B. ISLAM, ISLAMISME ET ISLAMOPHOBIE EN EUROPE

La religion musulmane se trouve confrontée à un double défi sur le continent européen : victime, aux yeux de la commission de la culture, de la science et de l'éducation, de l'intolérance et d'une volonté de marginalisation, elle est également considérée comme une possible menace pour les valeurs démocratiques lorsqu'elle est interprétée par des intégristes. L'Assemblée parlementaire a, depuis l'adoption d'une recommandation en 1991 sur le sujet 8 ( * ) , constamment rappelé l'importance de la contribution de la civilisation islamique à la culture européenne. Aux yeux du Conseil de l'Europe, les trois grandes religions monothéistes partagent les mêmes racines historiques et culturelles et reconnaissent les valeurs fondamentales - respect de la vie et de la dignité, liberté d'expression - contenues au sein de la Convention européenne des droits de l'Homme. La religion et la démocratie n'apparaissent pas, aux yeux du Conseil, incompatibles, les normes démocratiques imposant néanmoins une séparation entre les Etats et les églises, quelles qu'elles soient.

M. Jean-Claude Frécon (Loire - SOC) a souligné, dans son intervention, la spécificité de la question musulmane sur la scène publique européenne :

« Le 11 septembre 2001 a considérablement modifié la perception de la religion musulmane au sein de nos sociétés occidentales. Avant, une forme d'indifférence parfois contrariée par l'émergence sur la place publique de polémiques concernant le port du voile était perceptible mais, aujourd'hui, c'est la méfiance, voire le rejet qui prévalent, une assimilation étant progressivement faite entre la religion en elle-même et les dérives théocratiques d'une minorité d'illuminés ou de terroristes.

La question religieuse, au sein de nos sociétés laïques, est particulièrement complexe. L'islam constitue un véritable défi pour ces dernières tant sa pratique peut conduire à une forme d'ostentation - le débat sur le voile en témoigne - à rebours de la discrétion induite par la séparation des sphères religieuse et publique. À cela il convient d'ajouter le poids de cette religion dans l'actualité géopolitique et, notamment, dans la question épineuse que constitue le conflit israélo-palestinien. À la différence d'autres croyances, il convient en outre de relever que l'islam est une religion qui prend toute sa place sur la scène publique, retenant ainsi d'autant plus l'attention que le phénomène musulman demeure relativement nouveau - tout en restant le fait d'une minorité cherchant ses marques au sein de nos sociétés.

Cette réalité, néanmoins, ne saurait être figée. Nous ne pouvons continuer à percevoir l'islam à travers sa seule expression - souvent exagérée car médiatisée - sur la scène publique. Sa réalité est en effet beaucoup plus complexe que ce que les discours dénonçant une « talibanisation » de nos banlieues laissent entendre. Nous devons donc encourager l'émergence d'un islam des Lumières, celui des Averroès et des Ibn-Khaldoun, empreint de tolérance et soucieux de s'intégrer aux sociétés qui l'accueillent. Celui-ci est la meilleure réponse à toute considération négative sur le phénomène musulman. L'exégèse constante pratiquée par les penseurs de cet islam moderne me paraît ainsi constituer le parfait antidote aux dérives islamophobes et à la tentation islamiste.

Par ailleurs, il convient - dans le cadre de la stratégie méditerranéenne du Conseil de l'Europe - de s'interroger sur les causes de la montée de l'islamisme et de son exportation à travers le vecteur de l'émigration. De fait, le combat contre l'islamisme et l'islamophobie ne peut être couronné de succès si nous nous éloignons de nos valeurs et si nous ne réaffirmons pas nos principes. Le texte que nous allons adopter - et dont je félicite notre rapporteur - doit être le point de départ d'un échange nourri et fructueux avec les musulmans épris de modernité et les élites libérales et démocratiques du monde arabe. »

Fort de ce constat, la commission ne peut que condamner toute option théocratique portée par des mouvements religieux. Une condamnation des dérives politiques de l'Islam n'est cependant pertinente que si elle est étayée par une dénonciation des phénomènes de marginalisation de la religion musulmane constatés de part et d'autre du continent européen. L'insertion sociale et la mise en oeuvre d'un véritable dialogue interculturel apparaissent à ce titre comme une nécessité.

M. Jorge Sampaio, Haut Représentant du Secrétaire Général des Nations unies pour l'Alliance des civilisations, invité à intervenir dans l'hémicycle à l'occasion de ce débat, a souhaité rappeler la nécessité de multiplier les enceintes consacrées au dialogue interculturel. De rencontres répétées devraient découler la mise en oeuvre de stratégies nationales en la matière. Celles-ci doivent viser trois publics : la jeunesse, les migrants et les médias. Les parlementaires ont, à cet égard, un rôle-clé en ayant la possibilité de concrétiser ce type d'action dans le domaine législatif.

L'Alliance des civilisations peut aider à la mise en oeuvre de ce dialogue. Le Conseil de l'Europe, par l'intermédiaire de son Centre Nord-Sud, peut également appuyer une telle démarche. A cet égard, la résolution adoptée par l'Assemblée appelle de ses voeux une coopération internationale accrue, notamment avec l'Alliance des civilisations, mais aussi avec l'ALECSO et l'ISESCO, les deux agences pour l'éducation, la culture et les sciences de la Ligue Arabe et de l'Organisation de la culture islamique.

Le Centre Nord-Sud

Le Centre Nord-Sud (CNS) ou Centre européen pour l'interdépendance et la solidarité mondiales a été créé en 1989. Composée de 20 États membres du Conseil de l'Europe et du Maroc, cette agence a une double mission :

- Fournir un cadre à la coopération européenne pour sensibiliser davantage le public aux questions d'interdépendance mondiale ;

- Promouvoir des politiques de solidarité conformes aux objectifs et principes du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire dans le respect des droits de l'Homme, de la démocratie et de la cohésion sociale.

Son action se décline en cinq programmes :

- Programme 1 : Stratégies et renforcement des capacités pour l'éducation à la citoyenneté démocratique mondiale ;

- Programme 2 : Formation et renforcement des capacités des jeunes et des organisations de jeunesse ;

- Programme 3 : Dialogue interculturel ;

- Programme 4 : Dialogue sur les ' droits de l'Homme , la gouvernance démocratique et le développement ;

- Programme 5 : Migrations et co-développement.

Comme le soulignent deux textes adoptés par l'Assemblée en 2008 relatifs aux communautés musulmanes européennes face à l'extrémisme 9 ( * ) , les responsables religieux doivent tout mettre en oeuvre en vue de s'opposer à l'utilisation de l'Islam à des fins politiques.

Mme Josette Durrieu (Hautes-Pyrénées - SOC) a rappelé, dans son intervention, cette nécessité :

« Je remercie notre rapporteur d'avoir rappelé, non seulement un certain nombre de points essentiels concernant toutes ces libertés, mais surtout que la Convention européenne des droits de l'Homme s'impose à tous les Etats membres de notre Assemblée.

Je le remercie aussi d'avoir insisté sur la nécessité du dialogue interculturel et de l'enseignement de l'histoire des religions. Mais soyons réalistes, l'exercice est difficile.

Je souhaiterais aussi remercier M me Kele°, représentante de la Turquie, d'avoir évoqué l'histoire de son pays, qui se rapproche un peu de celle de la France. Si nous avons inscrit le mot « laïcité » dans notre Constitution, c'est qu'elle est le résultat de notre histoire, des guerres de religions qui ont duré un siècle et desquelles nous avons tiré un enseignement : la nécessité de séparer l'Eglise et l'Etat, de distinguer l'espace public de l'espace privé de l'individu. Et cela dans le respect de toutes les religions.

Nous sommes parvenus à la concorde civile. Et ceux qui, dans notre pays, voudraient y porter atteinte, doivent prendre garde.

Aujourd'hui, les problèmes dont nous traitons, revêtent un caractère un peu moins religieux, un peu moins culturel et un peu plus politique.

Les groupes extrémistes existent. Un phénomène de radicalisation, une vision rétrograde des sociétés sont à l'oeuvre. Des mouvements populistes et xénophobes attisent les peurs avec succès. Les résultats électoraux sont là pour le prouver. Les différents groupes extrémistes s'entendent parfaitement sur le rejet de la démocratie et des valeurs du Conseil de l'Europe. Je remercie le Président Sampaio d'avoir rappelé ces points essentiels.

Pour l'heure, les mouvements intégristes sont malheureusement les plus audibles. Voyez en Iran, qui affirme une interprétation intégriste d'une religion d'essence divine.

Je voudrais maintenant témoigner de l'existence d'un islam évolutionniste. J'ai rencontré bien des musulmans au Maroc - je salue mes amis marocains présents dans la tribune -, en Tunisie, en Palestine, au Yémen, qui ont une lecture autre du Coran, une adaptation à la modernité conciliant islam et droits de l'Homme. Ils jugent peut-être que notre exercice d'acceptation de l'excision et de la burqa a atteint ses limites. J'aurais préféré que le rapport soit plus clair sur ce point. En Iran même, des jeunes ont protesté et ont accepté de mourir pour défendre l'avenir. Je garde à l'esprit le visage de Neda : elle est morte le visage découvert, face à la lumière.

Si une menace pèse sur le caractère universel des droits de l'Homme, je reste toutefois optimiste et confiante.

Pour conclure, je vous invite à méditer cette formule de René Cassin : « Faisons vivre le dialogue interculturel, sinon toute religion sera un absolu. »

La résolution adoptée par l'Assemblée réitère cette nécessité et s'attache également à proposer une réponse adaptée aux manifestations sociales de la radicalisation islamique, à l'image du voile intégral. Si l'Assemblée exprime son refus de voir adoptée une interdiction générale du port de la burqa au motif qu'elle conduirait à une exclusion encore plus marquée de la vie sociale, elle envisage néanmoins celle-ci comme une atteinte à la dignité de la femme, à l'instar des mutilations génitales. L'Assemblée rappelle à cet effet qu'à l'image du voile, elles ne relèvent en rien de l'obligation religieuse.

M. Rudy Salles (Alpes Maritimes - Var) a souhaité souligner cet écart :

« Je tiens tout d'abord à saluer le remarquable travail effectué par M. le rapporteur sur un sujet particulièrement délicat. Hors un point sur lequel je reviendrai, je partage l'ensemble des conclusions de son rapport.

Les médias portent une part de responsabilité non négligeable, notamment depuis le 11 septembre 2001, dans la diffusion d'une image négative associant les musulmans aux terroristes islamistes. Si je n'avais pas eu des amis musulmans de longue date, j'aurais pu croire, aux seuls dires de la presse, que derrière tout musulman se cachait un terroriste potentiel. Malheureusement, nos citoyens n'ont pas eu la chance d'observer de près la pratique d'un islam modéré qui n'a rien de dangereux, qui n'est en rien contraire aux valeurs de la République française et, donc, de se faire ainsi une opinion sur le fondement pacifique de cette religion.

Le grand mérite de ce rapport est de préciser la différence entre islamisme et pratique de la religion musulmane alors que la confusion est grande, en effet, entre une pratique religieuse légitime et une idéologie qui instrumentalise la religion musulmane. L'islamisme est une doctrine qui a pour objet de combattre les valeurs occidentales et universelles des droits de l'Homme dans le but d'exercer un pouvoir tyrannique ; la religion musulmane, à l'inverse, offre un message de paix. Il n'est que de se rappeler les travaux de Maïmonide, Avicenne et Averroès pour se souvenir de l'apport positif de la culture islamique à l'Occident, des valeurs de tolérance prônées dans l'Andalousie du VIII e siècle où les trois religions du Livre vivaient dans la concorde.

Comme toujours, l'islamophobie se nourrit de la méconnaissance de la culture et de la religion musulmanes : seuls sont pointés du doigt les comportements archaïques et extrémistes qui sont totalement éloignés de la religion musulmane en tant que telle. À ce titre, il importe de rappeler que si l'islam ne prône pas une interprétation univoque des textes, les pratiques contraires à la dignité des femmes sont héritées de tradition antérieures à sa diffusion - ainsi en est-il du port du voile intégral issu de la tradition pachtoune, laquelle est bien plus ancienne que l'islamisation de l'Afghanistan. Sur ce point, mon avis diverge avec les conclusions du rapport et du rapport pour avis de la commission sur l'égalité des chances pour les femmes et les hommes.

Le respect de la religion musulmane n'implique pas le respect de pratiques discriminantes et humiliantes pour les femmes au regard de nos valeurs puisque ces pratiques archaïques ne sont pas liées avec le respect dû à une pratique religieuse mais, à l'inverse, avec des comportements culturels qui n'ont aucun rapport avec l'islam.

Le projet d'interdiction du port du voile intégral en France me paraît être, à ce titre, fondamental, car c'est un moyen de préserver la dignité des femmes et de réaffirmer les valeurs de la laïcité qui, du fait d'un Etat neutre, permet à toutes les religions de s'exprimer dans l'espace privé.

Un islam européen est tout à fait envisageable, car l'islam est une religion pacifique. C'est la raison pour laquelle nous devons combattre les stéréotypes qui sont associés à sa pratique : le port du voile intégral est l'un de ceux-là.

Pour que la religion musulmane ne soit plus stigmatisée en Europe, un travail éducatif d'importance doit être mené. L'enseignement des faits religieux à l'école pourrait être un moyen d'éviter la diffusion de stéréotypes associés à la religion musulmane. Il serait, notamment, judicieux d'établir une comparaison entre les différentes religions monothéistes.

Mais, par pitié, ne faisons pas le jeu des islamistes en renonçant à nos valeurs, par peur ! Je le redis, le voile intégral est contraire à la dignité des femmes, il ne peut être toléré comme une pratique religieuse et doit, de ce fait, être interdit. »

Afin de renforcer la compréhension de l'autre, le texte insiste sur la nécessité de consolider le dialogue interculturel, tant au niveau institutionnel qu'au niveau des structures éducatives. L'éducation interreligieuse peut en effet représenter un moyen de sensibiliser l'opinion publique aux valeurs communes du judaïsme, du christianisme et de l'Islam.


* 8 Recommandation n° 1162 (1991) relative à la contribution de la civilisation islamique à la culture européenne

* 9 Résolution n°1605 (2008) et Recommandation n°1831 (2008) sur les communautés musulmanes européennes face à l'extrémisme

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