F. LA RÉPUBLIQUE DE LA PROXIMITÉ
En présentant son projet de loi (future loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales), le Premier ministre veut rassurer : transfert de compétences et transfert de financement vont de pair, « c'est une règle, un postulat » 122 ( * ) .
Il en veut pour preuve la référence constitutionnelle : si dans le passé il y a eu des dérives fiscales dans certains départements, c'est précisément parce que cette règle n'avait pas d'existence constitutionnelle. Il en profite pour accuser les socialistes qui, selon lui, devraient être plus attentifs à l'évolution fiscale des collectivités qu'ils dirigent et qui devraient se demander « pourquoi l'ensemble des régions socialistes a une fiscalité supérieure à 10 % à celles des autres régions ».
Pour démontrer la cohérence de sa démarche, Jean-Pierre Raffarin rappelle le projet de réforme de la taxe professionnelle qu'il a lancé et qui pourra s'appliquer « dès le 1 er janvier 2004 ».
Soucieux de relance économique, le Premier ministre s'adresse aux industriels, aux entrepreneurs pour qu'ils investissent dès maintenant. Il les assure d'exonération de taxe professionnelle. Dans le même temps, s'adressant à tous les parlementaires, Jean-Pierre Raffarin se veut fidèle à « l'esprit du rapport Mauroy », aux lois Defferre et à une démarche qui puise ses racines chez le Général de Gaulle.
La politique de décentralisation qu'il mène compte deux étapes :
- une étape constitutionnelle : « Nous tirons là une des leçons du 21 avril 2002. Nous prenons en compte ce désintérêt des Français pour la République. C'est en rapprochant la décision du terrain, le décideur de l'électeur, que nous pourrons intéresser le citoyen au débat démocratique. Ce texte répond donc, aussi à ce que nous avons entendu en avril 2002. Voilà pourquoi cette réforme est importante » ;
- une étape opérationnelle, « celle des transferts de compétence », avec « les garanties financières qui accompagnent ces transferts. Nous voulons d'abord responsabiliser tous les acteurs... Au fond, la décentralisation c'est d'abord et avant tout, la responsabilisation. C'est grâce à cette gestion au plus près du terrain et avec une évaluation plus concrète que notre pays fera des économies » .
Michel Mercier, dans son rapport sénatorial, avait déjà avancé cette idée d'économie : « La décentralisation a atteint ses buts. Les collectivités locales sont pleinement investies dans les compétences qui leur ont été dévolues, plus rapidement, plus efficacement et à moindre coût que l'État n'aurait pu le faire »
Le président du conseil général du Rhône estime que la décentralisation réduit le taux de prélèvement obligatoire. Il continue en 2003 d'affirmer ce qu'il écrivait dans son rapport de 2000. Il croit que les collectivités territoriales doivent être encore plus efficaces mais, pour cela, elles doivent définir librement leurs modalités de gestion 123 ( * ) .
L'avis de Jean-Pierre Schosteck, rapporteur au nom de la commission des Lois du Sénat, concorde avec celui de Michel Mercier :
« Les vingt dernières années ont montré que la décentralisation contribuait également à une plus grande efficacité de l'action publique » . Et de citer les transports ferroviaires régionaux de voyageurs, les lycées et collèges : la part des départements et des régions dans la dépense totale que la nation consacre à l'éducation est passée de 14 % en 1975 à 21 % en 2001. Il rapporte ce sondage : en 2000, 67 % des Français jugeaient la coexistence de nos trois échelons (région, département, commune) « comme une bonne chose, car elle permet de gérer les dossiers au plus près des citoyens de manière satisfaisante » 124 ( * ) .
Cette finalité financière s'impose : avec l'organisation actuelle, les délais sont trop longs, les financements peu clairs, les responsabilités confuses ; « la République française a besoin de cohérence et de proximité ». La cohérence relève de l'État, garant de l'égalité. C'est au couple État-région de s'assurer des mises en oeuvre sur le terrain : « La région est un espace de cohérence, un espace de projets où la stratégie et la programmation sont possibles » 125 ( * ) .
Au couple État-région, la cohérence et la programmation ; au couple département-commune et avec l'intercommunalité, la solidarité et les infrastructures de proximité.
Si Jean-Pierre Raffarin insiste sur le couple cohérence-proximité, c'est parce que la seule cohérence nous éloigne du citoyen et que la seule proximité nous disperse.
Cohérence-proximité donc, mais aussi déconcentration-décentralisation. Ce second objectif libère : il faut donner des marges de manoeuvres locales, ne pas décourager les élus locaux d'entreprendre. Encore faut-il que l'État parle d'une seule voix, les élus locaux n'auront « qu'un partenaire qui engage l'État, ce dernier étant plus fort du fait d'une organisation simplifiée... L'État est, à présent, rassemblé autour du préfet de région en huit et non plus vingt-quatre pôles » .
C'est sous le signe de la garantie que le Premier ministre conclut : la première garantie vient de la Constitution, la seconde de la loi organique, la troisième de la péréquation (inscrite elle aussi dans le dispositif constitutionnel). Finalement, il croit en « une démocratie apaisée » qui s'exprime localement en un clivage plus institutionnel que partisan.
Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales, appuie la démonstration du Premier ministre : l'heure en Europe est à la décentralisation. Et de citer l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, la Grande Bretagne.
Au passage, il déclare devant l'Assemblée nationale : « Si nous n'avons pas soutenu le projet Defferre c'était sans doute une erreur » . Il plaide pour la simplification : « la simplification peut être la brutalité. Il était simple de supprimer un échelon, disons le département, mais qui aurait été d'accord avec cette politique ? C'était pourtant simple de supprimer le département, au nom de la logique économique favorable aux régions. Mais qui l'aurait accepté ? La France n'est pas une page blanche sur laquelle on peut plaquer un schéma sans tenir compte de son histoire. Les départements ont une légitimité historique, les régions ont une légitimité économique, les communes une légitimité de proximité » .
Le ministre de l'Intérieur ne veut pas passer « à côté de l'âme française et de la tradition française ». Si la région s'investit dans le développement, la formation professionnelle, le transport, les grandes infrastructures, l'intervention économique, les départements reçoivent « la pleine responsabilité de l'action sociale avec le RMI, y compris son volet allocation, et l'aide aux plus démunis » . Ils coordonnent l'action gérontologique ainsi que toutes les prestations sociales en faveur des personnes âgées. Ils ont également en charge le secteur routier transféré, les personnels d'entretien des lycées et collèges. Les communes vont avoir à s'occuper de l'aide à la pierre et du logement étudiant.
Simplification des compétences pour les collectivités territoriales, simplification pour l'État : le préfet de région va coordonner l'action des préfets de départements.
Le ministre de l'Intérieur ne va pas craindre d'évaluer les transferts et démontrer la force des engagements de l'État qui abandonne la perception de la TIPP (« ressource fiscale dynamique ») au profit du département.
Il aborde également la taxe professionnelle. « à partir du moment où vous avez supprimé la part salariale de la taxe professionnelle, vous avez totalement déséquilibré cet impôt... Nous pensons qu'il faut absolument maintenir un lien fiscal entre les collectivités territoriales et l'entreprise pour des raisons de croissance et de développement ».
Cette recette principale des collectivités doit « garantir l'effectivité du principe constitutionnel d'autonomie des collectivités territoriales. Or, cette autonomie dépend d'abord de la liberté de vote des taux de l'impôt » 126 ( * ) . Nicolas Sarkozy n'oublie pas la péréquation 127 ( * ) .
L'opposition au projet du Premier ministre se fait entendre au Sénat le 28 octobre 2003 par l'intermédiaire de Pierre Mauroy qui exposa ses cinq points de désaccord 128 ( * ) :
1) Nous doutons, dit-il, de votre capacité à accompagner financièrement les transferts de compétences du fait de l'aggravation des déficits de l'État : « je concède que jusqu'à présent, aucun Gouvernement n'a réussi à engager une réforme en profondeur de la fiscalité locale, mais la décentralisation ne saurait être uniquement une façon de se désengager » 129 ( * ) .
Il se demande « comment débattre de transferts d'une telle ampleur sans savoir précisément comment ils seront financés, dans une période qui s'annonce particulièrement difficile pour les finances de l'État et où finalement, l'État ne remplit pas toutes ses missions » .
2) Le département bénéficie de plus de transferts que l'intercommunalité : c'est une étonnante et divine nouvelle, alors que certains, dont je ne partagerais pas le point de vue, annonçaient la fin du département... Le département bénéficie d'une cote tout à fait particulière : manifestement, c'est lui qui sort vainqueur de cette phase de la décentralisation. Il bénéficie plus de ces transferts que l'intercommunalité. Pierre Mauroy rappelle que la décentralisation s'appuie sur trois piliers : la région (la collectivité la plus moderne), le département (la collectivité la plus traditionnelle) et « l'ensemble - j'y insiste - commune et intercommunalité en pleine expansion, non pas depuis vingt ans, mais depuis les lois Chevènement et celles du Gouvernement Jospin »
3) Le projet, pense-t-il, ne donne pas toutes ses chances à la région : « vous départementalisez son élection, vous bridez l'émergence d'une nouvelle génération de responsables politiques, soucieux de développer des régions puissantes, capables de mettre en oeuvre la péréquation en leur sein comme de rivaliser avec les grandes régions européennes » .
4) On attend toujours une réforme de l'État, on attend que l'État établisse « un schéma d'organisation de ses services en fonction des compétences exercées par les collectivités locales » .
5) Le Gouvernement méconnaît l'intercommunalité. Au cours de ces trois dernières années, il y a eu une formidable montée de l'intercommunalité. Ce mouvement donne « une vigueur nouvelle à l'organisation territoriale de notre pays. Elle lui offre une chance exceptionnelle de se moderniser en renforçant ses pôles urbains, porteurs de projets viables et générateurs de progrès économique et social » 130 ( * ) .
Se référant aux Journées des communautés urbaines qui se tenaient à Cherbourg, les 23 et 24 octobre 2003, Pierre Mauroy veut faire des EPCI des collectivités territoriales.
Pour terminer son propos, l'ancien maire de Lille considère le projet de loi comme une « pâle copie de l'acte I de la décentralisation » et trouve symptomatique son changement de titre allant d'un « projet de loi relatif à la décentralisation » à un « projet de loi relatif aux responsabilités locales ». Il nous livre sa définition de la décentralisation :
« Décentraliser, ce n'est pas transférer des compétences aux collectivités territoriales pour décharger l'État de ce qu'il ne veut pas faire et ne peut plus rien faire (...). Décentraliser, c'est approfondir une démocratie en rapprochant le pouvoir des citoyens, c'est moderniser le pays en développant ses atouts les plus prometteurs ».
Voici les principales dispositions de cette loi du 13 août 2004, qui fait incontestablement partie des grands textes décentralisateurs.
Symboliquement, cette loi commence par affirmer le rôle de la région en matière de développement économique, « sous réserve des missions incombant à l'État ».
Divers documents sont de son ressort : schéma régional de développement économique, schéma régional des infrastructures et transport, plan régional de développement des formations professionnelles, plan d'élimination des déchets, schéma régional prévisionnel des formations des collèges, des lycées, des établissements d'éducation spécialisée, des lycées professionnels maritimes et des établissements d'enseignement agricole, l'inventaire général du patrimoine culturel.
L'action de la région doit promouvoir un développement équilibré et favoriser l'attractivité du territoire.
Concertation, contractualisation, information, gouvernent des relations territoriales densifiées par les transferts de grands équipements, gestion des fonds structurels européens en sont les principaux vecteurs.
L'article 49 consacre le département dans la définition et la mise en oeuvre de la politique d'action sociale : « il coordonne les actions menées sur son territoire qui y concourent ». Il organise la participation des personnes morales de droit public et privé concernées.
Un schéma départemental de l'action sociale et de la famille favorise l'insertion sociale et professionnelle des jeunes en difficultés. Tout naturellement, il appartient au conseil général de développer « les formations sociales qui contribuent à la qualification et à la promotion des professionnels ». Il est associé à la région qui arrête le schéma régional des formations sociales.
Relèvent encore du département « le schéma d'action sociale en faveur des personnes âgées » , le comité départemental des retraités et des personnes âgées, le service d'aide sociale à l'enfance...
Le Gouvernement peut déléguer aux collectivités territoriales et à leurs groupements l'attribution des aides publiques en faveur de la construction, de l'acquisition, de la réhabilitation et de la démolition des logements locatifs sociaux, de la rénovation de l'habitat privé.
Si la région peut participer au financement et à la réalisation d'équipements sanitaires (dans le cadre d'une convention région-ARS) le département, responsable de la protection sanitaire de l'enfance et de la famille, peut participer « dans le cadre de conventions conclues avec l'État à la mise en oeuvre de programme de santé définis ».
La loi du 13 août 2004 tient également son importance des nombreux transferts qu'elle opère : qu'il s'agisse des biens immobiliers ou des personnels techniciens, ouvriers et services des collèges alloués au département.
Au nombre de ces transferts aux collectivités territoriales citons les établissements d'enseignement public de la musique, de la danse et d'art dramatique dispensant un enseignement initial.
Le département doit adopter un schéma départemental de développement des enseignements artistiques.
Le Titre VII traite de la consultation des électeurs d'une collectivité territoriale.
Le Titre VIII concerne « les missions et organisation de l'État » : il est précisé (article 131) que le préfet de région représente l'État et chacun des membres du Gouvernement. Il a la charge « des intérêts nationaux, du respect des lois et dans les conditions fixées par la loi, assure le contrôle administratif de la région et des établissements publics » . Il dirige les services de l'État à compétence régionale ; il anime et coordonne l'action des préfets des départements de la région ; il met en oeuvre les politiques de l'État dans la région en matière d'aménagement, de développement, d'environnement, de culture, d'emploi, de logement, de rénovation, de santé...
Le préfet de département décide conformément aux orientations fixées par le préfet de région.
Il est également en charge des intérêts nationaux, du respect des lois, de l'ordre public. Il assure le contrôle administratif du département, des communes et de leurs établissements publics : « il met en oeuvre la politique de l'État dans le département. Il dirige les services de l'État dans le département ».
L'article 132 prévoit les informations réciproques qui doivent exister entre les représentants de l'État et les collectivités territoriales.
L'article 145 rappelle la philosophie égalitaire des lois Defferre : « les communes et leurs groupements ont vocation à assurer à égalité de droits avec la région et le département les responsabilités qui sont exercées localement ».
La possibilité de relations contractuelles entre les collectivités territoriales est expressément soulignée, y compris pour transférer des compétences.
Au nombre des dispositions finales importantes : la transformation des syndicats en communautés de communes ou d'agglomérations, la fusion d'EPCI, de syndicats mixtes, le contenu des statuts des EPCI, la constitution d'une dotation de solidarité communautaire, la coopération transfrontalière, la mutualisation des services...
* 122 Jean-Pierre Raffarin, Assemblée nationale, 24 février 2004, p. 1824 et suivantes.
* 123 Avis Sénat n° 41, 2003-2004.
* 124 Rapport n° 31, 2003-2004.
* 125 Pour le Premier ministre, la région est un échelon de responsabilité, ce n'est pas une nation. D'autres pays européens confondent région et nation (pour les Catalans, la Catalogne est une nation).
* 126 Nicolas Sarkozy, Assemblée nationale, 24 février 2004, p. 1832.
* 127 Jean François-Poncet, président de la Délégation sénatoriale à l'aménagement du territoire et président du groupe de travail sur la péréquation, va plaider pour celle-ci : « les collectivités territoriales sont en charge, aujourd'hui, de l'aménagement et ce sont elles qui investissent. Le risque d'inégalité ne peut qu'être aggravé s'il n'y a pas de péréquation ». La loi Pasqua avait créé un ambitieux système de péréquation repris par le Gouvernement Jospin, mais « le texte de 1995 sur la péréquation est une relique poussiéreuse et oubliée » au nom des droits acquis et de l'absence de propositions claires et chiffrées. Jean François-Poncet s'en remet au rapport Belot (octobre 2003). Certes, celui-ci ne concerne que les départements, mais il a le mérite de proposer un indice synthétique permettant de mesurer les inégalités de ressources et de charges obligatoires.
* 128 Sénat, 29 octobre 2003, p. 7215 et suivantes.
* 129 « La responsabilité du désengagement de l'État et des transferts de charges est donc inévitablement partagée. Laissons de côté le procès rétrospectif », Bernard Frimat, sénateur, 28 octobre 2003, p. 7208.
* 130 Pierre Mauroy : « Les chiffres sont impressionnants : 14 communautés urbaines ; 143 communautés d'agglomération dont 19 en Île-de-France ; 2 360 groupements à fiscalité propre (soit 29 740 communes rassemblant 44 814 256 habitants) ».