2. PIRACICABA : the city as a growth machine159 ( * ) ? Une ville moyenne brésilienne devenue la capitale mondiale de l'éthanol160 ( * )
Située à 164 kilomètres de São Paulo la ville de Piracicaba est devenue un des moteurs économiques du Brésil. Capitale de l'éthanol, cette ville de 365 000 habitants connaît depuis les années 1990 une forte croissance économique, dont l'impact sur la forme de la ville est considérable : la ville se fragmente spatialement et socialement. Alors que la pression foncière se fait de plus en plus forte, stimulée par l'économie de l'éthanol, le coeur de la ville reste mité par de larges « vides urbains » spéculatifs, et les périphéries se ghettoïsent entre l'édification de Gated Communities pour les riches et l'extension des favelas pour les plus démunis.
Afin de comprendre le « projet d'avenir » pour la ville qui a été construit durant cet âge d'or de l'éthanol par le pouvoir municipal, il convient d'analyser les rôles endossés par les principaux acteurs de la ville (élus, fonctionnaires, entrepreneurs et des leaders sociaux) dans la fabrication de la ville comme « capitale mondiale de l'éthanol ». Piracicaba peut être vu comme un « growth machine » dont la gouvernance repose sur une coalition d'acteurs aux intérêts différents (élus, promoteurs, propriétaires, syndicats, industriels de l'éthanol) mais poursuivant le même objectif de croissance.
Le miracle piracicaba : un développement économique fulgurant 161 ( * )
Très touchée par les impacts de la crise économique dans les années 1980 et par les coupures budgétaires des années 1990, la ville de Piracicaba se trouvait à la fin des années 1990 dans une situation délicate. La croissance du chômage et la montée spectaculaire de la violence se posaient comme deux défis majeurs pour les décideurs publics. Au début du nouveau millénaire, l'émergence du concept de développement durable a changé la donne. La revalorisation des biocarburants comme une alternative aux carburants dérivés du pétrole a ouvert une fenêtre d'opportunité pour Piracicaba, qui a fait de l'économie de l'éthanol sa raison d'être.
Piracicaba dans l'Etat de Sao Paulo (Région du Sud-Est)
Le titre de capitale de l'éthanol n'est pas anodin. Piracicaba est l'un des plus grands pôles de production de sucre du Brésil et possède le plus grand centre de recherche et développement en biocarburants du pays. Avec 45,46% du territoire municipal (soit 62 978 hectares) occupé par la culture de canne à sucre, Piracicaba est la 7ème ville productrice de canne à sucre au Brésil, matière première de l'éthanol, et abrite la plus grande compagnie d'éthanol au monde, la COSAN, ainsi que le Pôle National de Biocarburants, situé dans l'Ecole Supérieure d'Agriculture Luiz de Queiroz de l'Université de São Paulo. La ville accueille également le Centre de Technologie de la Canne et l'Arrangement Productif Local d'Alcool (l'équivalent d'un pôle de compétitivité français).
Poussé par la filière de l'éthanol, le secteur industriel s'est beaucoup développé à Piracicaba. La ville accueille aujourd'hui le plus grand parc métallurgique du pays, devenant ainsi la 9ème ville exportatrice du Brésil en 2006. Ce dynamisme économique a aussi attiré les entreprises de la région métropolitaine de São Paulo, désireuses de quitter la mégalopole dans l'objectif de réduire leurs coûts de production.
En raison de ce développement fulgurant du marché de l'éthanol et de la relocalisation des entreprises métropolitaines, la ville a connu une croissance économique spectaculaire. Entre 2002 et 2006, son PIB a augmenté de 63%, atteignant plus de 2 milliards d'euros. Ce qui n'est pas sans conséquence sur le marché de l'emploi : le nombre d'employés a augmenté de 58% entre 2000 et 2007. Les prévisions pour l'avenir sont toujours optimistes, notamment pour le secteur industriel. L'IBGE estime qu'en 2015, en raison du développement du marché de l'éthanol, la part du secteur industriel dans le PIB passera de 36,51% à 68,2%.
Le développement économique de la ville n'est pourtant pas sans conséquence sur sa morphologie urbaine. Le manque de main-d'oeuvre locale de qualité 162 ( * ) et la croissance des offres d'emplois qualifiés attirent également une nouvelle population, notamment les cadres et catégories supérieures qui fuient le rythme frénétique et le chaos urbain de São Paulo. Cet afflux de ménages plus aisés en quête d'une meilleure qualité de vie a fait exploser le prix du marché immobilier : jusqu'à plus de 200% dans certaines zones de la ville. Par conséquent, Piracicaba s'étale et la ségrégation urbaine devient beaucoup plus prégnante.
Mais une ville qui s'étale et se fragmente
Selon les estimations du SEADE, la population de Piracicaba a augmenté d'environ 1,2% de 2008 à 2009. En 2009 la ville a eu 4.488 nouveaux habitants. Une analyse cartographique de Piracicaba durant ces dernières années permet de mettre à jour une dynamique urbaine marquée par une fragmentation sociale croissante. Alors que les zones centrales de la ville, où se situe la population traditionnelle à haut revenu, tendent à se dépeupler, les zones périphériques qui accueillent la population à bas revenu et la nouvelle population aisée ne cessent de s'étaler.
Dans les zones centrales, où plus de 50% des ménages ont un revenu supérieur à dix salaires minimum, la diminution de la population (-5,38 % entre 2000 et 2001163 ( * )) est liée à la forte spéculation immobilière. En 2000, le taux d'inoccupation des logements centraux (17,6 %) était déjà plus que dans d'autres régions de la ville, et ce chiffre tend à augmenter, car le prix de l'immobilier dans ces zones s'est égalisé au prix immobilier des grandes métropoles comme Campinas et São Paulo. A cela s'ajoute le problème des « vides-urbains », des terrains vagues bien localisés qui sont l'objet d'une forte spéculation foncière. Dans le quartier résidentiel Nova Piracicaba, on peut apercevoir des terrains vierges à perte de vue. Curieusement, le plus grand « vide urbain » dans les zones centrales appartient à l'une des familles les plus riches de la ville, qui se targue de ses projets philanthropiques en faveur des exclus et défavorisés.
Ne pouvant pas accéder au noyau de la ville, qui offre les meilleures infrastructures urbaines et un plus grand accès aux services, les plus pauvres sont amenés à occuper les zones périphériques ; et cela bien souvent dans des conditions précaires et illégales. En 2003, l'IPPLAP comptait 42 noyaux de favelas, pour un total d'à peu près 10.400 habitants. La majorité de cet habitat insalubre et informel s'étend au nord-ouest et au sud de la ville. Ces zones ont été marquées par une très forte croissance démographique au début des années 2000 (+ 25% à + 35%). Coïncidence malheureuse, ce sont les zones qui concentrent la plupart des cours d'eaux et des forêts ciliaires de la région.
Les zones périphériques au Nord et à l'Est de la ville ont aussi connu une croissance démographique, même si celle-ci est de moindre ampleur. Des nouveaux quartiers résidentiels apparaissent toujours plus loin du centre, prenant de plus en plus la forme de gated communities. Les projets ne manquent pas. Parmi eux, celui du promoteur immobilier Alphaville (voir encadré) dont la spécialité consiste à construire des prestigieuses villes privées, localisées à l'extrême nord de Piracicaba.
La croissance économique et l'explosion du prix du marché immobilier ont favorisé l'étalement urbain, augmentant par là les besoins de se déplacer. L'utilisation de la voiture privée a augmenté de manière vertigineuse ces dernières années. En 2009, Piracicaba compte plus de 6000 nouvelles voitures pour seulement 4500 nouveaux habitants. La congestion des principales artères de circulation routière aux heures de pointe est étonnante pour une ville de taille moyenne.
L'étalement urbain a également allongé les temps de trajet pour les transports collectifs (la vitesse commerciale des bus a diminué d'un tiers) et a entrainé une surprenante augmentation de la tarification (de + 130 % entre 2000 et 2009). Le prix d'un aller-retour à plus de 1,7 euro rend le déplacement en transport collectif inaccessible aux populations à bas revenu. Dès lors le principal moyen de déplacement des familles qui vivent avec moins de 540 euros par mois - et qui habitent dans les quartiers les plus isolés - demeure encore la marche à pied ou le covoiturage en motocyclettes privées.
Par ailleurs, cet étalement, conjugué à une relégation croissante de certaines populations, a aussi des conséquences sécuritaires. Dans l'un des pays le plus inégalitaires au monde, la ségrégation urbaine va de pair avec la montée de la violence. Malgré la diminution de 52 % des homicides volontaires et de 12,4% des vols sans violence, les cas de vols avec violence et des vols de voitures ont augmenté respectivement de 50,6% et 83 % entre 2000 et 2008 à Piracicaba. Au total, on y a constaté une évolution de 8,4% des délits registrés par la police durant cette période.
La corrélation statistique entre l'exclusion sociale et la violence est devenue presque un truisme dans le domaine des Sciences Sociales. Mais la ségrégation urbaine et la montée de la violence ont aussi des incidences sur la morphologie même de la ville. La montée du sentiment d'insécurité a conduit les habitants à adopter des stratégies de repli pour auto-garantir la protection de leurs foyers. Le développement de complexes immobiliers enclos et gardés par une milice privée en est le trait le plus visible. Mais l'installation de clôtures électriques et de systèmes d'alarmes se développe également de plus en plus au sein des résidences de la classe moyenne. Au niveau du cadre bâti urbain, les rues se voient gagnées par le caractère oppressif d'enceintes toujours plus hautes, de caméras, de barbelés et de guérites. Une « urbanité paranoïaque » émerge à Piracicaba.
Le projet d'avenir : un technopôle de rang mondial
Avec la crise énergétique et l'augmentation du prix du pétrole, le biocarburant s'avère être une alternative viable aux énergies fossiles, tant et si bien que le gouvernement fédéral brésilien fait de l'éthanol l'un des bastions de sa politique nationale et internationale. Conscient de cet enjeu, Piracicaba entend utiliser ces avantages comparatifs pour s'affirmer en tant que pôle mondial de recherche et développement en biocarburants. L'arrivée d'entreprises internationales est devenu un objectif prioritaire des pouvoirs publics, à l'image des démarches entreprises par la municipalité pour attirer le groupe californien AMYRIS qui développe le biodiesel à partir de la canne à sucre. Les principales entreprises locales misent aussi sur le développement de nouveaux équipements industriels liés au marché de l'éthanol.
Mais le principal défi de l'économie de l'éthanol concerne ses impacts environnementaux et sociaux : la pratique polluante du brûlis et l'exploitation des bóias-frias, les cueilleurs de canne 164 ( * ) . Afin de rendre l'économie de l'éthanol plus responsable, la ville de Piracicaba et ses principaux acteurs économiques se sont engagés 165 ( * ) à mécaniser la récolte de la canne pour 2014 en vu d'abolir ces pratiques archaïques d'exploitation de la main d'oeuvre agraire.
La volonté de diversifier l'activité industrielle est aussi devenue un des objectifs des acteurs locaux pour le développement futur de la ville. Piracicaba prétend devenir l'un des principaux pôles pour l'industrie automobile au Brésil. L'arrivée de Hyundai en 2011 doit venir revigorer le parc d'entreprises métallurgiques et stimuler la création d'entreprises sous-traitantes.
Pour une occupation durable des sols
Pour faire face à la pression immobilière exercée par le boom économique, l'agence d'urbanisme de Piracicaba (IPPLAP) envisage de mieux règlementer l'occupation des sols. Cet enjeu s'avère d'autant plus important au regard des projections qui font de Piracicaba une ville intégrée à la mégalopole de São Paulo-Campinas en 2050. Alors que le Schéma Directeur de la ville prescrit aujourd'hui de contenir l'extension du périmètre urbain et de geler toute nouvelle construction en dehors de celui-ci, la pression exercée par l'implantation de nouvelles industries et par l'arrivée de nouveaux travailleurs posent à la municipalité la question du périmètre idéal à adopter.
En tout cas, l'IPPLAP a déjà une vision claire sur la façon dont devra s'opérer l'occupation « durable » du sol piracicabano en gelant le périmètre afin de favoriser l'occupation des « vides-urbains », tout en combinant l'horizontalité et la verticalité du bâti de façon à chercher une occupation plus optimale et plus fonctionnelle du sol. L'objectif affiché est de rendre la ville existante « plus intense », en luttant contre l'étalement urbain, mais sans pour autant stimuler sa « verticalisation » et une « super-densification ». Pour ce faire, l'IPPLAP envisage de jouer sur le coefficient d'occupation du sol afin de densifier le centre-ville et de contrôler la hauteur des nouveaux immeubles. L'IPPLAP souhaite également que la taxe foncière progressive (cf.infra) soit mise en place de sorte que les autorités publiques puissent contrer la spéculation foncière des « vides-urbains ».
Vers une ville connectée et fluide ?
Le transport des marchandises est un enjeu central pour une ville qui dépend des exportations. Afin de réduire le coût de transport des marchandises, les acteurs locaux envisagent la construction d'une plateforme multimodale alliant le transport routier, le ferroviaire et le fluvial. Ce circuit pourrait connecter le bassin du fleuve Piracicaba au bassin du fleuve Tietê, à celui du Paraná, et par conséquent à celui du del Plata, en Argentine et en Uruguay. La construction d'une voie ferrée liant cette plateforme au port de Santos baissera significativement le coût d'exportations des produits piracicabanos. Ce faisant, Piracicaba pourra s'affirmer comme l'un des pôles logistiques de transport de marchandises le plus important du centre-sud brésilien et du Mercosur.
Quant aux transports collectifs, la mairie a récemment mis en oeuvre un plan de mobilité routière, en partenariat avec la Banque Mondiale, afin de fluidifier les flux de véhicules dans la ville et surtout de faciliter le déplacement des bus publics. La place du bus collectif à Piracicaba est cruciale car il est le seul moyen de transport collectif dans la ville. Néanmoins, il jouit d'une très mauvaise réputation au sein des populations plus aisées, qui utilisent davantage la voiture. La qualité du service doit donc être améliorée afin de rendre attractif l'usage de ce moyen de transport pour toutes les populations. Les bus du futur sont annoncés plus confortables, plus rapides, avec des dessertes plus régulières et un maximum de parcours en sites propres.
Un modèle de développement soutenable ? Quel avenir pour l'économie de l'éthanol ?
Depuis le début des années 2000, les biocarburants sont régulièrement placés au devant de la scène médiatique et s'affirment comme l'une des solutions envisageables pour faire face à la future crise énergétique. Avec la mécanisation totale de la récolte, prévue pour 2014 grâce au décret de l'Etat de São Paulo et au volontarisme de Piracicaba, la pratique du brûlis et l'exploitation archaïque du travail des bóias-frias prendront peut-être fin. Mais malgré le discours optimiste qui entoure l'avenir de l'économie de l'éthanol, il est pertinent de se poser certaines questions cruciales pour l'avenir de Piracicaba.
Tout d'abord, on peut s'interroger sur l'avenir de la population des bóias-frias suite à la mécanisation de la culture de la canne. N'ayant aucune qualification professionnelle, comment cette population pourrait se réintégrer à la vie économique de la ville ? Ne pouvant plus compter sur les logements offerts par les usines de canne, ces travailleurs seront-ils menés à occuper les zones illégales de préservation environnementale à la périphérie de la ville et à venir gonfler le flot croissant d'habitants des favelas ?
Deuxièmement, avec l'expansion de l'agrobusiness, on se demande quelle place serait réservée aux petits agriculteurs de canne à sucre. Auront-ils le moyen et l'appui des pouvoirs publics pour accéder aux nouvelles machines de récolte ? De plus, l'expansion de la culture de la canne ne risquerait-elle pas de menacer l'équilibre écologique et la biodiversité, en s'étalant sur des zones naturelles sensibles et en remplaçant peu à peu la culture de grains, de légumes et les pâtures ? Pourra-t-on compter sur la loi de l'offre et de la demande pour garantir la rentabilité de la production d'aliments à l'échelle municipale sur les champs d'éthanol, comme le croit la municipalité de Piracicaba ?
La difficile régulation des « vides urbains »
La question de l'occupation du sol à Piracicaba fait l'objet de différentes interprétations et soulève aujourd'hui une très forte tension politique entre l'IPPLAP et le pouvoir municipal de Piracicaba. Le schéma directeur de développement de Piracicaba avait prescrit le gel du périmètre urbain afin d'encourager l'occupation des « vides-urbains », de lutter contre l'étalement urbain, de réduire l'impact environnemental sur les terres agricoles, de faire face à la spéculation immobilière et ainsi promouvoir une occupation durable du sol piracicabano.
Pour le pouvoir municipal, le gel du périmètre s'est révélé être une initiative à double tranchant. Avec le boom économique et l'arrivée de nouvelles populations, la demande en terrains a augmenté radicalement, alors que l'offre demeurait gelée. Au nom de la promotion du développement durable, le gel du périmètre aurait fini par transformer Piracicaba en une « ville de riches » bordée de favelas. La pression foncière a entraîné une hausse des prix telle qu'il est devenu impossible pour la municipalité de construire de l'habitat bon marché dans les zones les plus centrales de la ville. Le dégel du périmètre serait donc le seul choix pour faire face à la spéculation immobilière et pour rendre la ville plus accessible aux pauvres.
Même si l'IPPLAP admet l'existence de cette pression foncière, l'institution refuse de considérer le gel du périmètre comme l'unique cause de l'inflation immobilière. Le problème résiderait plutôt dans le fait que le plan directeur n'ait pas pris en compte les conséquences du boom économique. Depuis la proposition du gel, le périmètre a été changé à maintes reprises. Entre 2003 et 2009, le périmètre est passé de 16 300 ha à 17 950 ha. Cette augmentation est due au fort lobbying des nouvelles entreprises, de certains propriétaires fonciers et des promoteurs désireux de s'enrichir avec l'urbanisation des espaces ruraux. On constate que ce zonage a été modifié de façon ad hoc, en intégrant les intérêts des propriétaires fonciers et des nouvelles entreprises, et en ignorant les prescriptions du schéma directeur.
Soumis aux intérêts particuliers, le gel du périmètre s'est avéré être une politique inefficace en vue d'assurer une occupation durable et équitable des sols. Néanmoins, d'autres instruments existent. Prescrite par le « Statut des Villes 166 ( * ) », la taxe foncière progressive peut être un outil efficace pour lutter contre les « vides-urbains » et faire face à la spéculation foncière. Cette taxe menace la rentabilité des terrains inoccupés sur lesquels les propriétaires spéculent, les obligeant à les utiliser ou à les revendre. Cependant, malgré la recommandation des autorités fédérales et l'efficacité déjà prouvée de ce modèle de taxation, la taxe n'est toujours pas appliquée à Piracicaba (contrairement à Santo André, une autre ville de la région métropolitaine de São Paulo) soulignant le poids de certains grands propriétaires dans les politiques municipales.
Fragmentation spatiale, fragmentation sociale
Pour Gilberto Freyre 167 ( * ) , l'exclusion territoriale est une des principales caractéristiques du processus d'urbanisation au Brésil. Elle reproduit et cristallise dans l'espace la structure sociale inégalitaire qui remonte au passé colonial brésilien. Alors que les plus riches se sont installés dans les quartiers urbanisés, les anciens esclaves, laissés à leur sort après l'abolition de l'esclavage en 1888, se sont installés sur les terrains illégaux, à la périphérie des villes brésiliennes.
L'existence des favelas à la périphérie de la ville tout comme l'expansion des gated communities représente la version contemporaine d'une structure socio-territoriale coloniale encore bien vivante. Ces poches de pauvreté et de richesse révèlent l'existence de mécanismes sociaux puissants qui accentuent la ségrégation et l'isolement de populations socialement homogènes. L'objectif de mixité sociale est aujourd'hui complètement absent de l'agenda politique de Piracicaba, et cette ségrégation sociale semble avoir été acceptée par l'ensemble des acteurs et par les habitants eux-mêmes comme un état de fait.
La politique de l'habitat de l'Entreprise Municipale de Développement de l'Habitat a toujours poussé les plus pauvres à la périphérie de la ville faute de moyens pour mener de véritables politiques d'acquisition dans le centre. Le Maire, quant à lui, justifie l'absence de politique visant à produire de la mixité sociale en rejetant la faute sur le prix du sol des zones centrales qui rend impossible la construction d'habitat pour des populations plus modestes. On maintient là, selon l'IPPLAP, une logique qui n'a guère évolué depuis les années 1970 et le régime dictatorial brésilien en matière de logement. En construisant de l'habitat collectif de plus en plus loin du centre ville, les autorités publiques alimentent les mécanismes de ségrégation urbaine. La construction du quartier populaire « Jardim Gilda », pilotée actuellement par la ville, à l'extrême nord-ouest de la ville en est un exemple marquant.
Face à cette ségrégation grandissante, il ne reste que l'attitude solitaire - et révolutionnaire - de quelques-uns qui, en occupant illégalement et timidement les « vides-urbains » centraux, revendiquent silencieusement leur droit à la ville.
La croissance économique est donc loin d'être le seul facteur important pour un développement durable et solitaire de la ville. L'implantation de nouvelles industries et l'arrivée d'une population plus aisée ont créé une forte pression sur un espace urbain déjà fragmenté. Piracicaba s'étale et devient une « ville de riches ». Le centre-ville se vide et des gated communities et favelas se développent en périphérie. Un « urbanisme paranoïaque », basé sur la culture de la peur et de l'exclusion sociale guide donc le développement de cette ville pourtant en plein essor économique et souvent présentée par les médias comme un exemple à suivre et à valoriser.
Même si les outils juridiques permettant aux pouvoirs publics de contrôler l'occupation du sol urbain et de favoriser une certaine mixité sociale existent, le développement économique prend le pas sur les objectifs de diminution des inégalités sociales. Dans une compétition entre villes devenue mondiale, la municipalité de Piracicaba continue de fabriquer de la ville attractive pour les investisseurs, et cela au détriment d'une grande partie des habitants.
Même si l'économie de l'éthanol repose sur des fondements encore incertains, la « growth machine » est en marche, alimentée par les intérêts des propriétaires fonciers et des acteurs de l'industrie de l'éthanol. Economiquement moderne mais socialement fragmentée, Piracicaba va continuer à se développer en renforçant les mécanismes d'exclusion territoriale. L'avenir de Piracicaba et des villes brésiliennes renvoie au fond à une question éminemment politique qui conditionne les politiques urbaines mises en oeuvre : que veut-on faire de la ville ? Une « polis » - une communauté de valeur - ou plutôt une « industrie urbaine » - un arrangement pour la valeur ?
Pierre-Emmanuel Becherand
Bibliographie
- ROBERT MOLOTCH, « The city as a growth machine» , 1976
- FREYRE, G. SOBRADOS E MUCAMBOS. « São Paulo : Global ,» 2004 (1936).
* 159 Ce titre fait référence au célèbre article de sociologie urbaine de Robert Molotch (« The city as a growth machine », 1976) où la ville est analysée comme une « machine » reposant sur une coalition d'acteurs poursuivant des intérêts spécifiques (promoteurs, élus, associations, syndicats, etc.) mais ayant pour même objectif le maintien de la croissance (qu'elle soit économique ou démographique) devant tous les autres objectifs. Dans cet objectif la ville doit être étudiée en termes d'organisation, de lobbying, de conflits d'intérêts, et de manipulations des différents acteurs pour s'unir autour de cet objectif commun.
* 160 Cet article repose sur une étude menée par Maurício Fontanetti Aguiar, urbaniste brésilien originaire de Piracicaba, dans le cadre des travaux sur les villes du Sud conduits par l'ONG « Urbanistes du Monde ». Maurizio Fontanetti Aguiar est aujourd'hui consultant en évaluation des politiques publiques à Lille Métropole.
* 161 Entretiens réalisés en 2010 par Maurizio Fontanetti Aguiar à Picacicabia
- M. Barjas Negri : Maire de Piracicaba.
- M. Estevam Otero : Chef du département des projets spéciaux (IPPLAP).
- M. João Carlos Maranha : Secrétaire exécutif (Piracicaba 2010), Ex-Directeur industriel (Caterpillar Brasil), Secrétaire-adjoint (Secrétariat de développement de l'Etat de São Paulo).
- Mme Ligia Duarte : Architecte (Secrétariat du Tourisme) ; Ex-chef du département d'usage et occupation du sol (IPPLAP).
- M. Paulo Afonso Arruda : Gérant de Projets (Piracicaba 2010).
- M. Sérgio Hornink : Secrétaire technique (Piracicaba 2010), Technologue et Agent de contrôle de pollution (CETESB).
- Mme Sílvia Maria Morales : Ex-Ingénieur-Civil (Entreprise municipale de développement de l'habitat), Directrice de Planification de Logement (Mairie de Diadema).
Sources
Companhia de Tecnologia de Saneamento Ambiental
Cooperativa dos Plantadores de Cana do Estado de São Paulo
Departamento Regional de Saúde de Piracicaba
Federação dos Empregados Rurais Salariados do Estado de São Paulo
Fundação Sistema Estadual de Análise de Dados
Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística
Instituto de Pesquisas e Estudos Florestais (IPEF)
Atlas Rural de Piracicaba, 2006
Instituto de Pesquisas e Planejamento Urbano de Piracicaba (IPPLAP)
Plan Directeur de Développement Durable Piracicaba 2010
Prefeitura do Município de Piracicaba
Service National d'Apprentissage Commerciale de l'Etat de São Paulo (SENAC-SP)
* 162 En 2006, 55% de la population piracicabana de plus de 25 ans a au maximum 8 ans d'études scolaires.
* 163 Bien que les données disponibles ne correspondent qu'aux années 2000-2001, ces évolutions tendent à se confirmer pour les années à venir selon les spécialistes.
* 164 Les « effets pervers » de la culture de la canne à sucre sont marquants. La pratique du brûlis, qui facilite la cueillette manuelle de la canne à sucre, élève la concentration d'ozone et d'autres gaz à effet de serre dans l'atmosphère en rendant l'air de Piracicaba plus pollué que la moyenne de l'Etat de São Paulo dont l'air est déjà très pollué. En outre, la pratique du brûlis est la cause des précipitations de cendres durant les mois d'hiver, les plus sèches. L'exploitation des bóias-frias est tout aussi polémique. La faible rémunération, la charge de travail intense et le taux élevé de mortalité des cueilleurs de canne à sucre traduisent la précarité des conditions de travail dans ce domaine.
* 165 Suite au décret 47.700 de l'Etat de São Paulo, qui prescrit l'abolition de la pratique du brûlis en 2030.
* 166 Loi fédérale établissant des normes d'ordre public et d'intérêt social qui régulent l'usage de la propriété urbaine au nom du bien commun, de la sécurité et du bien-être des citoyens ainsi que de l'équilibre environnemental.
* 167 Freyre, G. Sobrados e Mucambos. São Paulo : Global, 2004 (1936).