b) Des questions en suspens
(1) Préciser la place de l'auto-entreprise au sein de l'artisanat
Les organisations professionnelles et consulaires du secteur de l'artisanat ont exprimé leur opposition au régime de l'auto-entreprise en avançant plusieurs arguments :
- celui de la concurrence déloyale : le régime social de l'auto-entreprise allégé créerait une distorsion de prix entre les artisans auto-entrepreneurs et ceux qui exercent leur activité dans un autre cadre juridique ;
- celui de la loyauté entre le salarié et son employeur dans la mesure où certains salariés auto-entrepreneurs se situeraient sur le même marché que leur employeur, voire utiliseraient dans leur activité indépendante des facilités tirées de leur position salariale (utilisation des outils ou des matériaux de l'employeur dans le secteur du bâtiment par exemple) ;
- celui du civisme, car les artisans auto-entrepreneurs sont accusés de moins contribuer au financement de leur protection sociale à niveau d'activité économique identique ;
- celui de la menace pesant sur les statuts d'entreprise traditionnels, car les avantages du régime de l'auto-entreprise auraient pour effet d'inciter les artisans créateurs d'entreprise à délaisser ces statuts au profit de l'auto-entreprise ; l'UPA avance ainsi une baisse d'un tiers des créations d'entreprises artisanales de janvier à août 2009 par rapport à 2008 ;
- celui de la protection du consommateur, car les qualifications professionnelles requises ne seraient pas garanties chez les artisans auto-entrepreneurs ; ces derniers ne seraient pas non plus en mesure d'offrir les garanties de couverture assurantielles requises, notamment dans le secteur de la construction.
Prenant en compte ces préoccupations, le Gouvernement a mis en place un groupe de travail sur l'auto-entrepreneur et l'artisanat en mai 2009 , composé de représentants des organisations professionnelles et consulaires du secteur de l'artisanat et de représentants des pouvoirs publics, ce qui a permis d'éclaircir certains points.
- Le Gouvernement a tout d'abord décidé d'apporter une réponse en matière de qualification professionnelle. Ceci devrait se faire par voie d'amendements gouvernementaux, vraisemblablement dans le collectif budgétaire de la fin 2009.
Ainsi, avant toute création d'entreprise soumise à qualification professionnelle dans le domaine artisanal, l'entrepreneur devra attester de sa qualification en indiquant préalablement, la manière dont il remplit les critères de qualification professionnelle requis par la législation (détention d'un diplôme y compris par validation des acquis de l'expérience ou trois ans d'expérience professionnelle). Cette règle de déclaration préalable s'appliquera à tous qu'ils soient ou non auto-entrepreneurs 80 ( * ) .
Par ailleurs, les auto-entrepreneurs qui ont une activité artisanale à titre principal seront tenus de s'inscrire au répertoire des métiers dès leur inscription comme auto-entrepreneur. Pour ne pas renchérir le coût de la création d'entreprise, cette immatriculation sera gratuite et sans taxe pour les auto-entrepreneurs pendant les trois premières années à compter de la création et ne s'accompagnera d'aucune formalité supplémentaire 81 ( * ) . Les auto-entrepreneurs concernés bénéficieront ainsi de l'accompagnement des chambres de métiers et de l'artisanat.
- Concernant la concurrence déloyale, le Gouvernement a fait réaliser des simulations permettant de comparer, selon le volume et la structure de l'activité, le montant des cotisations sociales versées par les auto-entrepreneurs avec celles réglées par les autres types d'artisans. Ces simulations ne feraient pas apparaître un avantage systématique au profit des auto-entrepreneurs, le régime de l'auto-entreprise consistant essentiellement en une simplification des modalités de règlement des cotisations sociales et non pas en un allègement de ces cotisations . Tous les organismes auditionnés par le groupe de travail ne semblent cependant pas partager cette analyse. Il serait donc souhaitable que les simulations mentionnées par le cabinet du ministre de l'économie soient rendues publiques afin de permettre un débat approfondi. Par ailleurs, il serait bon que des études complémentaires indépendantes soient réalisées sur cette question.
Pour finir sur la problématique de l'artisanat auto-entrepreneurial, votre rapporteur se fait l'écho de deux réflexions stimulantes qui ont été entendues lors des auditions réalisées par le groupe de travail :
- l'irruption des auto-entrepreneurs dans le champ artisanal interroge sur la définition institutionnelle des métiers : peut-on identifier certaines activités qui ne seraient pas au coeur de la compétence d'un métier et qui pourraient par conséquent être réalisées sans risque pour le consommateur en dehors des groupes professionnels reconnus (par exemple : il n'est pas nécessaire d'être paysagiste pour tondre une pelouse ; en revanche l'élagage est une activité qualifiée ; de même, seul un électricien peut refaire une installation, en revanche tout le monde peut changer une ampoule) ;
- l'auto-entreprise artisanale et l'entreprise artisanale classique n'occupent pas forcément le même segment de marché : les petites tâches, les petits chantiers ne sont parfois pas pris en charge par les entreprises artisanales habituelles et il y a donc une demande qui ne trouve pas d'offre ; l'auto-entreprise peut être une réponse pour satisfaire ce type de demande.
(2) Cerner la nature des relations entre auto-entreprise et salariat : complémentarité ou substitution ?
Pour une entreprise, l'arbitrage entre sous-traiter une tâche et la faire réaliser en interne par un salarié existe de manière permanente. La question est dès lors de savoir si le régime de l'auto-entreprise change sensiblement les conditions de cet arbitrage 82 ( * ) . Cela dépend évidemment, avant tout, du coût relatif des deux solutions organisationnelles.
Force est de constater que, même en tenant compte des importants allègements de charges sociales qui existent aujourd'hui au voisinage du SMIC, le recours à un sous-traitant auto-entrepreneur plutôt qu'à un salarié est susceptible de réduire sensiblement le coût du travail. La sous-traitance auto-entrepreneuriale se traduit en effet par des économies substantielles portant, notamment, sur les cotisations d'assurance chômage et le paiement des congés payés. La gestion de la main-d'oeuvre au sein d'une relation commerciale plutôt que salariale est également beaucoup plus flexible, l'ajustement de la main-d'oeuvre au niveau d'activité pouvant se réaliser sans délai et sans coût. Un certain nombre d'employeurs peuvent donc être incités à substituer des auto-entrepreneurs à des salariés. Ce phénomène de substitution a d'ailleurs été soulevé par plusieurs des organismes auditionnés, notamment le Centre des jeunes dirigeants (CJD), Pôle-Emploi et le RSI.
À cet égard, il convient en premier lieu de souligner que, dans un certain nombre de cas, cette substitution peut être illégale. En effet, le régime de l'auto-entreprise ne remet pas en cause les fondements juridiques de la relation salariale . Lorsqu'une activité est exercée dans le cadre d'un lien de subordination, elle relève donc du salariat et le juge peut, le cas échéant, requalifier la nature du lien contractuel pour y reconnaître un lien salarial.
Votre rapporteur estime donc souhaitable de renforcer l'information sur le caractère illégal et les risques de toute pratique visant à dissimuler une relation salariale de subordination sous la forme d'une relation commerciale de sous-traitance . Les entreprises qui recourent de manière abusive à ce type de sous-traitance s'exposent à un risque de redressement par les URSSAF, ainsi qu'à un risque contentieux auprès des tribunaux prud'homaux en cas de demande de requalification de la relation contractuelle par le sous-traitant auto-entrepreneur.
Cependant, au-delà des cas de remplacement abusif de salariés par des auto-entrepreneurs, phénomène dont on ne peut encore mesurer l'ampleur, la sous-traitance demeure, de manière générale, une pratique légale. La question de fond qui se pose est donc celle de l'ampleur qu'est susceptible de prendre, en toute légalité, la sous-traitance auto-entrepreneuriale : a-t-on des chances d'assister à des phénomènes de substitution significatifs d'auto-entreprises à des salariés ? Si le régime de l'auto-entreprise incitait fortement à externaliser auprès de sous-traitants des tâches jusqu'à présent réalisées en interne par des salariés, la réforme de l'auto-entreprise prendrait véritablement une portée considérable, car, en concurrençant de front le salariat, elle deviendrait le vecteur et le symbole d'un changement profond de modèle de développement économique et social.
Précisons toutefois qu'on ne dispose pas, pour l'heure, de données chiffrées permettant de mesurer si cette concurrence est réelle et si un tel changement sociétal est vraiment engagé. La question posée relève encore du domaine de la conjecture. Tout au plus peut-on noter que, pour l'instant, la nature des liens entre l'auto-entreprise et le salariat est complexe et ambivalente :
- d'un côté, l'auto-entreprise et le salariat peuvent apparaître complémentaires ; à cet égard, on doit souligner que l'auto-entreprise a été favorablement accueillie par de nombreux salariés, qui y voient une opportunité de diversifier leur activité et de compléter leurs revenus, autrement dit de tirer parti simultanément des avantages du salariat et du travail indépendant ;
- de l'autre, l'auto-entreprise et le salariat peuvent se trouver dans une relation de substitution ; si la sous-traitance auto-entrepreneuriale devient un outil banalisé de gestion de la ressource travail dans les entreprises, c'est bien ce qui se passera.
(3) Préciser les risques de dissimulation du chiffre d'affaires
L'auto-entreprise a été en partie conçue pour inciter certaines activités informelles à s'exercer dans un cadre officiel. Tout y contribue : la simplicité des démarches administratives, la faiblesse du taux de prélèvements sociaux et fiscaux et, surtout, le fait que ces prélèvements portent uniquement sur l'activité réalisée. C'est une bonne chose pour les comptes sociaux car le retour dans le cadre officiel s'accompagne, toutes choses égales par ailleurs, d'une hausse des recettes sociales.
L'enquête par sondage de l'IFOP, précédemment évoquée, semble confirmer que le dispositif remplit bien cette fonction de révélation du travail informel : parmi les motivations mises en avant pour expliquer le choix de l'auto-entreprise, 25 % des porteurs de projet mettent en effet en avant la régularisation de revenus issus du e-commerce et 22 % la volonté de donner un cadre juridique à une activité. Ce serait ainsi, au minimum, un quart des auto-entreprises qui seraient issues du secteur informel.
Il faut noter cependant que le fait d'être incité à déclarer une activité jusqu'alors sous-terraine ne signifie pas pour autant qu'on est incité à déclarer tous les revenus de cette activité désormais officielle. Une partie des personnes auditionnées par le groupe de travail ont en effet attiré l'attention sur le fait que le fonctionnement du dispositif de l'auto-entreprise permet de dissimuler aisément une partie des transactions réalisées. On peut ainsi évoquer parmi les points problématiques :
- la quasi-impossibilité de contrôler l'activité effective des auto-entreprises : le faible montant des transactions commerciales auxquelles donne lieu l'activité des auto-entreprises est propice à un règlement en espèces ; par ailleurs, le faible degré de formalisme imposé au fonctionnement des auto-entreprises (règles de comptabilité simplifiées, franchise de TVA) ne favorise pas la traçabilité des opérations ;
- pour les auto-entrepreneurs salariés, fonctionnaires ou retraités, le versement des cotisations auprès du régime social des indépendants ne s'accompagne d'aucune amélioration significative de la couverture sociale , puisque cette dernière, étant déterminée par le statut principal de l'auto-entrepreneur, est déjà acquise 83 ( * ) ;
- le coût lié au franchissement du seuil définissant le champ de la micro-entreprise : une entreprise individuelle dont le profil de développement l'amène à se situer durablement à un niveau de chiffre d'affaires proche de ce seuil a intérêt à dissimuler la fraction de son activité en excédent.
Toutefois, même si l'on admet les risques de dissimulation du dispositif, il reste que les possibilités de fraude fiscale et sociale paraissent naturellement limitées par le faible potentiel de développement de ce type de structure : les sommes en jeu dans d'éventuelles fraudes à l'auto-entreprise sont ainsi sans doute très faibles au regard du montant des dissimulations auxquelles peuvent donner lieu, dans des unités économiques « classiques », la fraude à la TVA, la manipulation des prix de transfert ou encore l'emploi de travailleurs clandestins. Tout en restant vigilant sur cette question, votre rapporteur estime que, dans la lutte des pouvoirs publics contre la dissimulation des bases fiscales et sociales, cibler les auto-entreprises serait se tromper de priorité.
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* 80 Les débats sur l'artisanat auto-entrepreneurial ont en effet été l'occasion de constater, avec surprise, que les conditions permettant de s'assurer du respect des obligations en matière de qualification n'étaient pas réunies, qu'il s'agisse des artisans auto-entrepreneurs ou des autres.
* 81 À terme, il y aura donc trois types d'artisans : les entrepreneurs « classiques » immatriculés à titre payant sur les registres consulaires ; les auto-entrepreneurs dont l'activité artisanale est l'activité principale seront immatriculés gratuitement ; les auto-entrepreneurs ayant une autre activité (par exemple salarié) ne seront pas tenus de s'immatriculer.
* 82 Compte tenu des seuils de chiffres d'affaires de la micro-entreprise, la question de la substituabilité entre salariat et sous-traitance à un auto-entrepreneur ne peut évidemment concerner que du travail faiblement ou moyennement qualifié.
* 83 Le salarié bénéficie en plus du droit à une retraite calculée par rapport à son activité d'auto-entrepreneur, mais on ne peut guère s'attendre à ce qu'elle atteigne un montant significatif.