3. Les questions posées par l'économie souterraine
L'évaluation précise du niveau du PIB est devenue lourde d'enjeux concrets à partir du moment où celle-ci a été utilisé dans le système de financement du budget européen.
Il est alors devenu plus nécessaire que jamais de corriger les données recensées pour prendre en compte l'économie parallèle.
Les redressements effectués pour tenir compte de l'économie souterraine ont pour effet d'augmenter le PIB mais aussi l'excédent brut d'exploitation puisque la totalité du supplément de valeur ajoutée dû à la prise en considération de l'économie souterraine est comptée comme tel.
Cette solution radicale conduit sans doute à exagérer la part des profits dans la valeur ajoutée 52 ( * ) puisqu'aussi bien une partie de l'économie souterraine doit être consacrée aux salaires 53 ( * ) .
Mais, cet effet est de second ordre par rapport aux effets d'une non-correction ou d'une correction insuffisante des phénomènes d'économie souterraine qui, de leur côté, entrainent une sous-estimation de l'excédent brut d'exploitation.
En effet, il est raisonnable de penser que plus un pays connaît une extension de l'économie souterraine plus le partage de la valeur ajoutée déductible des données de la comptabilité nationale (non corrigées pour tenir compte de ce phénomène) exagère la part des salaires dans la valeur ajoutée.
Les corrections apportées par la comptabilité nationale tendent à remédier à cet effet optique. Mais, on ne sait dans quelle mesure elles sont suffisantes pour donner une image fidèle de la réalité. L'ampleur de la correction n'est pas connaissable aisément ni a fortiori sa représentativité par rapport au phénomène réel (par nature, mal connu).
Plus les corrections s'éloignent du phénomène concret, plus se trouve minoré l'excédent brut d'exploitation des agents par rapport à ce qu'il est dans les faits.
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On peut avancer l'hypothèse que l'ampleur de l'économie souterraine varie dans le temps et selon les pays ainsi que le taux de correction apportée au PIB si bien que les niveaux de valeur ajoutée identifiés par la comptabilité nationale et la répartition de celle-ci entre salaires et profits ne doivent être considérés que comme des approximations plus ou moins fidèles. Il en va de même des évolutions qui sont retracées en ces domaines .
4. Les conditions de financement de la protection sociale
La part des salaires dans la valeur ajoutée est appréhendée à partir d'une notion extensive des salaires qui comprennent les cotisations sociales dues par les employeurs et les salariés 54 ( * ) .
On peut se demander si cette convention n'aboutit pas à créer un écart entre la perception que peuvent retirer les salariés de leur situation salariale et celle que mesure l'indicateur de répartition de la valeur ajoutée.
a) Une part salariale qui comporte de moins en moins de salaires directs ce qui renforce probablement la perception d'une érosion du pouvoir d'achat
A ce sujet, il faut insister, d'abord et avant tout, sur la nature de salaires différés des cotisations sociales. En ce qui concerne les salariés, les cotisations sont souvent jugées équivalentes à des salaires dont la perception est différée dans le temps, par exemple, pour les pensions, reportée à l'âge de prise de la retraite. En outre, en ce qui concerne les employeurs, il est évident qu'elles représentent un élément du coût du travail.
D'un autre côté, une partie des prélèvements sociaux pris en compte pour mesurer la part des salaires dans la valeur ajoutée peut ne pas déboucher sur des gratifications profitant réellement aux salariés.
A part les accidents individuels (le fait de n'être jamais malade ou de décéder avant le bénéfice d'une retraite), cette situation peut se produire dès lors que les prélèvements supportés par les salariés financent des prestations versées finalement à des non salariés, situation qui n'est pas exclue, même dans le système éclaté de sécurité sociale qui a cours en France.
Ainsi, le traitement des cotisations sociales comme salaires différés n'est pratiquement justifié que sous la condition qu'elles soient réellement restituées aux salariés qui les supportent. Or si, dans le cadre de systèmes sociaux strictement bismarckiens (soit des systèmes où les prestations sont conditionnées aux cotisations), une telle correspondance est assurée tel n'est pas le cas dans les systèmes sociaux marqués par une conception plus solidariste.
Il ne serait pas anormal de considérer que les cotisations sociales (et autres prélèvements de même nature) destinées à financer des droits sociaux non contributifs soient ôtées du numérateur du rapport des salaires dans la valeur rajoutée. Il est possible que cette correction n'ait pas d'effets considérables au niveau de l'ensemble de l'économie mais peut-être n'en irait-il pas de même, si ses effets devaient être appréhendés secteur par secteur.
Par ailleurs, l'agrégation des salaires directs et des salaires différés peut être vue comme un mélange de « créances » aux valeurs différentes : les salaires directs sont acquis alors que la valeur des salaires différés n'est que conditionnelle à certains événements personnels mais aussi et surtout aux équilibres financiers des régimes sociaux qui peuvent être remis en cause.
Ces remarques peuvent être étendues, dans une certaine mesure, aux salaires directs puisque ceux-ci incluent implicitement des prélèvements dont la destination n'est pas nécessairement « fléchée » vers les salariés eux-mêmes 55 ( * ) .
Même s'il ne doit pas être mal interprété, un constat s'impose : la part des salaires dans la valeur ajoutée comporte de moins en moins de salaires directs dans les pays où la protection sociale est collective .
Au total, on peut donc dire, dans ces conditions, que la présentation des indicateurs usuels de partage de la valeur ajoutée comme étant censés ne restituer que le seul partage primaire du revenu (car excluant la prise en compte des processus de redistribution secondaire passant par les prélèvements obligatoires sur les revenus primaires et leur affectation) n'est pas tout à fait exacte.
Une partie de la composante salariale correspond à des prélèvements (obligatoires ou volontaires parfois) sur les salaires qui ne peuvent être assimilés à des revenus salariaux que sous certaines conditions qui, en pratique, ne sont pas nécessairement remplies.
Si le choix d'inclure les cotisations sociales liées au salaire dans la part de la valeur ajoutée revenant aux salariés n'est donc pas dénué de justifications, il n'en pose pas moins un problème puisque ces cotisations ne sont par définition pas perçues par les salariés.
Ainsi, une fraction de la part de la valeur ajoutée revenant aux salariés n'est pas perçue par eux .
Or, cette fraction est de plus en plus importante à mesure que la part des cotisations sociales dans la masse salariale augmente.
Le graphique ci-dessous rend compte de cette augmentation en distinguant les cotisations des salariés et des employeurs.
COTISATIONS SOCIALES, Y COMPRIS CSG ET
CRDS,
EXPRIMÉES EN % DES SALAIRES SUPERBRUTS
Source : Rapport « Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en France », par M. Jean-Philippe COTIS. INSEE.
En 1959 les cotisations sociales représentaient 27 % des salaires superbruts 56 ( * ) . Cette proportion était passée à 30 % en 1975. Au milieu des années 90, elle était de 42 %.
En bref, une part de plus en plus importante de la valeur ajoutée imputée aux salaires est constituée d'éléments que les salariés ne perçoivent pas .
Le graphique ci-après figure les effets de l'augmentation des prélèvements obligatoires sur le travail sur la perception d'un écart entre les revenus d'activité perçus et la croissance économique.
VALEUR AJOUTÉE, PRODUCTIVITÉ APPARENTE DU
TRAVAIL ET SALAIRES PAR TÊTE
INDICES D'ÉVOLUATION EN EUROS
CONSTANTS, BASE 100 EN 1959
Source : Rapport « Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en France », par M. Jean-Philippe COTIS. INSEE.
Depuis 1959, la valeur ajoutée a été multipliée par cinq. Le salaire superbrut par tête 57 ( * ) , après avoir augmenté parallèlement à la productivité apparente du travail, a connu une croissance plus rapide entre 1974 et le début des années 80. Puis, le différentiel s'est inversé, la productivité - pourtant en ralentissement - augmentant davantage que le salaire superbrut depuis .
Le décrochage est encore plus franc s'agissant du salaire net par tête en raison de la part grandissante des prélèvements sociaux. Ceux-ci ont augmenté plus vite que le salaire direct qui n'est supérieur en 2007 par rapport à 1959 que de 2,7 fois, soit à peu près deux fois moins que la valeur ajoutée.
* 52 En revanche, sauf à disposer de séries longues et internationales sur le montant des corrections correspondantes, il n'est pas possible d'en estimer les effets dans le temps et dans une optique de comparaison entre pays.
* 53 Cependant, compte tenu de la qualification juridique du salaire qui suppose des liens de droit particulier, il n'est pas arbitraire de choisir cette solution.
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54
La
règle est de les comptabiliser même si elles ne sont pas
payées en vertu du principe d'enregistrement en droits constatés.
Dans les périodes où le taux de recouvrement est proche de
100 %, cette règle est sans inconvénient. En revanche, quand
il s'éloigne de ce niveau
- notamment dans les périodes
de crise économique comme celle qui est en cours - cette
règle conduit à exagérer la part des salaires dans la
valeur ajoutée et à donner une image fausse de la
flexibilité des coûts salariaux.
* 55 Dans plusieurs pays, la protection sociale est financée moins par les cotisations sociales que par l'impôt sur le revenu. Dans ces pays, les cotisations sociales sont donc peu élevées mais les salaires ne le sont pas nécessairement puisqu'alors le salaire direct est plus important.
* 56 Les salaires superbruts sont l'addition des salaires, des cotisations sociales des salariés et des cotisations sociales des employeurs.
* 57 Déflaté par les prix de la demande intérieure qui sont influencés par les impôts indirects (TVA, accises...).