N° 302

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011

Enregistré à la Présidence du Sénat le 11 février 2011

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission de l'économie, du développement durable et de l'aménagement du territoire (1) , par le groupe d'études « Postes et communications électroniques » (2) et au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (3), par le groupe d'études « Médias et nouvelles technologies » (4) sur la neutralité de l' Internet .

Par M. Pierre HÉRISSON, Mme Catherine MORIN-DESAILLY et M. Bruno RETAILLEAU,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Paul Emorine , président ; MM. Gérard César, Gérard Cornu, Pierre Hérisson, Daniel Raoul, Mme Odette Herviaux, MM. Marcel Deneux, Daniel Marsin, Gérard Le Cam , vice-présidents ; M. Dominique Braye, Mme Élisabeth Lamure, MM. Bruno Sido, Thierry Repentin, Paul Raoult, Daniel Soulage, Bruno Retailleau , secrétaires ; MM. Pierre André, Serge Andreoni, Gérard Bailly, Michel Bécot, Joël Billard, Claude Biwer, Jean Bizet, Jean-Marie Bockel, Yannick Botrel, Martial Bourquin, Jean Boyer, Jean-Pierre Caffet, Yves Chastan, Alain Chatillon, Roland Courteau, Jean-Claude Danglot, Philippe Darniche, Marc Daunis, Denis Detcheverry, Mme Évelyne Didier, MM. Michel Doublet, Daniel Dubois, Alain Fauconnier, Alain Fouché, Serge Godard, Francis Grignon, Didier Guillaume, Michel Houel, Alain Houpert, Mme Christiane Hummel, M. Benoît Huré, Mme Bariza Khiari, MM. Daniel Laurent, Jean-François Le Grand, Philippe Leroy, Claude Lise, Roger Madec, Michel Magras, Hervé Maurey, Jean-François Mayet, Jean-Claude Merceron, Jean-Jacques Mirassou, Robert Navarro, Louis Nègre, Mmes Renée Nicoux, Jacqueline Panis, MM. Jean-Marc Pastor, Georges Patient, François Patriat, Jackie Pierre, Rémy Pointereau, Ladislas Poniatowski, Marcel Rainaud, Charles Revet, Roland Ries, Mmes Mireille Schurch, Esther Sittler, Odette Terrade, MM. Michel Teston, Robert Tropeano, Raymond Vall, René Vestri.

(2) Ce groupe d'études est composé de : M. Pierre Hérisson, président ; MM. Jean-Claude Frécon, Hervé Maurey, Jean-Jacques Mirassou, Bruno Retailleau, Bruno Sido, Michel Teston, vice-présidents ; Mme Marie-France Beaufils, MM. Philippe Dominati, Michel Doublet, Mmes Françoise Férat, Mireille Schurch, secrétaires ; MM. Pierre André, Bertrand Auban, Jean-Michel Baylet, Claude Biwer, Martial Bourquin, Mme Bernadette Bourzai, MM. Jean Boyer, Yvon Collin, Jean-Claude Danglot, Philippe Darniche, Marc Daunis, Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, M. Jean Desessard, Mmes Anne-Marie Escoffier, Nathalie Goulet, MM. Didier Guillaume, Serge Lagauche, Mme Catherine Morin-Desailly, MM. Jackie Pierre, Daniel Raoul, Jean-Pierre Sueur, Raymond Vall et François Vendasi.

(3) Cette commission est composée de : M. Jacques Legendre, président ; MM. Ambroise Dupont, Serge Lagauche, David Assouline, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Ivan Renar, Mme Colette Mélot, MM. Jean-Pierre Plancade, Jean-Claude Carle vice-présidents ; Mme Marie-Christine Blandin, MM. Yannick Bodin, Christian Demuynck, Mme Catherine Dumas, M. Pierre Martin, secrétaires ; M. Claude Bérit-Débat, Mme Maryvonne Blondin, M. Pierre Bordier, Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Bruguière, M. Jean-Claude Carle, Mme Françoise Cartron, MM. Jean-Pierre Chauveau, Yves Dauge, Claude Domeizel, Alain Dufaut, MM. Jean-Léonce Dupont, Louis Duvernois, Pierre Fauchon, Mme Françoise Férat, MM. Jean-Luc Fichet, Bernard Fournier, Mmes Brigitte Gonthier-Maurin, Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-François Humbert, Soibahadine Ibrahim Ramadani, Mme Marie-Agnès Labarre, M. Philippe Labeyrie, Mmes Françoise Laborde, Françoise Laurent-Perrigot, M. Jean-Pierre Leleux, Mme Claudine Lepage, M. Alain Le Vern, Mme Christiane Longère, M. Jean-Jacques Lozach, Mme Lucienne Malovry, MM. Jean Louis Masson, Philippe Nachbar, Mmes Mireille Oudit, Monique Papon, MM. Daniel Percheron, Jean-Jacques Pignard, Roland Povinelli, Jack Ralite, André Reichardt, René-Pierre Signé, Jean-François Voguet.

(4) Ce groupe d'études est composé de : Mme Catherine Morin-Desailly, présidente ; MM. David Assouline, Mme Catherine Dumas, MM. Serge Lagauche, Bruno Retailleau, vice-présidents ; MM. Pierre Hérisson, Jean-Pierre Leleux, Hervé Maurey, Ivan Renar, Richard Yung, secrétaires ; MM. Jean-Paul Alduy, Claude Bérit-Débat, Paul Blanc, Mme Bernadette Bourzai, MM. Philippe Darniche, Christian Demuynck, Mme Marie-Hélène Des Esgaulx, M. Jean-Luc Fichet, Mlle Sophie Joissains, MM. Philippe Leroy, Jean-Pierre Plancade, Daniel Raoul, Raymond Vall et Jean-Paul Virapoullé.

INTRODUCTION

M. Pierre HÉRISSON, président du groupe d'études « Postes et télécommunications »

Mesdames et Messieurs les présidents et directeurs, Mes chers collègues, Mesdames, Messieurs, je suis particulièrement heureux de vous accueillir aujourd'hui au Sénat pour discuter d'un sujet dont nous n'avons, sauf erreur, jamais débattu dans cette enceinte : la neutralité du Net.

L'expression même de « neutralité du Net », qui était jusqu'à peu confinée dans les discussions entre geeks , fait aujourd'hui l'actualité et s'étend au grand public. De purement technique, elle est devenue économique et prend désormais une tournure politique justifiant que la représentation nationale se penche sur la question.

Internet - et c'est ce qui a fait sa force et son succès - est un espace ouvert et libre, ce qui permet une création et une innovation perpétuelles assurant son développement.

Or, l'accroissement de la demande en bande passante pour les « usages innovants », tels que la vidéo à la demande, remet en cause ce principe fondateur de liberté.

Même si les cas sont encore rarissimes, il incite ou incitera en effet certains acteurs à restreindre ou à prioriser l'accès au réseau, en vue d'éviter son engorgement.

Parallèlement à cette remise en cause de la neutralité du réseau, des interrogations sont apparues quant à la liberté de diffusion des contenus, ceci avec le développement de mesures de blocage ou de filtrage de certains flux pour des motifs tenant à la préservation d'intérêts publics et privés.

Neutralité des contenus, neutralité des réseaux, tels sont les deux grands thèmes que nous avons souhaité aborder avec vous aujourd'hui.

C'est donc très naturellement que les deux commissions compétentes sur le sujet - commission de la culture pour le premier, commission de l'économie pour le second - ont décidé d'organiser ensemble ces tables rondes. Je remercie à cet égard leurs présidents respectifs, MM. Jacques Legendre et Jean-Paul Émorine, de nous avoir apporté leur soutien précieux dans l'organisation de cet après-midi de débats.

Nos deux commissions ont souhaité inscrire cet événement dans le cadre de leurs deux groupes d'études concernés : le groupe d'études « Médias et nouvelles technologies », présidé par ma collègue, Catherine Morin-Desailly, et le groupe d'études « Poste et communications électroniques », que j'ai l'honneur de présider.

Deux commissions et deux groupes d'études donc, pour deux grandes thématiques et - cela s'imposait - deux tables rondes qui réuniront chacune quelques-uns des spécialistes de la question au plan national.

La première, consacrée à la neutralité des contenus, sera présidée par Mme Morin-Desailly ; la seconde, qui traitera de la neutralité des réseaux, sera quant à elle présidée par mon collègue Bruno Retailleau, vice-président des deux groupes d'études, dont chacun connaît les compétences sur ces sujets.

Quant à l'état des lieux de la question, que justifie la préservation du principe de neutralité ? Peut-on y déroger et sous quelles conditions ? Faudra-t-il légiférer et comment ? Telles sont les questions auxquelles nous aurons à répondre.

En fin d'après-midi, nous aurons le plaisir d'accueillir, pour conclure les débats, notre secrétaire d'État à l'économie numérique, Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, qui nous parlera sans doute du rapport qu'elle a remis au Parlement à ce sujet et des suites attendues.

Je donne à présent la parole à mes deux collègues qui animeront les tables rondes, non sans vous avoir remerciés d'être venus au Sénat aujourd'hui. Je salue particulièrement chacun des intervenants qui nous font l'honneur de leur présence.

Je vous souhaite un après-midi de débats et de discussions sur un thème dont nous n'avons pas fini d'entendre parler dans les mois et les années à venir.

Nous en avons terminé avec la loi Hadopi, au moins en ce qui concerne l'aspect législatif et réglementaire. Dans mon département, un jeune député de la majorité a voté contre. J'espère qu'il n'a pas raison tout seul : c'est un spécialiste de l'informatique, il connaît bien les nouvelles technologies. Il a rappelé un certain nombre de réalités dont on doit s'inspirer pour entrer dans le sujet qui nous intéresse aujourd'hui, que nous ne maîtriserons jamais complètement dans le cadre législatif.

Mme Catherine MORIN-DESAILLY, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Pour nous parlementaires, cette question de la neutralité est essentielle et traverse de nombreuses problématiques.

Parmi les sujets qui nous ont occupés ces deux dernières années, je citerai la loi « création Internet », la loi sur la sécurité intérieure, la loi sur les jeux en ligne ou le texte dont nous allons débattre ce soir, le livre numérique. La neutralité du Net est au coeur de la problématique.

A cet égard, les discussions au Parlement sur la transposition en droit français des nouvelles directives du « paquet télécom », qui soulève de nombreuses questions en lien avec la neutralité du Net, devraient être de trois ordres.

Tout d'abord, ce devra être le moment approprié pour aborder enfin ce sujet sur le fond. Ce devra être également le moyen pour le Sénat de définir une ligne de pensée. Enfin, ce devra être pour nous le support permettant de fixer dans notre corpus législatif les règles qui auront découlé de notre réflexion.

L'enjeu des deux tables rondes est donc pour nos commissions de préparer ces débats et de constituer une base permettant de construire une réflexion autour de quelques grands principes.

Nous abordons donc cette demi-journée sans opinion préconçue et souhaitons ardemment que les interlocuteurs s'expriment librement et développent au mieux leur pensée et point de vue.

La première table ronde, que j'aurai l'honneur de présider, va s'attacher à développer un thème encore peu exploré mais très important pour le groupe d'études « Médias et nouvelles technologies », celui de l'application du principe de neutralité du Net aux contenus transitant sur les réseaux de communications électroniques.

C'est une véritable problématique culturelle, qui fonctionne à double sens. D'une part, on aurait tendance à vouloir appliquer la neutralité la plus grande s'agissant de la nature des contenus transitant sur Internet afin que les innovations culturelles et les créations numériques les plus originales soient diffusées rapidement sur la toile.

A cet égard, l'Internet apparaît en effet comme un « eldorado de la nouveauté » et on ne peut que l'encourager. Mais parallèlement, comme on l'a vu lors de la discussion sur la création d'Hadopi, des règles doivent aussi s'appliquer sur Internet, de protection des droits d'auteur mais aussi de protection de la jeunesse ou d'ordre public.

Des mesures plus volontaristes de promotion de la diversité culturelle sont même envisagées, notamment pour les services de médias audiovisuels à la demande. Ces objectifs sont susceptibles de se heurter au principe de neutralité interprété au sens strict.

Un point d'équilibre entre la neutralité du Net et une certaine vision de la politique culturelle ou encore entre des mesures de protection de l'ordre public et l'exercice de droits fondamentaux devra donc être déterminé.

Je suis de plus en plus convaincue que c'est un monde qu'il convient de prendre dans sa globalité sans jamais opposer les choses.

L'un des enjeux de cette table ronde est de dessiner des pistes de compromis et d'envisager des modes de résolution originaux des conflits qui pourraient intervenir sur ces sujets.

Afin de compléter ce bref cadrage de la première table ronde, je souhaite également rappeler que la problématique de la neutralité du Net n'est pas et ne doit pas être, un débat de spécialistes et de quelques geeks débattant entre eux de questions qu'eux seuls comprennent.

Il s'agit d'un débat citoyen et forcément grand public.

Je tiens à souligner à cet égard que les services de médias audiovisuels - la télévision et la radio que nous regardons et écoutons tous les jours - forment déjà une catégorie particulière de contenus accessibles notamment par les réseaux de communication électroniques dont la régulation est assurée par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) et auxquels s'appliquent de très nombreuses obligations.

Ainsi une télévision ou une radio sur Internet, ce n'est pas un contenu comme les autres, et les règles s'appliquant à ces services sont nombreuses.

De même, les services de médias audiovisuels à la demande sont pour la plupart des services gérés proposés par les fournisseurs d'accès à Internet et soumis à une réglementation spécifique, selon le souhait du législateur.

La problématique des téléviseurs connectés sera à cet égard au coeur de la question du lien entre neutralité du Net et contenus culturels.

Des fabricants de téléviseurs et des acteurs du secteur audiovisuel signent des accords d'exclusivité. Des modèles fermés d'applications et de contenus risquent de se mettre en place. L'Internet sur la télévision pourrait alors ne plus être neutre.

Les pouvoirs publics doivent donc, sur cette question comme sur d'autres, être vigilants et prévoyants. C'est notre rôle en tant que législateur d'avoir les éclairages permettant de prendre les bonnes décisions.

M. Bruno RETAILLEAU, vice-président des groupes d'études « Médias et nouvelles technologies » et « Postes et télécommunications »

Après cette première table ronde sur la neutralité des contenus, une seconde lui succédera sur la neutralité des réseaux.

Nous sommes tous attachés au principe de la neutralité. Catherine Morin-Desailly me demandait de le définir. On y reviendra tout à l'heure avec des chercheurs. La neutralité, c'est un double principe, un premier qui est un principe d'ouverture, un second qui est un principe de liberté de choix et d'accès vis-à-vis de contenus, de services et d'applications.

La neutralité des réseaux n'est pas une question qui date d'aujourd'hui, ni une question franco-française. Les premières alertes, nous les avons eues en 2001, lors de la fusion entre Time Warner et AOL ; un certain nombre d'observateurs avait dit que cette fusion préparait la mort du libre accès du citoyen aux différents contenus et aux services.

Ce fut la première alarme dans l'histoire. D'autres affaires ont eu lieu, comme celle entre Comcast et BitTorrent aux États-Unis. La justice fédérale avait d'ailleurs sanctionné Comcast. En France, la justice n'a pas été saisie mais l'affaire entre Dailymotion et Neuf a fait un peu de bruit. Neuf a compris ses intérêts et très rapidement interrompu les choses.

Cette question dépasse aussi le strict cadre national puisque la tension réglementaire est montée d'un cran quand le Président de la Federal communications commission (FCC), qui se trouve être un ami du Président Obama, a mis en consultation publique les six grands principes qui, selon lui, pouvaient dicter un encadrement équilibré du principe de neutralité du Net.

Les régulateurs, les législateurs, se sont penchés sur la question et la question est très vite arrivée en Europe et en France dans la dimension réglementaire qui intéresse le législateur, le Parlement étant aussi un régulateur.

Dès lors, on a vu fleurir un certain nombre d'initiatives parlementaires ; je ne reviendrai pas sur les quelques propositions de loi en préparation mais je voudrais dire que le Gouvernement, cet été, a déposé un rapport d'information qui fait que le point sur les enjeux.

L'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), à la rentrée, a précisé dix grands principes pouvant selon elle encadrer la neutralité des réseaux. L'Europe, elle aussi, à travers le paquet « télécom » mais également un Livre Blanc prévu pour la fin de l'année, s'est saisie de la question qui dépasse largement le cadre national.

La question de la neutralité des réseaux est en train de rebondir du fait de deux grandes questions fondamentales, l'explosion des usages et des besoins en bande passante et l'explosion du trafic par utilisateur, qui double tous les deux ans, notamment sur le sans fil. En 2009, année où, pour la première fois, le trafic des données a dépassé le strict trafic de la voix sur le mobile, on a eu une augmentation de 150 %. Le risque d'embolie des réseaux est donc réel. Il existe des études alarmistes sur ce point : sont-elles fondées ? On y reviendra...

Par ailleurs, on constate que la valeur se déplace d'amont en aval dans toute la chaîne, des réseaux vers les services. De grandes questions se posent : quand les opérateurs réalisent des investissements, à qui profitent-ils ? Les modèles économiques actuels vont-ils permettre à l'investissement de capacité de suivre peu ou prou les pratiques et la demande en termes de trafic ?

Le sujet est large ; il déborde les réseaux - télévisons connectées, terminaux, moteurs de recherche. Les problèmes d'exclusivité constituent également une atteinte à la neutralité, notamment au regard des contenus. Le sujet est donc extrêmement varié.

Nous nous efforcerons, à la fin de l'après-midi, de tracer quelques perspectives - législatives ou non - permettant d'encadrer ce principe de la neutralité d'Internet auquel nous tenons tant.

I. TABLE RONDE SUR LA NEUTRALITÉ DES CONTENUS

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