E. LA DÉCENTRALISATION DANS LA CONSTITUTION
La Constitution du 4 octobre 1958, dans sa version initiale, ne prête guère d'importance à la décentralisation. Sur quatre-vingt-douze articles, six concernent les collectivités territoriales, dont trois pour l'Outre-mer 99 ( * ) .
L'article 72 les énumère (communes, départements, territoires d`Outre-mer), rappelle que la loi les crée et prévoit les conditions de leur libre administration par des conseils élus.
L'article 24 assigne au Sénat le rôle de représentant des collectivités territoriales.
L'article 34 intègre dans le domaine de la loi la fixation des règles concernant le régime électoral des assemblées locales et la détermination des principes fondamentaux de la libre administration des collectivités locales.
La Constitution du 27 octobre 1946 ne disait pas autre chose, même si elle contenait un article 89 ambitieux et toujours d'actualité :
« Des lois organiques étendront les libertés départementales et municipales ; elles pourront prévoir, pour certaines grandes villes, des règles de fonctionnement et des structures différentes de celles des petites communes et comporter des dispositions spéciales pour certains départements ; elles détermineront les conditions d'application des articles 85 à 88 ci-dessus.
Des lois détermineront également les conditions dans lesquelles fonctionneront les services locaux des administrations centrales, de manière à rapprocher l'administration des administrés ».
Constatons donc une certaine permanence constitutionnelle entretenue par l'échec du référendum de 1969 sur la régionalisation et l'absence de suite à la proposition de loi constitutionnelle de décembre 1979 reconnaissant la région et dotant les collectivités locales d'un pouvoir réglementaire.
Mais, nonobstant la légèreté de cette référence constitutionnelle, la production législative intéressant la décentralisation sera de 1982 à 2000 extrêmement importante ; tout observateur objectif considérant les « lois Defferre » de 1982-1986 comme une rupture bienfaitrice 100 ( * ) .
Fallait-il donc en 2003 réviser la Constitution afin de consacrer « l'organisation décentralisée de la République » ?
Les promoteurs de la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 trouvèrent de nombreuses justifications, juridiques et politiques.
1. Justifications juridiques
Le statut constitutionnel de nos collectivités territoriales présente peu de consistance et s'en remet très généralement à la loi pour les créer, arrêter leur régime électoral, donner un contenu au principe de libre administration.
Les puristes relèvent également le caractère approximatif de la rédaction initiale de notre texte fondamental qui cite « les collectivités locales » (article 34) et les « collectivités territoriales » (articles 24 et 72) 101 ( * ) .
Une critique particulière s'impose : notre texte est devenu inadapté pour les départements et territoires d'outre-mer. Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon relèvent d'un régime juridique hybride. Des missions sénatoriales d'information conduites en 1999-2000 ont conclu à la nécessité de statuts différenciés, estimant que le droit appliqué enfermait les départements d'outre-mer dans un carcan.
Lors des débats, le sénateur Patrice Gélard avança un argument fort : la Constitution devait être révisée par souci de conformité avec le Conseil de l'Europe et l'Union européenne qui ont érigé le respect de l'autonomie locale en droit fondamental 102 ( * ) .
Le principe de l'autonomie figurait certes dans le droit législatif, mais il était absent du droit constitutionnel (sauf à considérer qu'il figurait en filigrane dans le principe de libre administration). Au nom des libertés locales, il importe de donner un contenu explicite au principe de libre administration.
Profitant du caractère lapidaire des dispositions constitutionnelles sur la décentralisation, le Conseil constitutionnel a joué un rôle important dans l'élaboration d'un droit constitutionnel applicable aux collectivités locales, raison de plus pour que le constituant s'implique.
Si cette implication avait eu lieu, ce même Conseil constitutionnel, selon Pascal Clément, n'aurait pas accepté ce qu'il considère, au cours de ces dernières années, comme un mouvement de recentralisation 103 ( * ) . Il l'accuse même d'avoir favorisé l'uniformité au détriment de la reconnaissance des spécificités locales.
Et de citer l'opposition du Conseil constitutionnel à la reconnaissance du « peuple corse » figurant dans l'article 1 er de la loi du 13 mai 1991, article invalidé au nom de l'indivisibilité du peuple français, sans distinction d'origine, de race ou de religion.
De citer encore la décision du Conseil constitutionnel qui déclare contraire à la Constitution - car attentatoire au principe d'unité - la charte européenne des langues régionales ou minoritaires élaborée dans le cadre du Conseil de l'Europe.
Pour être certain d'une jurisprudence plus protectrice des libertés locales, pour prévenir l'essoufflement du mouvement de décentralisation, inscrire celui-ci dans la durée, Pascal Clément plaide pour une nouvelle architecture des pouvoirs, une nouvelle « base normative », la Constitution de 1958 apparaissant « à cet égard insuffisamment protectrice de l'initiative locale » .
Avec d'autres, Pascal Clément affirme : « Une fois la Constitution modifiée, la réforme ne pourra pas être différée, en particulier celle de la fiscalité locale ».
* 99 La version actuelle de la Constitution fait une large place aux collectivités territoriales (cf. articles 24 ; 34 ; 39 ;71-1 ;72 ;72-1 ;72-2 ;72-3 ;72-4 ;73 ;74 ;74-1 ;75 ;75-1).
* 100 Voir en annexe le rappel de la production législative.
* 101 Fort logiquement, le Conseil constitutionnel, par sa décision du 25 février 1982, simplifiera les interprétations et fera de ces deux expressions un synonyme.
* 102 D'ailleurs, d'une manière générale, ne sommes-nous pas en retrait par rapport aux textes européens qui font une large place au local ? Citons le Traité de Maastricht de 1991, le Comité des régions (institué par ce traité), le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux créé par le Conseil de l'Europe en 1994...
* 103 Pascal Clément sera le rapporteur du projet de loi constitutionnelle devant l'Assemblée nationale au titre de la commission des Lois constitutionnelles, de la Législation et de l'Administration générale de la République.