C. UN ÉTAT DE LA JUSTICE EXTRÊMEMENT INQUIÉTANT
Dans les trois départements, vos rapporteurs ont tenu à rencontrer les chefs de juridiction et les responsables du parquet (cours d'appel et tribunaux de grande instance). A cet égard, ils déplorent que le président du tribunal de grande instance de Cayenne ne se soit pas rendu à leur invitation, pour motif de grève dans la juridiction selon les informations fournies, de même que les responsables de la mission de préfiguration de la cour d'appel de Cayenne.
En Martinique, en Guadeloupe et encore davantage en Guyane, les moyens de la justice ont paru tellement insuffisants à vos rapporteurs qu'ils en nourrissent une grande inquiétude sur la réalité de l'accès des citoyens à la justice comme sur le respect par l'État des droits des justiciables.
1. L'insuffisance générale des moyens de la justice
L'insuffisance des moyens de fonctionnement de la justice, dans les trois départements français d'Amérique, conduit à sacrifier le contentieux civil pour pouvoir traiter les affaires pénales, alors que le premier est le plus important pour le quotidien de la population. Les juridictions civiles paraissent dans une situation sinistrée.
Vos rapporteurs estiment qu'il manque de très nombreux postes de magistrats et de personnels de greffe pour, dans ces départements, rendre la justice dans des conditions dignes pour les justiciables et acceptables pour les personnels. Cette situation dégradée accentue, en outre, la difficulté de trouver des magistrats et des greffiers souhaitant venir en poste dans les Antilles et en Guyane.
a) La situation des juridictions en Guyane
L'activité du tribunal de grande instance de Cayenne est comparable à celle d'une très grosse juridiction, avec 30 000 affaires chaque année. Selon M. François Schneider, procureur de la République, le service public de la justice ne peut plus être assuré, en raison du grave sous-dimensionnement des effectifs (cinq magistrats du parquet et dix-sept magistrats du siège). Le climat moral est très mauvais chez les magistrats comme chez les personnels du greffe. Une aggravation des dysfonctionnements est à craindre pour l'avenir.
La situation du greffe du tribunal de grande instance de Cayenne est plus que préoccupante, avec 48 fonctionnaires (dont six en longue maladie), contre 90 au tribunal de grande instance de Fort-de-France, pour une activité, à titre de comparaison, de 12 000 gardes à vue et 780 comparutions immédiates à Cayenne, contre 5 000 gardes à vue et 500 comparutions immédiates à Fort-de-France. Comme le personnel de greffe, les magistrats du parquet devraient être deux fois plus nombreux. La comparution immédiate, à laquelle il est recouru de façon dans une proportion élevée de dossiers, est devenue le seul moyen d'obtenir un jugement pénal signifié dans des délais normaux.
De plus, compte tenu de ces graves sous-effectifs et de la fréquence des mutations des magistrats, que la dégradation de la situation ne contribue pas à ralentir, le parquet n'est pas réellement en mesure de conduire des enquêtes complexes, notamment en matière de délinquance financière, qui est très présente en Guyane.
La perspective de la création, au 1 er janvier 2012, d'une cour d'appel à Cayenne, en lieu et place d'une chambre détachée de la cour d'appel de Fort-de-France 32 ( * ) , qui siège de façon intermittente, ne pourra apporter qu'une réponse partielle et indirecte, sans renforcement suffisant des effectifs du tribunal.
b) La situation des juridictions en Martinique
Le premier président de la cour d'appel de Fort-de-France, M. Hervé Expert, a déploré la baisse des effectifs des juridictions en Martinique, alors que la charge de travail comme les attentes des justiciables augmentent. Selon lui, pas un seul secteur du ressort de la cour d'appel ne fonctionne bien.
Pour gagner du temps dans les délais de jugement en matière pénale, il y a une tendance forte à « correctionnaliser » les crimes 33 ( * ) , de façon à ne pas avoir à réunir davantage la cour d'assises 34 ( * ) , avec la mobilisation en personnel que cela suppose, et à donner une réponse pénale plus rapide. Ainsi, même les vols à main armée passent en comparution immédiate. On assiste au même phénomène en Guadeloupe. Pour autant, les délais d'audience sont toujours d'environ deux ans pour les criminels mineurs.
Le premier président de la cour d'appel a aussi souligné la récurrence du thème de la « justice coloniale », y compris de la part de certains avocats 35 ( * ) . Les magistrats affectés en Martinique subissent une mise en cause de l'institution judiciaire, qui tend à s'accroître depuis quelques années malgré une bonne entente aujourd'hui avec le barreau de Fort-de-France.
Les magistrats sont régulièrement mis en cause, les requêtes en récusation, les provocations et les suspicions sont nombreuses. Il existe une revendication récurrente, certes chez une minorité de la population, d'être jugé par des juges antillais, ce qui tend à perturber et biaiser le fonctionnement de la justice localement et, en tout état de cause, nécessite de motiver sérieusement les décisions et demande beaucoup d'écoute et d'explications. La crise de début 2009, lors de laquelle la justice a correctement joué son rôle en tenant les audiences de comparution immédiate lorsque c'était nécessaire, demeure dans les esprits. Ainsi, la politisation de l'audience est fréquente, de sorte que tout procès peut avoir une forte résonance politique dans l'opinion publique locale.
Le statut de juridiction inter-régionale spécialisée (JIRS) 36 ( * ) du tribunal de grande instance et de la cour d'appel de Fort-de-France requiert de la part des personnels un investissement supplémentaire et occupe chaque année huit personnes pendant des mois. Cela conduit à développer des relations avec les autorités judiciaires étrangères de la région, a fortiori lorsqu'il n'existe pas de conventions internationales de coopération judiciaire comme c'est le cas malheureusement avec Sainte-Lucie.
c) La situation des juridictions en Guadeloupe
La situation des juridictions en Guadeloupe n'est guère meilleure que celle en Martinique, et ce d'autant que le ressort de la cour d'appel s'étend à Saint-Martin et Saint-Barthélemy, ce qui pose d'importantes difficultés, d'un point de vue matériel notamment.
Les deux tribunaux de grande instance de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre rencontrent, comme ailleurs, des problèmes de locaux et de ressources humaines, mais celui de Pointe-à-Pitre 37 ( * ) présente l'activité la plus soutenue, compte tenu de la concentration humaine et économique ainsi que de la délinquance. Selon la présidente du tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre, un récent rapport de l'inspection générale des services judiciaires a conclu qu'il manquait deux magistrats et huit fonctionnaires de greffe.
Le tribunal de grande instance de Basse-Terre rencontre, quant à lui, des difficultés du fait du rattachement à son ressort du tribunal d'instance de Saint-Martin (deux juges d'instance et un greffier), qui engendre des coûts importants de transport, d'autant que le moyen de transport depuis Saint-Martin est l'avion et que l'aéroport de Guadeloupe est à Pointe-à-Pitre et non à Basse-Terre.
Pour les affaires criminelles et complexes, Saint-Martin dépend du tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre. Il existe dans les faits à Saint-Martin un embryon de chambre détachée du tribunal de grande instance de Basse-Terre, avec deux magistrats sur place (un vice-procureur et un vice-président chargé des enfants), sans greffe. Le transit des dossiers entre Saint-Martin et Basse-Terre est très compliqué, et ce d'autant que le service d'exécution des peines est à Basse-Terre. Les audiences correctionnelles pour Saint-Martin se tiennent à Basse-Terre, ce qui pose des problèmes pratiques 38 ( * ) .
Il n'est pas possible de faire des comparutions immédiates à Saint-Martin. Selon la présidente du tribunal de grande instance de Basse-Terre, la solution serait la création d'une véritable chambre détachée à Saint-Martin, de façon à correctement rendre la justice sur place, car les besoins sont importants : il existe un vrai problème de visibilité de l'autorité de la justice pour les habitants de Saint-Martin, alors que la délinquance y est endémique. En outre, il n'existe pas de lieu de détention à Saint-Martin, ce qui impose le transport des personnes prévenues, avec le coût et les risques que cela représente, qui s'ajoutent au coût des trajets sur place pour les juges d'instruction ou à l'impossibilité de procéder à des autopsies sur place 39 ( * ) . Le contentieux des étrangers est également complexe pour les étrangers en situation irrégulière interpelés à Saint-Martin, qui relèvent de la compétence du tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre : si l'étranger est conduit devant le juge des libertés et de la détention et que celui-ci n'ordonne pas le placement en rétention, il est livré à lui-même sans pouvoir retourner à Saint-Martin par manque de moyens.
Vos rapporteurs ne peuvent qu'approuver la proposition de créer une chambre détachée à Saint-Martin, de façon à y assurer un accès plus efficace et plus effectif à la justice.
Le contentieux civil est très lourd et complexe en Guadeloupe, nourri notamment par les questions foncières (indivisions, indigence du cadastre). Il représente une grosse activité, rapporté à la population. Néanmoins, du fait du manque de moyens et du développement rapide du contentieux pénal, la justice civile, justice du quotidien, est de plus en plus délaissée, au détriment de la population. En cas de pénurie, selon M. Henry Robert, premier président de la cour d'appel de Basse-Terre, la priorité est donnée à la justice pénale et à la justice des enfants.
Le premier président a également signalé l'insuffisance chronique des frais de justice dans le ressort de la cour d'appel 40 ( * ) , générant de tels retards de paiement, notamment en matière d'expertise psychiatrique, indispensable pour toute affaire criminelle et de nombreuses décisions en matière d'aménagement de peine, qu'à ce jour les experts psychiatres refusent de travailler pour la justice. De même, une société spécialisée refuse de poursuivre des écoutes téléphoniques en raison du même défaut de paiement. Avec les crédits affectés, il n'est pas possible de régler les seuls arriérés de frais de justice.
Concernant enfin le tribunal administratif de Basse-Terre, le seul dont vos rapporteurs aient pu rencontrer le président 41 ( * ) , ils ont pu constater le stock des affaires par magistrat. Les délais moyens de jugement y sont de deux ans et demi, contre onze mois en moyenne en métropole grâce aux efforts mis en oeuvre ces dernières années en vue de les réduire. Sont encore traitées des dossiers de la fin des années 1990. L'objectif fixé par la présidente du tribunal pour la fin de l'année 2011 est de juger tous les dossiers de 2006 : si les délais moyens de jugement sont de deux ans et demi, ils sont en effet de cinq ans pour les dossiers non urgents. Créé en 2007 après avoir été une dépendance du tribunal administratif de Fort-de-France, le tribunal administratif de Basse-Terre serait peu attractif pour les magistrats administratifs, de sorte que ce sont toujours des magistrats en début de carrière qui y sont affectés 42 ( * ) .
2. La défaillance de l'exécution des jugements
La Guyane est particulièrement touchée par ce phénomène, du fait de l'engorgement et de l'insuffisance de moyens humains du greffe du tribunal de grande instance de Cayenne. Lorsque les audiences ont lieu et que les jugements sont prononcés, il existe un tel retard dans la frappe des jugements par le greffe qu'en pratique, ils ne sont pas rédigés et donc ne peuvent pas être signifiés et encore moins mis à exécution.
Vos rapporteurs ont été particulièrement choqués de cette situation de « justice virtuelle » que vit la Guyane 43 ( * ) , qui existe également en Guadeloupe, dans une moindre mesure semble-t-il, alors même que les faits de délinquance y sont particulièrement graves et nombreux.
Concernant les procédures engagées en matière d'habitat illégal, la maire de Cayenne a d'ailleurs signalé à vos rapporteurs que, si le travail se faisait dans un esprit de dialogue avec la préfecture, les procédures souvent ne parvenaient pas à aboutir, du fait de l'engorgement de la justice.
Selon le premier président de la cour d'appel de Fort-de-France, le conseil de prud'hommes de Cayenne ne rend plus de décisions depuis trois ans, faute de personnel. Il confirme que le tribunal de grande instance de Cayenne n'arrive plus à fonctionner et ne peut plus signifier les jugements.
La Martinique est également touchée par les difficultés d'exécution des peines, en raison du manque de personnel pour le suivi de l'exécution, mais également du fait de la surpopulation du centre pénitentiaire de Ducos : pour ne pas faire « péter Ducos », selon l'expression imagée souvent utilisée par les interlocuteurs de vos rapporteurs, les peines de prison ne sont pas exécutées, au risque de laisser les condamnés continuer à vivre librement près de leurs victimes. Selon M. Tristan Gervais de Lafond, président du tribunal de grande instance de Fort-de-France, en raison du manque de magistrats et surtout de greffiers, on court le même risque qu'en Guyane de ne plus pouvoir signifier et donc exécuter les jugements, car les mesures d'urgence prises pour gérer l'engorgement au quotidien sont au bout de leurs effets et la désorganisation s'amplifie.
En Guadeloupe, au tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre, selon sa présidente, 650 décisions sont en attente d'exécution en matière correctionnelle : les jugements ne sont pas rédigés faute de personnels. Ainsi, de nombreuses peines ne sont pas exécutées. Au service de l'exécution des peines, 300 dossiers sont en situation non traitée.
Vos rapporteurs appellent avec gravité l'attention du Gouvernement sur la situation extrêmement préoccupante de la justice en Guyane et dans les Antilles, qui porte manifestement atteinte à l'égalité devant la justice, car la mission régalienne qu'est la justice n'est plus en mesure d'être remplie. Il n'est pas acceptable que nos compatriotes n'aient pas accès à la justice dans des conditions normales.
3. Des personnes françaises sans état civil en Guyane
Plusieurs personnes 44 ( * ) ont signalé à vos rapporteurs un phénomène de portée limitée mais préoccupant, qui n'est pas lié à l'immigration clandestine mais à la géographie de la Guyane. Des personnes, pourtant nées en Guyane et d'origine française, ne disposent pas d'un état civil, faute de déclaration de naissance dans le délai légal. Il en résulte de nombreux jugements déclaratifs de naissance pour permettre l'attribution d'un état civil.
* 32 Ainsi que l'a relevé le premier président de la cour d'appel de Fort-de-France, la création de la cour d'appel de Cayenne se fera par prélèvement d'effectifs sur celle de Fort-de-France.
* 33 Ce phénomène n'est pas spécifique aux juridictions de Martinique, mais se rencontre dans de nombreuses juridictions dans l'hexagone et outre-mer.
* 34 La cour d'assises a néanmoins siégé 115 jours en 2010, ce qui est très élevé.
* 35 A titre d'exemple, rapporté par l'avocat général près la cour d'appel, après l'inauguration des nouveaux locaux du tribunal de grande instance, le barreau a contesté le fait que, dans la salle d'audience, le parquet soit au même niveau que les magistrats du siège.
* 36 Créées en 2004, les huit juridictions inter-régionales spécialisées (tribunaux de grande instance et cours d'appel) sont chargées des affaires de criminalité organisée et de délinquance financière d'une grande complexité. Elles sont composées de magistrats spécialisés. Fort-de-France est la seule juridiction inter-régionale spécialisée outre-mer.
* 37 La construction d'un nouveau bâtiment pour le tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre, différée depuis longtemps, est prévue pour 2016. Même si de nombreux préfabriqués accueillent les personnels du site commun de la cour d'appel et du tribunal de grande instance à Basse-Terre, la priorité en matière immobilière reste, pour le premier président de la cour d'appel, les nouveaux locaux de Pointe-à-Pitre.
* 38 Par exemple, la justice ne finance pas le billet d'avion de retour, de sorte que la personne peut ne pas pouvoir rentrer à Saint-Martin, par manque de moyens.
* 39 Elles sont actuellement réalisées à Pointe-à-Pitre.
* 40 Selon lui, il manquerait de 700 000 à un million d'euros par an.
* 41 Il n'a pas été possible de rencontrer les présidents des tribunaux administratifs de Cayenne et de Fort-de-France.
* 42 Sur neuf postes de magistrats, quatre étaient pourvus en 2010 et sept début 2011.
* 43 Mme Chantal Berthelot, députée de Guyane, a également insisté sur ce grave problème, évoquant une situation de « justice en déshérence ».
* 44 Mme Marie-Laure Phinéra-Horth, maire de Cayenne, et M. Paul Dolianki, maire d'Apatou. Le phénomène a régressé à la suite de la création des communes sur le fleuve.