2. Audition de BRIGITTE DUMORTIER, géographe, professeur à l'Université Paris Sorbonne d'Abu Dhabi
La mégalopole émergente de la rive arabe du Golfe : un moyen d'être partie prenante dans l'économie régionale et la mondialisation
Les villes du Golfe, qui étaient à l'origine de grosses bourgades entre mer et désert, se sont développées très rapidement à la suite de l'exploitation des hydrocarbures à partir des années 1950 pour Koweït, dans la décennie suivante pour les Emirats arabes unis et plus tardivement pour le Qatar. Les villes de la côte arabe du Golfe, de Koweït à Ras el Khaïmah, ont connu en moins d'un demi-siècle une croissance démographique spectaculaire au profit des capitales (Abou Dhabi) et de leur périphérie (Doha et la municipalité limitrophe d'Al Rayan).
Population d'Abou Dhabi (E.A.U.) de 1960 à 2010
1960 |
25 000 |
1965 |
50 000 |
1971 |
100 000 |
1981 |
250 000 |
1995 |
400 000 |
2005 |
650 000 |
2010 |
900 000 |
2020 |
2 000 000 |
2030 |
3 000 000 |
Source : évaluations, recensements et prévisions
Population de Doha (Qatar) de 1970 à 2006
(c) B.
DUMORTIER, Ph. CADÈNE
La croissance des villes du Golfe est largement alimentée par l'immigration. Elles comptent jusqu'à 80 % d'étrangers que l'on retrouve à tous les niveaux de l'échelle sociale , assurant à la fois les travaux les moins qualifiés et les plus pénibles, mais occupant aussi des emplois hautement qualifiés. Si les travailleurs les moins qualifiés, notamment dans le bâtiment et les travaux publics, continuent souvent à s'entasser dans des conditions indignes, certaines villes commencent à prendre en compte la question du logement des plus démunis. Ainsi, à Abou Dhabi, une cité aux normes de confort décentes, Workers Village , a été construite, mais en dehors de la ville. L'augmentation de la population, dans ces États où le taux d'urbanisation dépasse 90 %, se traduit par une croissance spatiale à la fois horizontale et verticale des villes.
(c) B. DUMORTIER, Ph. CADÈNE
Dans ce milieu aride, sans villages ou quartiers préexistants, sans entraves juridiques, ni limitations financières, on assiste à un étalement urbain le long du littoral au point que désormais certaines villes se rejoignent pour former des conurbations millionnaires (Dharan/Dammam/Al Khobar sur la façade orientale de l'Arabie Saoudite ; Doubaï/Charjah/Adjman aux Emirats arabes unis). Compte tenu des liaisons et des échanges entre les villes qui jalonnent la côte, renforcés par une intégration croissante des réseaux dans le cadre du Conseil de Coopération du Golfe et le projet de ligne à grande vitesse entre les principales villes, on peut avancer l'hypothèse d'une mégalopole émergente dont le centre serait Abou Dhabi et Doubaï. Les deux villes sont en passe de former une agglomération linéaire qui s'étend déjà sur près de 100 kilomètres où subsistent seulement de courtes interruptions du bâti. Doubaï a su profiter de l'afflux d'hommes d'affaires libanais fuyant la guerre civile au Liban ou d'Iraniens venus s'installer après la révolution islamique. Toutes ces villes ont aussi profité de la proximité de réservoirs de main d'oeuvre bon marché en Asie du Sud et du Sud-est. La qualité des infrastructures, les mesures pour attirer les investissements et les compétences, les aménités urbaines ont conduit des entreprises occidentales (ex. AFP ou L'Oréal pour citer deux exemples français) à transférer leur siège pour le Moyen-Orient de Beyrouth ou du Caire vers les zones franches de Doubaï.
Contrairement à une idée reçue, les villes du Golfe ne vivent pas uniquement de la rente pétrolière. Elles diversifient leur économie dans le cadre de stratégies post-pétrolières, misant sur le commerce maritime, largement tourné sur l'Asie, sur le reconditionnement des produits importés avant leur réexportation, sur la finance, sur les technologies de l'information et de la communication, sur le tourisme international, mais aussi sur des industries liées au pétrole (raffinage, pétrochimie) ou à forte consommation énergétique (aluminium). Abou Dhabi, qui a encore un siècle de réserves pétrolières et dispose du fonds souverain le plus riche au monde, peut engager des politiques à long terme avec une base financière, tandis que Doubaï au pétrole pratiquement tari a des stratégies plus hardies, mais plus risquées.
La gouvernance de ces villes relève de formes traditionnelles paternalistes de pouvoir autour de la personne des émirs qui se sont entourés de conseillers et d'experts étrangers . C'est ainsi qu'Abou Dhabi a recruté des urbanistes de différentes nationalités, notamment nord-américains dont des Canadiens de Toronto, pour établir son master plan en liaison avec une politique de diversification économique à horizon 2030. Un organisme puissant, l' Urban Planning Council , a été mis en place, à côté de la Municipalité, pour mettre en oeuvre une politique d'aménagement et de développement urbains. Doubaï qui a tendance à juxtaposer les projets immobiliers vient de subir une crise sévère à la suite de l'explosion d'une bulle spéculative sur l'immobilier ayant entraîné une crise bancaire . La mise en place d'un marché hypothécaire a favorisé des opérations menant à une offre surabondante de logements et de bureaux peu adaptés à la demande et finalement à une chute des loyers et du prix de l'immobilier conduisant à l'arrêt de nombreux projets.
Sous l'influence de bureaux d'études occidentaux, les plans d'urbanisme s'appuient sur un zonage incluant des espaces de type mixte immeubles résidentiels/immeubles de bureaux et sur une forme de polycentrisme. Mais la mixité sociale n'est pas une préoccupation et l'on s'achemine plutôt vers un urbanisme ségrégatif. Les réformes foncières qui ont remplacé la propriété coutumière collective du sol par des possibilités d'accès à la propriété privée, y compris pour les étrangers, ont favorisé la multiplication de programmes immobiliers haut de gamme, souvent sur le modèle des gated communities , fermées et sécurisées.
D'une manière générale, la corruption est rare dans les villes du Golfe qui s'emploient sous l'impulsion d'agences de l'ONU à mettre en place de bonnes pratiques, alors que les tentatives pour limiter les effets de la corruption dans les villes du Maghreb et du Proche-Orient sont restées symboliques. La lutte contre la corruption a d'ailleurs été un des thèmes mobilisateurs du Printemps arabe en Egypte et en Tunisie. Par ailleurs, les mégapoles du Maghreb et du Proche-Orient sont fragilisées par les inégalités d'accès à l'éducation, à l'emploi ou à l'eau. Le communautarisme est une autre menace qui pèse par exemple sur Beyrouth, ville de 2 à 3 millions d'habitants. La ségrégation ethnique et religieuse est un facteur de déstabilisation pour cette ville comme pour Bassora en Irak. Dans le Golfe, ce sont les questions sociales et environnementales qui doivent être abordées en priorité : durabilité, transition énergétique, transports en commun, logement des pauvres, législation du travail, statut des étrangers...
Les villes du Golfe continuent toutes à croître avec l'encouragement des gouvernants. Ceux-ci y voient un moyen d'être partie prenante dans la mondialisation et dans l'économie d'archipel mettant en réseau les très grandes villes, mais aussi de créer un marché local important . D'autres capitales de la région, au poids démographique plus important continuent de se développer, comme Damas avec 5 millions d'habitants. Mais la plus grande ville du Moyen-Orient, avec Le Caire et Istanbul, est Téhéran avec 15 millions d'habitants. Contrairement au Caire, où l'habitat précaire est très répandu, il n'y a pas de bidonvilles à Téhéran. En effet, les populations des banlieues défavorisées, qui ont participé à la révolution de 1979, ont obtenu, du fait de cette participation, des avantages en retour comme la régularisation des constructions irrégulières, la création d'un cadastre, la mise en place d'infrastructures de transport et de réseaux, la construction de logements....
Les villes du Golfe, qui ne sont ni des villes arabo-musulmanes, ni des villes à l'américaine, un nouveau modèle urbain en devenir, ne seraient-elles pas des laboratoires des villes du futur par-delà les spécificités de chacune d'elles ?