7. LE CAIRE : quand la ville s'étend dans le désert

Déjà au XVIIIème siècle, le Caire était une ville polycentrique qui comptait environ 260 000 habitants. La ville poursuit son développement spatial aux XIXe et au XXe siècle. Avec les premiers ponts sur le Nil, dès les années 1950, l'urbanisation gagne la rive gauche. En un siècle, la taille du Caire a été multipliée par dix huit, passant de 600 000 à 11 millions d'habitants. La population urbanisée en dehors de la capitale a été multipliée par 22, passant de 1,4 à 30,5 millions d'habitants. Entre 1885 et 1890, au tout début de l'époque du protectorat, 30 villes égyptiennes ont été dotées de plans d'aménagement 104 ( * ) . Dès la fin du XIXe siècle, le Caire entame un processus de modernisation et se dote, dès les années 50, des outils de planification urbaine tels que des schémas directeurs.

Jusqu'aux années 1919, la population du Caire était relativement stable et ne représentait que 5% de la population totale de l'Égypte. Elle a été multipliée par quatre en 80 ans pour représenter 19,3% de la population totale en 1986 105 ( * ) . Cette croissance démographique s'est faite grâce au développement des industries et des services au détriment des activités agricoles. Cette tendance a également renforcé l'urbanisation à partir des années 1940. L'exode rural qui a accompagné le développement des services a alimenté les grandes métropoles avec la création d'emplois précaires et de l'auto-emploi. Entre 1937 et 1947 la population des gouvernorats urbains du Caire, d'Alexandrie et des trois villes du Canal, augmentent de 52 % alors que dans les autres provinces, le gain n'est que de 14 %. L'exacerbation des tensions en milieu rural va accélérer l'exode vers la capitale, qui double sa population en dix ans (1 300 000 en 1937, 2 800 000 en 1947).

En 1949 le Caire est doté d'une municipalité. La forme urbaine s'est complètement modifiée suite aux migrations massives vers la ville. Avec la fin de la monarchie et le coup d'état des Officier libres en 1953 mené principalement par Nasser, la capitale égyptienne se libère, après 70ans, de l'administration coloniale et commence à avoir un nouveau rôle pour une république qui souhaite dorénavant avoir un projet de société avec un appareil d'État centralisé et la concentration des moyens de productions dans la capitale. Suivant les slogans de la révolution, la planification établie misait à contrôler des loyers et a mis en place de vastes projets de logements sociaux pour les couches pauvres et les travailleurs. Les années 50 connaissaient une forte croissance de la population qui dépasse celle du logement donnant naissance à l'habitat informel et précaire. Le premier schéma directeur a vu le jour en 1956 avec l'objectif premier d'intégrer la région métropolitaine. Il propose également la constitution au sud du Caire d'un conglomérat industriel dont la mise en place dure pendant 10 ans. Néanmoins, suite à la guerre avec Israël en 1967, une grande partie des investissements a été absorbé et la croissance urbaine s'est ralentie.

Une nouvelle politique de « porte ouverte » a été mise en place dès 1970 par le gouvernement de Sadat dans le but d'attirer les investissements étrangers. Les idées de cette politique seront reprises dans deux schémas postérieurs de 1974 et 1982. Un boulevard périphérique s'est constitué autour de la ville marquant les limites de la ville avec l'idée du report de la croissance sur les plateaux désertiques. La population du Caire dépasse dès 1968 les 5 millions d'habitants.

Ainsi, la décennie 70 se caractérise par le sous-équipement en infrastructures, l'émergence des logements précaires et la saturation des moyens de transports. Entre 1972 et 1978, l'agglomération métropolitaine s'étend de plus de 3,5 % par an, puis de 1,5 % de 1978 à 1986 et encore de 1 % jusqu'en 1994 106 ( * ) . Une dynamique de construction davantage portée par le secteur privé prend le relais selon la politique d'industrialisation des années 1960. Les taux de croissance du nombre de logements, plus importants que ceux de l'aire agglomérée, reflètent la forme urbaine dominante qui s'imposera à partir des années 1970 caractérisée par la densification par bourrage et verticalisation du bâti. Mais l'hyper densité du centre, et les externalités négatives qui en ont résulté, ont contribué progressivement à la prégnance d'un discours qui pendant plus de trente a prôné la dedensification.

Dynamique de la construction au Caire (taux annuel de la croissance) 1950-1996 Source : recensement de l'habitat 1996-BDG EGIPTE-CEDEJ ; d'après l'article de Eric Denis

Schéma Directeur de 1970 Source : Galila El Kadi, Trente ans de planification urbaine au Caire,Tiers-Monde. 1990, tome 31 n°121

Pendant environ trente ans, la production de logement augmente et renverse ainsi la tendance. En raison d'une inflation très élevée à cette période, le marché immobilier est devenu le lieu d'investissement des gains réalisés dans d'autres secteurs d'activités. De même, les émigrés égyptiens dans les monarchies pétrolières du Golfe ont investi dans ce même secteur (cette tendance continue toujours aujourd'hui avec plus de deux millions d'Égyptiens à l'étranger). Cette logique d'investissement dans l'immobilier a fait en sorte que l'offre a dépassé la demande dans les années 90 (un million de logements vides en 1996 au Caire et deux millions dans toute l'Égypte selon Eric Denis) 107 ( * ) .

Schéma Directeur 1983, Source : Galila El Kadi, Trente ans de planification urbaine au Caire, Tiers-Monde. 1990, tome 31 n°121

Distribution de la population par type d'agglomération morphologique (%) Source : recensement de la population, BDG EGIPTE-CEDEJ et projection, hypothèse basse (E. Denis)

Dans les années 70 et 80, la pression démographique a contribué à la planification de villes nouvelles, à la vente des terrains désertiques, aussi bien aux opérateurs publics qu'aux privés, et à un développement urbain quelquefois anarchique. En 1977, la décision de planifier 19 nouvelles villes en zone désertique a été prise. Le développement des périphéries a renforcé les mobilités pendulaires et a légitimé l'existence d'enclaves résidentielles à faible densité au détriment de la zone centrale qui entama un processus de marginalisation dès les années 90. Ainsi depuis les années 90, la capitale égyptienne a du mal à absorber les flux migratoires et cela génère un étalement sur les franges agricoles. L'émergence du logement informel est une autre conséquence de la pression démographique. Ce mode de logement continue aujourd'hui à héberger plus de 62% des Cairotes et 53 % de la surface bâtie 108 ( * ) . Néanmoins, le centralisme des politiques égyptiennes a fait du Caire la ville qui en 1996, concentre 43 % des emplois publics, 40 % des emplois privés et 49 % des emplois industriels. Elle concentre aussi les formations supérieures comme la moitié des universités du pays qui y sont localisées 109 ( * ) .

Zone d'urbanisation populaire Photographie : A.Deboulet Le Caire d'Aujourd'hui

En tant que politique nationale, la planification urbaine moderne en Égypte a été consacrée par la première loi fondant le droit de l'urbanisme promulguée en 1982. Elle a imposé aux Gouvernorats, aux districts, aux villes et aux villages d'établir des plans d'aménagement généraux et de détail. Depuis les années 2000, la région urbaine du Caire est constituée de 5 gouvernorats. La volonté de couvrir les limites de ces gouvernorats a donné naissance à un schéma nommé General Organization for Physical Planning (GOPP) qui établit une vision stratégique à l'horizon 2050. Jusqu'aux événements récents et la chute de Mubarak après 30 ans de pouvoir, l'État gardait la main sur cette nouvelle stratégie à l'horizon 2050. La redistribution de la population du centre dans les périphéries est un des objectifs premiers du plan de 2050.

La capitale comptait en 2006 quelque 17 millions d'habitants et selon Pierre Arnaud Barthel, chercheur au Caire, elle atteindrait aujourd'hui les 20 millions. Selon les recherches effectuées par ce dernier, le niveau de densité de certains quartiers équivaut à des records pour la planète de l'ordre de 1500 hab/ha dans certains micro-quartiers (la densité moyenne brute résidentielle étant de 500 habitants pour le Grand Caire 110 ( * ) ). Les projections de croissance de la population prévoient 23 millions d'habitants en 2020 et 38 en 2050 111 ( * ) pour le Caire. Néanmoins les autorités visent à stabiliser la population à 30 millions en 2050.

Le Grand Caire, la zone centrale et les « villes nouvelles » (carte : conception : B. Florin / P.-A. Barthel, réalisation : F. Troin, 2010).

La libéralisation de l'économie urbaine dans les années 90 a également donné lieu à l'émergence de nouvelles formes d'habitat pour les classes aisées comme des résidences fermées sur les marges désertiques, les gated commnunities et les compounds de villas. Quelquefois appelée « Dubaisation », en raison des similarités de fonctionnement et de leurs formes urbaines avec les nouveaux projets à Dubaï, ces nouveaux produits immobiliers s'accompagnent de parcs d'attraction et d'équipements sportifs. Certains de ces projets ont bénéficié d'une entière liberté que l'État leur a garantie. Néanmoins, ils souffrent après plus de 15 ans d'un faible engouement avec une population qui selon Pierre Arnaud Barthel, serait de l'ordre de 1,2 million d'habitants. « L'heure est au bilan pour des espaces qui n'ont plus rien de nouveau : un problème de centralité, l'absence de transports publics efficaces, la vacance de deux-tiers des logements (un total de 700 000 pour le secteur du 6 octobre) signalant spéculation et/ou placement familial pour des classes aisées... Les compounds ont leur propre système interne et externe de bus et les développeurs construisent leurs propres accès aux autoponts stratégiques de la capitale. Le Caire est ainsi une bonne vitrine de la trajectoire sociale du pays où la classe moyenne tend à s'éroder. L'étude de son urbanisme semble en dire long sur le sujet. » 112 ( * ) . Le secteur privé prend en charge la quasi-totalité de la production de logements, avec une part très importante réalisée par une promotion immobilière petite-marchande ou capitaliste.

De même, depuis une décennie au moins, la verticalisation de l'habitat dans les quartiers populaires et semi-populaires est très forte et il est fréquent que des immeubles de cinq étages ou plus s'édifient d'un seul tenant y compris dans les secteurs à urbanisation contestée. Au centre ville, les surélévations sont occupées par des habitations de fortune en location, en dur ou en matériaux de récupération érigées par les propriétaires d'immeubles. Le logement précaire constitue également une autre forme d'accès au sol et au logement. Il s'agit de l'invasion de terrains, généralement gouvernementaux par des populations défavorisées dans des formes verticales d'occupation. Depuis 1993, une politique de régularisation foncière a été mise en place au Caire. Le processus est long, compliqué, rencontre des résistances alors qu'en parallèle se mettent en place des programmes de restructuration urbaine et qu'il est prévu la démolition d'une dizaine de secteurs non-réglementés alors que la revalorisation du centre ville ancien « fatimide » quelquefois par les opérations d'expulsion forcée, fait également partie de ces mêmes nouvelles politiques.

L'agglomération du Grand Caire s'agrandit ainsi avec une nouvelle urbanité et de nouvelles formes urbaines qui semblent être bien accueillies au moins (ou uniquement !) par les classes moyennes.

Eric Denis écrit à ce propos : « Il [ce produit immobilier] matérialise un véritable désir de distinction qui ne peut s'exprimer qu'en dehors de la ville considérée à présent comme trop dense, polluée, appauvrie et trop mixte socialement - autant de caractéristiques pas si nouvelles. Il s'agit de pouvoir habiter entre soi et sans attendre une croissance plus partagée. La formule va jusqu'à proposer, à l'échelle de la communauté enclose, des élections et une communauté de gestion ; comme si, aujourd'hui, la seule démocratie possible était privée et en marge de la sphère publique. Il y a clairement une volonté de désengagement, pour le moins, de moindre interaction avec des non-semblables et de vie loin de la moralisation de l'espace public. La privatisation passe par exemple, au moment de l'achat d'une résidence, par la souscription à un fonds commun de placement en bourse dont les revenus doivent rapporter les sommes nécessaires à l'entretien des parties communes et au gardiennage 113 ( * ) ».

Conclusion

L'hyper densité du centre du Caire pose de plus en plus problème comme en témoignent certains comportements urbains ainsi que les discours des politiques. La vieille ville souffre toujours des externalités d'une hyper-densité avec de vastes quartiers de logements de mauvaise qualité construits récemment, l'occupation illégale des toits, l'insuffisance des infrastructures et des services, les problèmes de transport persistants et de l'aggravation constante de la pollution. La solution adoptée ces vingt dernières années a consisté à planifier de nouvelles villes aux alentours de la ville existante tantôt dans le désert et tantôt sur de rares terres fertiles agricoles. Malgré les investissements massifs, ces villes n'ont pas pu attirer la population attendue (8 pour cent seulement de l'objectif visé), et de nombreux logements sont restés inoccupés en raison du retard dans l'aménagement de services. Les problèmes de la gouvernance ont durement pesé sur la coordination entre les autorités régionales et les trois gouverneurs qui se partagent l'administration de la ville.

L'avenir du Caire dépend avant tout de la manière dont le pays va sortir de ses tumultes politiques actuels. Le centralisme politique et la polarisation économique ont caractérisé le territoire égyptien depuis plus de quarante ans. Il est probablement temps de revoir ce schéma.

L'absence de dialogue et la prégnance de la forme autoritaire qui ont caractérisé la métropolisation de la capitale égyptienne semblent aujourd'hui remises en cause. Ainsi le projet d'une nouvelle capitale dans le désert en dehors des murs du Caire actuel mérite d'être revisité dans les formes urbaines qu'il propose et les populations qu'il vise à héberger.

Amin Moghadam

Bibliographie :

- GALILA EL KADI, « Trente ans de planification urbaine au Caire », Revue Tiers Monde , T. XXXI, n°121, Janvier-Mars 1990

- ERIC DENIS , « Du village au Caire, au village comme au Caire, vers la métropole État », Égypte-Monde Arabe, Deuxième série, n°4-5, 2001

- PIERRE-ARNAUD BARTHEL , « Relire le Grand Caire au miroir de la densité », Confluences Méditerranée, numéro 75, Automne 2010

- ERIC DENIS ET LEÏLA VIGNAl , « Dimensions nouvelles de la métropolisation dans le Monde arabe : le cas du Caire », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 64 | 2002, mis en ligne le 15 juin 2004, Consulté le 29 juillet 2010. URL : http://cdlm.revues.org/index75.html

- http://www.mpl.ird.fr/suds-en-ligne/fr/metropol/lecaire/lecair02.htm#suds


* 104 Galila El Kadi, Trente ans de planification urbaine au Caire, Revue Tiers Monde, t. XXXI, n°121, Janvier-Mars 1990

* 105 Eric Denis, « Du village au Caire, au village comme au Caire, vers la métropole État », Égypte-Monde Arabe, Deuxième série, n°4-5, 2001

* 106 Ibid

* 107 Ibid

* 108 Pierre-Arnaud Barthel, « Relire le Grand Caire au miroir de la densité », Confluences Méditerranée, numéro 75, Automne 2010

* 109 http://www.mpl.ird.fr/suds-en-ligne/fr/metropol/lecaire/lecair02.htm#suds

* 110 Pierre-Arnaud Barthel, « Relire le Grand Caire au miroir de la densité », Confluences Méditerranée, numéro 75, Automne 2010

* 111 Source : ministère égyptien du Logement, 2010, cité dans l'article de Pierre Arnaud Barthel

* 112 Pierre-Arnaud Barthel, « Relire le Grand Caire au miroir de la densité », Confluences Méditerranée, numéro 75, Automne 2010

* 113 Eric Denis, « Du village au Caire, au village comme au Caire, vers la métropole État », Égypte-Monde Arabe, Deuxième série, n°4-5, 2001

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