3. Acter le rôle pivot des recteurs, acteurs stratégiques régionaux
Rien dans les travaux de la mission ne l'a convaincu qu'il fallait s'engager dans une restructuration des services du ministère, laquelle ne paraît ni nécessaire, ni utile pour améliorer la réussite des élèves. De même, la trame des rectorats et des inspections académiques doit être préservée, l'instabilité née d'éventuels bouleversements des équilibres administratifs risquant en tout état de cause de pénaliser les élèves.
En revanche, la mission s'est penchée sur les évolutions possibles de leur rôle et de leur interaction avec les écoles et les établissements. Tous les observateurs s'accordent pour constater, s'en féliciter le plus souvent ou parfois s'en inquiéter, la montée en puissance des recteurs , non seulement dans le domaine de la gestion et de la répartition des emplois et des dotations horaires, avec l'appui des services départementaux, mais aussi dans le domaine de la stratégie éducative. Parallèlement, le champ d'intervention de l'administration centrale s'est resserré pour se concentrer sur le lancement des initiatives et des expérimentations nationales, ainsi que sur la répartition des moyens entre les académies. Le dialogue de gestion engagé entre le ministère et les recteurs lors de la construction du schéma d'emplois, pour le budget 2011 a plutôt encore renforcé le désengagement de l'administration centrale. Une fois identifiés les leviers de suppressions d'emplois, les arbitrages ont été, en effet, laissés à la discrétion des recteurs.
Si la déconcentration de gestion était inévitable en raison de la masse salariale de l'Éducation nationale et de la densité d'implantation des lieux d'enseignement, le rôle des recteurs doit prioritairement être de nature pédagogique. Il leur revient de définir d'une stratégie éducative cohérente à un niveau régional, déclinée en bassins de formation, évaluée périodiquement et ajustée en conséquence. Tous les recteurs que les membres de la mission ont pu auditionner dans les académies d'Aix-Marseille, d'Amiens, de Créteil, de Grenoble, de Lille et de Rennes se sont montrés très conscients de cette transformation de leur métier qui leur demande désormais d'articuler les instruments administratifs et financiers et les dispositifs pédagogiques au service d'objectifs clairs.
Les réponses écrites que la mission a collectées auprès d'autres recteurs convergent vers l'affirmation consciente de leur rôle de pilote académique à double compétence gestionnaire et pédagogique. Par exemple, le recteur de l'académie, de Lyon affirme ainsi que « le recteur a avant tout une mission de pilotage pédagogique. Elle vise à coordonner l'action des différents services et délégations et à harmoniser les pratiques départementales et territoriales tout en tenant compte des spécificités locales. Pour autant, la gestion fait partie intégrante du « métier de recteur » et les différents volets de la politique tant budgétaire que de ressources humaines doivent être portés en interne et assumés vis-à-vis de l'extérieur par le recteur lui-même. » 23 ( * )
Son collègue de Versailles partage la même vision d'un recteur comme stratège régional : « le rôle du recteur est à mes yeux d'organiser et d'animer [la] stratégie académique, en mobilisant au mieux les ressources disponibles. Cet exercice n'est possible qu'en conciliant les tâches de gestion et la conduite des évolutions souhaitables ; en ce sens, le recteur est à la fois un gestionnaire et un pilote... La fonction est devenue de plus en plus stratégique ces dernières années, au fur et à mesure que diverses réformes (LOLF, décentralisation, réorganisation territoriale de l'État, RGPP,...) confortaient le niveau régional comme niveau stratégique. Cette tendance devrait s'accentuer encore à l'avenir si, comme il est souhaitable, le management de l'Éducation nationale tend vers plus de déconcentration. » 24 ( * )
La multiplication des projets académiques témoigne également de cette déconcentration des politiques éducatives. La mission ne peut que se féliciter de cette évolution , qui résulte d'une géographie de l'école, très marquée par les disparités territoriales . Il s'agit ainsi de rompre avec des traitements nationaux uniformes pour mieux lutter contre les difficultés scolaires. L'égalité des chances passe alors par une inégalité de traitement. En outre, les projets académiques peuvent servir de base et de cadre cohérent au niveau de bassins de formation, à la contractualisation avec les établissements et à l'évaluation de leurs performances.
Cependant, M. Thierry Bossard, chef de service de l'IGAENR, note « la persistance d'une logique de déclinaison nationale . » 25 ( * ) Votre rapporteur ne souhaite pas que les rectorats soient de simples lieux d'application locale de schémas nationaux et préfère inverser la logique afin que d'authentiques stratégies académiques naissent et contribuent à dessiner, par agrégation, les contours de la stratégie nationale. Les risques de contradiction ou de désajustement entre les objectifs académiques et les priorités définies par le Parlement et le Gouvernement paraissent très faibles pour au moins trois raisons. Premièrement, les recteurs ne sont pas maîtres de leur dotation qui dépend de la loi de finances de l'année. Ensuite, la définition des cursus et des programmes demeure nationale. Enfin, la prégnance de la culture centralisatrice au sein de l'Éducation nationale tempère les velléités d'indépendance des recteurs, qui ont souvent eux-mêmes exercé des fonctions au sein des services de la rue de Grenelle ou du cabinet du ministre.
S'il est possible et même extrêmement souhaitable de faire confiance aux recteurs, dont notre mission a pu apprécier globalement la disponibilité, l'énergie et la lucidité, il conviendra d' éviter quelques écueils qui mineraient l'efficacité du mouvement stratégique de déconcentration pédagogique.
Il serait, tout d'abord, particulièrement contreproductif que les rectorats reproduisent à plus petite échelle le mode de gestion centralisé, uniformisé et verticalisé du ministère de l'Éducation nationale. Le système éducatif français n'a pas besoin que le pilote académique se comporte en « autocrate », pour reprendre le terme d'un recteur. Le fonctionnement interne des rectorats devrait être amélioré afin de pallier la tendance au cloisonnement et au morcellement des informations et des actions, que Mme Agnès Van Zanten a critiqué en des termes sévères : « Plus les rectorats sont grands, plus ils fonctionnent sur un mode bureaucratique classique, où le cloisonnement des services est de rigueur. Le nombre d'interlocuteurs par établissement scolaire est par conséquent très élevé et peu d'établissements ont une vision d'ensemble du fonctionnement global de cette institution. A l'inverse, aucun service, au sein même du rectorat, ne dispose d'une vision d'ensemble de la diversité des problèmes rencontrés au sein d'un même établissement scolaire. Les rectorats fonctionnent en effet encore selon un modèle taylorien et les fonctionnaires en poste ignorent jusqu'à la nature de l'activité de leurs voisins de bureaux. Une telle situation débouche sur une importante perte d'informations et sur une débauche de temps et d'énergie totalement dépourvue d'efficacité. » 26 ( * )
La déconcentration doit s'accompagner d'un renforcement du dialogue avec les établissements, les collectivités territoriales et les milieux socio-économiques. Cela serait sans doute facilité par l'association plus étroite des IA-DSDEN à l'élaboration de la politique académique, pour valoriser leur proximité avec les écoles et les établissements, d'une part, avec les élus, d'autre part. Pour l'instant, selon l'IGAENR, « la gestion des moyens d'enseignement du second degré et les capacités réelles de pilotage des IA-DSDEN sont des points forts de clivage entre académies, et notamment entre recteurs, clivage dans lequel la personnalité de ces derniers compte autant que la géographie des académies. » 27 ( * ) Les IA constituent des relais essentiels de la politique académique, dont la mission souhaite voir le rôle renforcé car ils peuvent en développer une version transversale et territorialisée, inaccessible aux services du rectorat.
Un autre écueil peut apparaître avec l'aggravation des disparités entre les académies en raison de politiques rectorales divergentes. Cela vaut non seulement pour des programmes, des expérimentations et des initiatives purement académiques mais aussi pour des politiques nationales appliquées très différemment. L'examen de la mise en oeuvre de la réforme du recrutement et de l'entrée en fonction des enseignants en fournit une excellente illustration. Ainsi, c'est surtout une impression de grande diversité interacadémique, qui se dégage sur cette question dans le rapport de l'IGAENR. 28 ( * ) Par exemple, dans le premier degré, une majorité d'académies ont affecté les stagiaires en brigade de remplacement, comme le recommandait une circulaire du 25 février 2010, mais Grenoble, Limoges, Nice, Paris et Strasbourg ont fait le choix de les affecter pour toute l'année scolaire sur une même école. 29 ( * ) De même, en matière de formation continue des stagiaires, on a pu constater qu'un tiers des académies avait mis en place dans le second degré des allégements de service pour les stagiaires, sur un jour de la semaine par exemple, pour permettre des formations continues filées. Certaines organisent, à l'inverse, des formations groupées sur trois ou quatre semaines consécutives, ce qui entraîne un besoin de suppléance qui n'a pas toujours été correctement anticipé, d'où d'importants problèmes de remplacement dans certaines disciplines pour ces académies. En outre, les compagnonnages de tuteurs varient entre 36 heures et 108 heures selon les académies, et les formations hors du temps de classe entre 60 heures et 160 heures. 30 ( * ) Parfois, la phase d'accueil des enseignants stagiaires par les inspecteurs est injustement décomptée de leur temps de formation continue.
Les divergences de politique académique sont la contrepartie inévitable d'une adéquation plus étroite aux problématiques des académies et d'une volonté d'innover des recteurs ; elles ne sont donc pas en elles-mêmes un symptôme de désagrégation ou de dénationalisation de l'éducation. Mais, toutes ne sont pas pour autant nécessairement justifiées. Certains écarts persistants de politique ne peuvent pas être toujours reliés à des spécificités académiques et pourraient empêcher une convergence relative vers de bonnes pratiques partagées. Aux yeux des membres de la mission, afin d'éviter tout risque d'accroissement incontrôlé des inégalités scolaires qui menacerait de fragmentation le système éducatif, le ministère doit impérativement agir comme le garant de l'équité sur l'ensemble du territoire national. Équité ne signifie pas égalité mais bien différenciation des moyens en fonction des besoins réels des élèves, ainsi que la mission le proposera par ailleurs. Le maintien de programmes, d'examens et de diplômes nationaux constitue en l'état un verrou suffisant pour écarter le spectre d'une divergence radicale, que votre rapporteur juge très peu plausible.
Voir une menace dans toute différence d'appréciation et d'action, c'est confondre l'unité avec l'uniformité, trait malheureusement encore trop prégnant de la culture française. À cette logique de défiance, la mission souhaite substituer une logique de confiance. Mais, pour cela, encore faudrait-il que les équipes demeurent stables et que leurs stratégies s'inscrivent dans la durée. Plus que les disparités interacadémiques, ce sont les changements de cap au sein d'une même académie à chaque changement de recteur qui doivent être évités. La trop grande fréquence des rotations de recteur d'une académie à l'autre paraît très nuisible car elle tend à bouleverser inutilement les orientations stratégiques et à diminuer drastiquement la cohérence intertemporelle des politiques menées. En outre, elle diminue leur capacité à nouer des partenariats pérennes avec les collectivités, ce qui peut expliquer certaines tensions récurrentes lors de la refonte de la carte des formations ou de la fermeture de classes. Tout recteur devrait, aux yeux de la mission, rester en poste au moins pour la durée complète d'un projet pluriannuel de performance, sauf raison impérieuse.
En outre, il faut établir des contreparties à l'autonomie stratégique et pédagogique renforcée des recteurs, c'est-à-dire construire des instruments d'évaluation et de régulation des politiques académiques. Pour l'instant, on ne rencontre qu'une autoévaluation sanctionnant les projets académiques ou, en cas de changement de recteur, l'évaluation par ce dernier des résultats de son prédécesseur. 31 ( * ) Même si l'autoévaluation est assurément nécessaire, sous peine de rendre caduque la démarche, cette situation n'est pas satisfaisante.
L'évaluation des performances de l'académie en fonction des objectifs et des indicateurs retenus dans le cadre de son projet pluriannuel pourrait être confiée conjointement à l'IGEN et à l'IGAENR . À l'issue d'une procédure contradictoire, au cours de laquelle les recteurs pourraient présenter leurs observations, les rapports seraient ensuite rendu publics dans un souci légitime de transparence . Les futurs projets académiques tiendraient compte des rapports d'évaluation des résultats atteints, de façon à instaurer un chaînage vertueux. La comparaison interacadémique en serait rendue plus aisée, de même que l'identification et la diffusion des bonnes pratiques. L'ensemble des partenaires de l'Éducation nationale disposeraient d'un document de référence pour apprécier les effets des politiques académiques, débattre de leurs évolutions possibles et adapter en conséquence leur propre action.
* 23 Réponse du recteur de l'académie de Lyon au questionnaire sénatorial, 18 avril 2011.
* 24 Réponse du recteur de l'académie de Versailles au questionnaire sénatorial, 15 avril 2011.
* 25 Audition du 28 février 2011.
* 26 Audition du 1 er février 2011.
* 27 IGAENR, La réorganisation des services académiques , Rapport n° 2009-045, Juillet 2009, p. 21.
* 28 IGAENR, Synthèse sur la préparation de la rentrée scolaire 2010 , Rapport n° 2010-095, Juillet 2010, p. 48.
* 29 Ibid., p. 45.
* 30 Ibid., p. 23.
* 31 Ibid., p. 33.