11) LE DÉFI CULTUREL
- La ville, creuset des cultures
- Cultures urbaines
- La ville, phénomène culturel
Nombre d'images viennent à l'esprit lorsqu'on songe aux villes, phénomènes culturels. Par exemple, celle, emblématique, du musée de la Fondation Guggenheim à Bilbao dont on voit qu'il a changé la ville -sa réalité et son image. Il est désormais impossible de dissocier la ville de son musée. Il l'a changée, l'a recréée, lui a donné une force nouvelle.
Les villes sont ainsi façonnées par les équipements culturels qui sont oeuvre d'art. Elles vivent de la vie des artistes et créateurs qu'elles abritent. Elles sont creusets de culture.
Mais nous voudrions insister ici sur un autre aspect des choses : les villes ne sont pas seulement réceptacles de la culture, de ses acteurs et de leurs oeuvres.
Elles sont, en elles-mêmes, phénomènes culturels.
Relisons Jean-Paul Dollé qui l'a fort bien écrit dans son livre « Fureurs de ville » 111 ( * ) :
« Les villes naissent et vivent quand elles font d'un site un évènement, d'une géographie une histoire ».
« J'aime les villes parce que l'odeur de l'histoire imprègne leurs murs bien après que celle-ci a déserté ».
« La civilisation urbaine est une civilisation romanesque dont la ville est à la fois le personnage principal, le décor et l'intrigue ».
Jean-Paul Dollé s'en prend à « la violence des attaques contre la ville », affirme : « Je tiens pour erronées toutes ces prédictions apocalyptiques sur la ville » et appelle à la rescousse Hegel pour qui « l'air de la ville rend libre ».
Autrement dit, la ville est culture dans son être même . Elle est mémoire de ceux qui l'ont faite, de ceux qui y ont vécu, de ceux qui en ses murs, ses rues et ses ruelles ont fait oeuvre d'art.
Elle est culture dans sa configuration, sa manière d'habiter l'espace, ses maisons autant que ses châteaux ou ses monuments, la poésie qui tient aux harmonies entre les choses et entre les êtres et les choses.
Quand deux cultures s'affrontent : l'exemple de Kachgar Kachgar, ville chinoise de 400 000 habitants près de la frontière avec le Pakistan, l'Afghanistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan, connaît depuis une dizaine d'année « une période de modernisation intense et brutale » 112 ( * ) . Ces transformations architecturales ne sont pas sans poser des problèmes. En effet, à son origine, Kachgar est une ville qui a été bâtie par les Ouïghour, peuple turcophone et musulman sunnite d'Asie Centrale. Par conséquent, le coeur historique de la cité, situé au nord de l'avenue Renmin , respecte le modèle de la médina : c'est un vrai labyrinthe formé « d'un dédale de rues tortueuses et étroites » 113 ( * ) où « les échoppes et les restaurants côtoient les forgerons, les menuisiers et les vendeurs de brochettes d'agneau » 114 ( * ) . Quant aux habitations, elles sont construites en pisé ou en briques et dotées de cours intérieures. Avec l'arrivée progressive des Han, la culture ouïghoure s'est retrouvée mise à mal et cela se ressent au niveau architectural : au sud de l'avenue Renmin , nous sommes en présence d'une tout autre ville qui est « régulière et verticale, quadrillée et organisée par de larges artères » 115 ( * ) et où il a été bâti des barres d'immeubles collectifs type HLM ainsi que des grands centres commerciaux. Au fur et à mesure des années, ce modèle de la ville chinoise standardisé, en damier, s'est étendu à l'ensemble du territoire et des pans entiers de l'histoire ouïghoure ont été effacés, seules certaines zones ont été conservées dans un but touristique. Pour expliquer cette destruction, les autorités invoquent des raisons d'ordre sécuritaire (non résistance de l'habitat traditionnel, pourtant millénaire, aux séismes) et sanitaire (la vieille ville serait sale et peu raccordée aux réseaux d'assainissement). Même si une partie de ces arguments peut être recevable, les exemples de modernisation urbaine étant légion en Chine, il est certain qu'à travers cette action Pékin souhaite également « briser l'unité culturelle et démographique ouïghoure qui continue d'entretenir le sentiment de révolte de cette minorité » 116 ( * ) . |
Elle est culture dans son identité la plus profonde et ses manifestations tangibles, dans la manière d'être, d'aller et de venir -d'habiter- de ses habitants.
La culture rejoint ainsi nécessairement l'être ensemble. Elle est aux sources de la démocratie.
Jean-Paul Dollé écrit encore : « Dans notre tradition occidentale, cette nouvelle configuration spatiale que dessine la ville inaugure un nouvel âge des rapports humains. Au système de la parenté se substitue l'espace du politique. Le temps de la polis bouscule l'ordre immobile du despotisme patriarcal ».
Ce qui menace la ville phénomène culturel, c'est d'abord le fonctionnalisme et la standardisation, une vision purement utilitaire qui est le contraire de la création car elle est multiplication à l'infini des mêmes formes, des mêmes objets, des mêmes modèles. Des quartiers d'habitat aux « entrées de ville », les exemples ne manquent pas.
La ville phénomène culturel est aussi menacée par la mondialisation des architectures et des technologies. Nous avons dit que de Dubaï à Los Angeles, de Hong Kong à Shanghai et à Paris-la Défense (et tant d'autres sites), la même ville s'écrivait et écrivait un même paysage urbain.
On peut trouver une beauté ou de singulières beautés à ces villes monde , y voir de nouvelles harmonies, des formes se répondant de continent en continent, jusqu'à constituer un réseau, une constellation dont on dira qu'ils sont le surgissement d'une nouvelle culture mondiale.
Tout n'est pas faux dans ces approches.
Mais comment ne pas voir l'envers du décor : une pesante uniformisation à rebours de l'extraordinaire diversité qui a marqué durant des siècles et des millénaires le fait urbain ?
Il ne s'agit pas seulement comme on l'a souvent dit de « donner toute sa place à la culture dans la ville ». Il s'agit, au sein de chaque ville, de chaque cité, d'aller à la rencontre de cette harmonie intrinsèque qui procède à la fois des rues et des places, du bâti, de l'animation, des commerces, du travail, des loisirs et qui constitue non pas un décor mais un être culturel toujours différent.
Entre uniformité, mondialisation et standardisation, il y a place pour des villes qui procèdent de créations singulières et font du fait urbain, dans sa substance même, des myriades d'oeuvres d'art.
Istanbul, ville de culture(s) Istanbul, ville la plus peuplée de Turquie avec ses 13 millions d'habitants, incarne la diversité par excellence. En effet, la ville est brassée par des cultures très variées et est tour à tour une ville grecque, arménienne, assyro-chaldéenne, latine, franque, hispanique, slave, ouzbèke, tatare, iranienne et, évidemment, turque et kurde. Même si une tendance à l'homogénéisation culturelle se dessine, Istanbul conserve son caractère multiethnique : c'est d'ailleurs cette caractéristique qui lui a permis d'être désignée en 2006 Capitale européenne de la culture pour l'année 2010, manifestation qui a pour but « de rassembler les citoyens européens autour d'héritages culturels communs symbolisés par les villes choisies » 117 ( * ) . Cette désignation est d'autant plus légitime qu'elle est la seule ville au monde située à cheval sur deux continents, l'Europe et l'Asie : elle est ainsi un cocktail culturel unique entre un Orient marqué par l'islam et un Occident marqué par la religion chrétienne. De plus, depuis les années 90, les autorités ont fait de la culture « un instrument de valorisation des territoires » 118 ( * ) : des dizaines de musées dont le Istanbul Modern en 2004 et le Elgiz en 2008 ont ainsi vu le jour. Dans le cadre de cette manifestation, ce sont 467 projets artistiques qui ont été retenus « dans des domaines aussi divers que les arts visuels et de la scène, la musique, les arts traditionnels de même que l'éducation et la rénovation urbaine » 119 ( * ) . Intitulée « Istanbul, ville des quatre éléments » (terre, air, eau, feu), les différentes représentations et activités ont connu un vrai succès : 10 millions de visiteurs sont venus y assister. Néanmoins, la désignation d'Istanbul comme Capitale européenne de la culture ne se résume pas qu'à des retombées économiques avec la présence massive de touristes. Le titre de Capitale européenne de la culture a également eu des impacts sur le plan politique. Par le biais de cette manifestation, les autorités turques ont ainsi pu démontrer « la volonté d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne » 120 ( * ) en pratiquant l'ouverture culturelle avec la reconnaissance des minorités et une nouvelle forme de gouvernance participative, favorisant la démocratie d'autant que les différents projets artistiques ont été initiés par les membres de la société civile, chose peu commune en Turquie. |
* 111 Jean-Paul DOLLÉ - Editions Fayard, 1990
* 112 Texte sur Kachgar, « Kachgar, le labyrinthe et le damier » dans le Tome II
* 113 Ibid.
* 114 Ibid.
* 115 Ibid.
* 116 Ibid.
* 117 Voir « Istanbul : de la ville diasporique à la capital européenne de la culture » dans le Tome II
* 118 Ibid.
* 119 Ibid.
* 120 Ibid.