leur situation personnelle, qui peut être fragile, tous les chômeurs ne sont pas forcément à même d'entreprendre une saisine du médiateur, possiblement perçue comme complexe et de peu d'intérêt. En outre, rien n'est fait à Pôle emploi pour susciter ou soutenir de telles démarches de réclamation. Cet indicateur étant donc à mon sens très biaisé et compte tenu de l'importance capitale que peut revêtir pour un chômeur une radiation, je crois, contrairement à ce que suggère implicitement le rapport, qu'il faut voir là un problème crucial.

Une seconde question consiste à se demander, comme on l'a fait pour la faible qualité du service d'assistance au retour vers l'emploi, si ces problèmes sont d'origine conjoncturelle ou structurelle. Là encore, je souhaite prendre mes distances avec la mission, qui écrit qu' « aucun élément objectif » ne permet d'étayer la thèse selon laquelle une politique délibérée de radiations pourrait être conduite afin de faire évoluer positivement la courbe du chômage. Si je n'ai pas de preuve matérielle qu'une politique chiffrée est effectivement mise en oeuvre, je n'en considère pas moins que la structure de Pôle emploi est délibérément brutale à l'égard des chômeurs.

En effet, la direction comme la mission reconnaissent que depuis la fusion, une certaine légèreté préside à la correspondance postale de Pôle emploi. Dès lors, pourquoi ce flottement dans l'envoi des courriers ne profite-t-il pas au chômeur en cas de litige, plutôt que de lui être régulièrement opposé ? Pourquoi le courrier de radiation après une supposée absence à un rendez-vous physique ou téléphonique est-il envoyé automatiquement, plutôt qu'après une action expresse d'un agent ? Pourquoi les radiations sont-elles le plus souvent rétroactives, malgré les situations terribles que cela peut causer, et malgré la jurisprudence des tribunaux administratifs ? Pourquoi demande-t-on aux agents d'accueil d'afficher à l'égard du chômeur une bienveillance travaillée, même lorsqu'ils savent que sa requête sera refusée, induisant ainsi celui-ci en erreur ? On pourrait multiplier les exemples de ces petites règles ou petites pratiques qui ont été sciemment élaborées dans le sens de l'intransigeance plutôt que de la tolérance. En ce sens, on peut bien parler d'une politique de coercition assumée, traquant derrière tout chômeur le fraudeur potentiel.

Si la mission n'a donc pas jugé bon de faire sienne cette position, ce que je déplore, elle ne reste pour autant pas totalement muette sur cette question des pratiques trop brutales. Elle propose par exemple de revoir la grille des sanctions pour absence - qui est scandaleuse ! - et de mieux définir la notion d' « absence téléphonique » . Il convient de saluer ces avancées importantes mais il me semble que la seule réponse pertinente à ces difficultés, vécues au plus près par les chômeurs eux-mêmes, consiste plutôt à les associer étroitement à tous les niveaux de décision de Pôle emploi, à l'instar des partenaires sociaux.

III. Représentation des chômeurs

1. Rôle

A Pôle emploi, la voix des chômeurs est tolérée - sans être pour autant écoutée - lorsqu'elle exprime des préoccupations d'usagers : accueil, écoute, accès aux services, etc. En revanche, lorsqu'il s'agit d'élaborer une vision d'ensemble de la stratégie de gestion du service public de l'emploi, seuls les syndicats de salariés sont admis à la table. Or, quoi qu'ils en disent, je considère que les syndicats ne représentent pas véritablement les chômeurs. Ce sont bel et bien les mouvements de chômeurs qui ont alerté l'opinion sur les radiations abusives et peuvent aujourd'hui se prévaloir de cette reconnaissance par la mission sénatoriale. Ce sont bien eux qui ont fait condamner à plusieurs reprises Pôle emploi sur la rétroaction des radiations, changeant ainsi le rapport de force. Ce sont eux, toujours, qui malgré leur faible visibilité tentent d'informer les demandeurs d'emploi de la réalité de leurs droits.

A Pôle emploi, le responsable qui examine un recours contre une radiation est généralement celui qui a pris la décision initiale. De plus en plus, les directions locales exercent un chantage au recours, tablant sur le fait que la plupart des chômeurs n'iront pas porter leur contentieux devant un tribunal, et revenant sur la radiation lorsque certains s'y risquent tout de même, afin d'éviter la médiatisation. L'absence de représentation institutionnelle des mouvements de chômeurs est aujourd'hui préjudiciable à l'exercice des droits des demandeurs d'emploi. Ils devraient être considérés par la direction comme des interlocuteurs privilégiés, écoutés et entendus.

2. Modalités

Il existe à Pôle emploi, à tous les échelons, des comités de liaison qui réunissent la direction, l'Unedic et les organisations de chômeurs. Ces comités pourraient fort bien constituer le lieu de ce dialogue qui fait tant défaut mais, comme l'a très justement noté la mission, leurs travaux sont totalement ignorés, pour ne pas dire méprisés, par Pôle emploi. Je m'associe évidemment à la mission lorsqu'elle préconise une « revalorisation » de ces comités, mais je ne pense pas que ce sera suffisant. A mon sens, il est indispensable que les travaux de ces comités puissent au moins être relayés dans toutes les instances de décision de Pôle emploi par la voix de représentants des chômeurs, depuis les instances paritaires régionales jusqu'au conseil d'administration. Il s'agit là d'une très vieille revendication des demandeurs d'emploi, jamais entendue. Cette intégration de leurs mouvements comme partenaires sociaux à part entière me semble être une mesure indispensable pour restaurer un dialogue déficient, assurer le plein exercice des droits des chômeurs et apaiser les relations, de plus en plus tendues au sein des agences, comme l'a décrit la mission.

Conclusion

En conclusion, j'aimerais replacer l'idée que je me fais de la mission de Pôle emploi dans une perspective plus large : le service public de l'emploi doit-il voir les chômeurs comme des individus coupables de leur situation et redevables à la société, ou bien doit-il les considérer comme des citoyens libres de choix, jouissant de droits pleins et entiers ? Au cours de l'ère post-industrielle, la productivité du travail a augmenté dans des proportions considérables. Cela signifie que notre société n'a aujourd'hui besoin que de très peu de travail pour pourvoir aux besoins essentiels de ses membres. Puisque nous travaillons plus vite et plus efficacement, il n'est pas surprenant que nous ayons moins à travailler. Pourtant, notre société n'est pas aujourd'hui organisée pour gérer cette richesse : plutôt que de partager le travail entre tous, elle le concentre dans les mains de quelques-uns, qui accumulent une part importante du bénéfice collectif, tandis que les autres, au chômage, vivent des conditions très dures. Non seulement cette répartition est injuste, mais elle est en outre utilisée pour pérenniser la précarité. En effet, la persistance d'un chômage endémique instaure un rapport de force très défavorable aux salariés dans la négociation des conditions de travail. Trop de nos concitoyens souffrent de temps partiels subis, de méthodes managériales angoissantes ou de salaires indécents, qu'ils n'accepteraient jamais s'ils n'y étaient pas contraints pour assurer leur survie. Dans cette optique, je ne peux donc pas accepter la philosophie générale de Pôle emploi qui assigne aux chômeurs des devoirs, sanctionnés par des radiations. De quoi veut-on sanctionner les chômeurs ? D'être les doubles victimes d'une mauvaise organisation de la société et d'un rapport de force injuste ? Au nom de quoi voudrait-on les priver d'un revenu élémentaire ? Pour les écologistes, le revenu élémentaire, permettant une vie décente, n'est pas lié au travail. C'est un fondement de la dignité humaine, une reconnaissance de l'existence de chaque personne, de sa présence dans la société. L'apport d'un individu à la société ne se limite pas à son travail rémunéré, et se mesure encore moins à son salaire. Dans la mesure où, par un effort collectif de nombreuses générations, notre société est à même de permettre la survie et la dignité de chacun, rien ne justifie qu'il n'y soit pas pourvu, sans conditions. Sous cet angle, il incombe à Pôle emploi de s'affranchir de toute velléité de suspicion ou de culpabilisation à l'égard des chômeurs, pour se consacrer à sa mission fondamentale : le service des demandeurs d'emploi, ces hommes et ces femmes victimes d'une organisation sociale injuste, qui sont pourtant, eux aussi, des acteurs à part entière de notre société.

Annexe
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* 75 Voir par exemple www.recours-radiation.fr ou le Mouvement national des chômeurs et précaires

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